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mardi 25 octobre 2022

Hubert Haddad : L'invention du diable



 L’invention du diable de Hubert Haddad aux éditions Zulma raconte l’histoire de Marc Papillon,  seigneur de Lasphrise, poète. Vous avouerez qu’avec ce nom étrange, voire un peu ridicule, Papillon est un parfait personnage de roman. Erreur, car il a existé ! Il est né en 1555 près d’Ambroise. Son oeuvre poétique a survécu au temps même si elle est est moins connue que celle de ses illustres aînés, le "divin" Ronsard, Joachim du Bellay, Maurice de Scève, François Rabelais… Petit hobereau sans fortune dans son domaine tourangeau, Papillon, avant d’être poète, acquit une renommée de bravoure ainsi que moult balafres, cicatrices et coutures, au service des ducs de Guise pendant les guerres de Religion. Quand le capitaine Lasphrise, tout "envieilli", se retire dans son fief, sachez que le "rancuneux" Henri IV lui refuse même une pension pour ses exploits héroïques, preuve que la conversion du roi au catholicisme n’a pas complètement effacé son parpaillotisme … même si Paris vaut bien une messe ! Papillon se consacre à la poésie et à l’éducation de sa fille bien-aimée Marguerite. Il meurt en 1599. Enfin, il meurt ? Mais non ! il survit, comme nous l'apprend Hubert Haddad, car il fait un pacte avec le diable : il ne mourra pas tant que son oeuvre, enfin reconnue, ne  lui aura pas permis d’atteindre à la notoriété.

C’est dans ces vers que l’écrivain a trouvé le sujet du roman :

Démon témoin de mon jugement
Au risque d’en perdre âme et sang
Une plume à ma veine trempée
Scelle un contrat d’immortalité
Tant que gloire enfin me soit donnée
 Jamais serai-je en l’ombreux tombeau.


C’est donc ainsi que nous suivons les aventures de Papillon à travers les siècles, traînant avec lui la pesanteur de l’éternité et le désespoir d’un amour toujours renaissant et toujours mourant. L’éternité au goût de rien, à l’oublieuse mémoire qui laisse surgir, comme un éclair, un visage perdu dans les limbes du souvenir : "La sainte nature m’avait donné une enfant sur le tard. C’est à elle que je pense quelque fois." Sinon, rien !  L’éternité comme une "lassitude", comme une «"érosion", une "usure" qui "réduit à l’os" car  "On n’arrive pas à la gloire sans fatigue ". L’immortalité vécue comme une condamnation et, comble de dérision, condamnation que l’on s’est imposée à soi-même.

" A quelle étrangeté à soi faut-il accéder pour lâcher prise et devenir pareil aux vagues de la mer, à la neige vermeille de l’aube ou au bruissement des feuilles dans la lumière du soir. "  

L'invention du diable,  au-delà du fantastique, est donc la métaphore du Temps ou plutôt de ce rêve que tout être humain, même le plus humble, partage : faire échec au temps, laisser des traces, demeurer dans la mémoire des vivants. Or si cette recherche est commune à tous, elle l'est plus encore, à fortiori, pour le poète, l’écrivain. Ce que Boileau résume ainsi avec ironie :

"Sans cesse poursuivant ces fugitives fées
On voit sous les lauriers haleter les Orphées".

Au terme de son éternité Papillon se demandera si le jeu valait la chandelle, arrivant à la conclusion, après sa rencontre avec Napoléon et sa statue, que même l’immortalité est mortelle :

« Mais les statues vous ignorent : on les brise pour en élever d’autres qui subiront le même sort. ».

Le style de Hubert Haddad est poétique, recherché, brillant et riche avec ce rien de désuet dans la phrase et le vocabulaire qui permet d’évoquer le parler ancien de chacune des époques qu'il visite. Nous sommes au XVI siècle, avec Montaigne et Rabelais comme proches voisins, et nous passons de siècle en siècle, chez la marquise de Rambouillet, dans le salon des Précieuses, avec Voiture et Racan, séjournant à la Bastille dans la tour de la Bertaudière où notre Papillon mange à la table du marquis de Launay, gouverneur de la Bastille, juste avant les assauts de la Révolution. Nous parcourons l’Empire et découvrons son empereur déchu,  la Commune, la Grande Guerre, jusqu’à nos jours. Nous traversons les remous de l’Histoire tout en allant à la rencontre des écrivains, artistes, hommes célèbres.

Ce roman avait donc tout pour me plaire :  la réflexion philosophique sur le Temps soulignant l’éphémérité de la vie humaine, la dérision de l’immortalité; la découverte de ce poète du XVI siècle, Marc Papillon de Laphise, que j’aime beaucoup à travers les extraits qui nous sont proposés ; puis le  retour dans le passé avec  l’Histoire de la France, enfin l’introduction du fantastique.

Et pourtant j’ai éprouvé de la distance, parfois même  de l’ennui, en lisant ce livre. Certes, j’ai bien senti la nostalgie qui imprègne ces pages, j’ai été sensible à la souffrance du personnage, à l’horreur de l’immortalité qui dépossède de la mémoire, qui gomme les êtres que l’on a aimés. Mais en même temps je suis restée en dehors.  A force de  survoler les siècles, on en a une vision au pas de course, trop rapide, réduite souvent à des noms qui font plaisir au lecteur quand il les connaît sans que cela ne les fasse exister. Chaque période nous ramène aux sentiments du personnage, à son engluement dans la vase du Temps comme une sorte de leit-motiv. Voulu, peut-être ? pour évoquer  le lent passage du temps  et l'usure qu'il provoque. Mais cet effet répétitif nuit à l’intérêt du récit. Aussi, je ne suis pas parvenue à rester toujours "accrochée" même si j’ai ressenti de l’admiration pour le style. C’est déjà beaucoup, certes, mais, j’aime bien que l’on me raconte une histoire à laquelle j’adhère complètement et qui m’emporte.  Alors, à vous de lire ! Et vous me direz !


 

Lu pour le Prix littéraire des Avignonnais

 

La Ville d’Avignon lance le premier Prix littéraire des Avignonnais. À partir du 1er octobre et jusqu’au 12 novembre, les avignonnais et tous les amoureux de la littérature sont invités à élire, parmi les cinq ouvrages sélectionnés par les bibliothèques, les librairies d'Avignon, un professeur de lettres du lycée René Char et la directrice des bibliothèques d'Avignon, leur roman préféré issu de la rentrée littéraire d’automne. Lectures, tables rondes, midi-sandwichs et de nombreuses animations permettront de mieux faire connaître ces cinq ouvrages et de voter pour celui qui emportera le premier Prix.
Les cinq romans sélectionnés sont disponibles en prêt dans les bibliothèques de la Ville et à la vente dans les librairies partenaires.
 



 

« Qu’est-ce qui peut bien faire qu’une femme soudain abandonne celle à qui elle vient de dire, Quels merveilleux moments j’ai passés auprès de toi, aujourd’hui encore : je veux ça tous les jours de la vie ? » Tel est le questionnement auquel est confrontée Jenny après le départ d’Ève. Toutes deux apprendront que l’ on peut vivre une même histoire de deux façons totalement différentes ».

 
 

 

Le pion 
Paco Cerdà
  Éditions La Contre Allée 

 


Stockholm, hiver 1962. Deux hommes de mondes adverses se font face. Arturo Pomar, l’enfant prodige espagnol, affronte sur l’échiquier Bobby Fischer, un jeune Américain excentrique et ambitieux.
En pleine guerre froide, l’un était le pion du régime franquiste, l’autre sera celui des États-Unis.
    •    Première sélection du Prix du Meilleur Livre Étranger - catégorie non-fiction.

 
 

 

Eleftheria 
Murielle Szac  
Éditions Emmanuelle Collas 

 


 
1940, au nord de la Crète. La communauté juive célèbre Rosh Hashana. Rebecca écoute les commérages sur le futur mariage de Stella. On s’interroge aussi sur la guerre qui a commencé en Europe. Metaxas, le dictateur au pouvoir à Athènes, saura-t-il résister à Mussolini et à son allié, Hitler ? Bientôt, le bateau de Nikos, le Tanaïs, est réquisitionné par l’armée grecque. Malgré la menace, la vie continue… Jusqu’au matin du 20 mai 1941, lorsque le 3e Reich lance sur la Crète une invasion aéroportée. Faut-il fuir ou rester ? C’est l’heure de savoir si l’on est libre de choisir son destin.


 

 

Des rêves d’or et d’acier
 Émilie Tôn
 Éditions Hors d’atteinte 

 


 

 Je veux savoir comment mon père est arrivé dans cette Lorraine où l’acier s’écoule, comprendre comment il est devenu cet homme au destin plusieurs fois brisé, qui n’a jamais abandonné. Il l’a toujours dit : « Quand on a tout perdu plusieurs fois, on n’a plus peur de se lancer. »
 


 

 

 

L’invention du diable
 Hubert Haddad
 Éditions Zulma 

 



Papillon de Lasphrise s’est retiré dans sa tour d’ivoire angevine. Après une existence dédiée à l’amour et à la guerre, le voilà tout entier habité par le démon de l’écriture. Au soir de sa vie, il pactise avec le diable : tant que ses Poésies n’auront pas accédé à la postérité, il ne connaîtra pas le repos éternel. L’immortalité sera sa malédiction.
 

 

 

jeudi 19 décembre 2019

Audur Ava Olafsdottir : Miss Islande



Miss Islande de Audur Ava Olafsdottir raconte l’histoire d’une jeune femme qui porte le nom du volcan islandais, Hekla. Elle part à Reykjavik, quittant sa région natale, dans le nord, pour être écrivain. Elle s’est aperçue bien vite qu’il est difficile de réaliser son projet -qui est aussi une vocation- quand on est une femme. De caractère bien trempé, volontaire, elle décide de tracer sa route sous un nom d’emprunt. Non, nous ne sommes pas dans l’Angleterre victorienne des soeurs Brontë mais en Islande dans les années 1960 ! Hekla est née en 1942. Le premier chapitre du livre s’intitule d’ailleurs : « Poète est un mot masculin ». Seule son amie Isey, mariée trop jeune et déjà mère, et Jon John, son  ami d’enfance, homosexuel, ainsi que son père, sont au courant.

Le volcan Hekla : voir ici

Le récit raconte les difficultés rencontrées par Hekla : travailler dans un café, subir les humiliations quotidiennes, gestes déplacés, harcèlement sexuel, d’hommes avinés, refuser de participer au concours de Miss Islande, seule « carrière » envisageable, semble-t-il, pour une jeune femme quand elle est jolie, et trouver le temps de continuer à écrire !
Mais être une femme au foyer, ne semble pas beaucoup plus désirable. C’est ce que l’on se dit quand on voit Isey, ses regrets non exprimés, son enfermement entre quatre murs, son manque de communication avec son mari, et, malgré l’amour porté à ses enfants, la peur d’être enceinte sans pouvoir être maîtresse de son corps, sans possibilité de contraception.
Le roman explore aussi le thème de l’homosexualité. Il montre les souffrances de Jon John qui doit cacher ce qu’il est, et pourtant subir les railleries, les brimades, la brutalité de ses camarades de travail pendant ses expéditions en mer.
Ces deux derniers personnages, fragiles, sont intéressants. J’ai aimé ce qu’écrit Isey dans son journal intime qu’elle cache dans une seau mais qui contient de jolies perles poétiques. Par contre, le personnage de Hekla n'est pas attachant. Les relations qu’elle entretient avec Starkadur, l’homme avec qui elle va vivre, ne la rendent pas obligatoirement sympathique. Elle est très froide et n’a d’empathie que pour ses amis et son père. On sent qu’elle est prête à sacrifier tout ce qui freinerait ses projets.
C’est peut-être pour cela que le roman malgré ses qualités évidentes d’écriture ne m’a pas toujours touchée bien qu'il ait reçu le prix Médicis étranger.
Ce que je préfère, dans le roman,  se situe dans le chapitre placé avant l’histoire d’Hekla : le passage où la mère d’Hekla, enceinte, rencontre l’aigle qui la raccompagne jusqu’à son logis, celui où le père amoureux des volcans donne son nom à la fillette et l’amène avec lui voir les éruptions.
En fait, c’est là que je retrouve l’écriture que j’aime, Audur Ava Olafsdottir et son rapport avec la nature et la terre mère, l’Islande.

samedi 30 juin 2018

Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux (4)



Voici la suite de la  LC que nous proposons Ingannmic et moi. Comme je l’ai expliqué dans le billet 1 nous avons décidé de publier chaque samedi du mois de Juin un texte donnant nos impressions sur ce livre  de Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux.
Nous avons divisé arbitrairement le livre en quatre parties.
La première partie du chapitre I au Chapitre VII. Voir Ici
La seconde partie du chapitre VIII à XV Voir ici
La troisième partie du chapitre XVI au XXV Voir Ici

 La quatrième partie du chapitre XXVI a l'épilogue

2léphant et Obélisque :  Bernin/Kircher (source)

Les chapitres de cette dernière partie nous amène au dénouement et au Triste épilogue qui clôt le roman et qui « comme son nom l’indique, hélas…. ».

Où l'on voit encore l’inénarrable et savant Anathase Kircher faire des siennes, comme écrire un traité de sinologie sans avoir mis les pieds en Chine en piquant allègrement les écrits de ses amis voyageurs; ou encore imaginer avec le Bernin le fameux monument à l’éléphant surmonté d’un obélisque couvert de hiéroglyphes dont il propose la traduction ! Croyait-il vraiment en avoir découvert le secret ou mentait-il ?
Ce personnage qui est le pivot central du roman nous a fait voyager dans le temps et dans le foisonnement intellectuel de cette époque. Avec ses idées de génie, son imagination délirante, ses intuitions extraordinaires et ses erreurs monumentales, il a été, tout au long de ce récit, le fil conducteur qui relie entre eux tous les personnages par l'intermédiaire d'Eléazard et ceci bien qu’il soit éloigné d’eux dans le temps et l’espace.  Il faut dire que la démesure de Kircher répond à celle d'un pays comme le Brésil. De plus, il est et c’est sa fonction romanesque, celui qui soulage les tensions, allège la tragédie qui se joue au présent dans ce pays, en nous divertissant. Ses aventures parfois burlesques ou grotesques nous font rire et pourtant l’on ne peut s’empêcher d’avoir une admiration certaine pour lui mêlée à de l’agacement, exactement ce qu’éprouve Eléazard à son égard.

Peu à peu se dénouent tous les récits multiples, celui d’Elaine dans le Mato Grosso, de Nelson dans la Favela de Pirambu, de Moema et de son père Eleazard, de Lorédana repartie dans son pays…  Se dénouent ? Le terme est inexact car la fin reste ouverte mais pessimiste, tragique et violente, au diapason de la situation du Brésil où triomphe toujours le plus fort, le plus riche, le plus crapuleux, où des gens comme le gouverneur Moreira finisse toujours par l’emporter. Sauf peut-être si le plus faible se révolte comme le fait Nelson, minuscule grain de sable qui enraie -mais pour combien de temps-, la course au pouvoir et à la fortune.  Il y a aussi les bonnes volontés, tous ces gens qui luttent pour éradiquer la misère au Brésil.

Si j’ai eu un regret à la lecture de ce roman, c’est que les personnages secondaires ne soient pas plus développés non seulement d’un point de vue psychologique mais aussi au point de vue de leurs aventures. Il faut dire que le roman fait déjà 765 pages et qu’il aurait fallu le doubler !!  La structure du roman qui veut que chaque récit soit enchâssé dans l’autre crée un manque lorsque le récit s’arrête pour ne reprendre que longtemps après, une attente parfois trop longue. De plus, les personnages sont abandonnés à un moment crucial de leur existence et c’est un peu frustrant car on aimerait en savoir plus. Et pourtant, paradoxalement, le lecteur n’a pas besoin de plus pour savoir ce qu'ils deviennent. Une sorte de fatalité pèse sur eux.

Pour conclure, je dirai que ce roman aussi foisonnant que l’esprit d’Anaphase Kircher est une somme de connaissances, de pensées et de réflexions passionnantes et pour moi de découvertes. Il a fallu dix ans à Jean Marie de Roblès pour l’écrire et on  comprend pourquoi; un roman que j'ai beaucoup aimé. 

**********

Cette LC avec Ingammic en plusieurs billets m’a intéressée. En Septembre-Octobre nous proposerons peut-être de recommencer avec un livre assez riche pour s'y prêter.
Ce n’est pas toujours un exercice facile. Pour ma part, les difficultés que j’ai éprouvées sont les suivantes : Il faudrait pouvoir analyser les personnages et les situations plus longuement, mais en même temps, il ne faut pas trop dévoiler l’histoire pour ceux qui n’ont pas encore lu le livre. Donc, forcément, l’on se censure. Par exemple, nous avions entamé une discussion à propos de la fille d’Eléazard avec Ingammic et sur l’avenir probable de celle-ci mais impossible de poursuivre sur ce sujet sans révéler ce qu’il lui arrive.


LC Ingammic Voir Ici LC1
LC Ingammic Voir Ici LC 2
LC Ingammic Voir Ici LC 3
LC Ingammic voir Ici LC 4

samedi 23 juin 2018

Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux (3)




Voici la suite de la  LC que nous proposons Ingannmic et moi. Comme je l’ai expliqué dans le billet 1 nous avons décidé de publier chaque samedi du mois de Juin un texte donnant nos impressions sur ce livre  de Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux.
Nous avons divisé arbitrairement le livre en quatre parties.

La première partie du chapitre I au Chapitre VII. Voir Ici
La seconde partie du chapitre VIII à XV Voir ici

La troisième partie du Chapitre XVI au chapitre XXV

Anathase Kircher
Le roman de Jean-Marie Blas de Roblès est divisé en grands chapitres subdivisés eux-mêmes en sous-chapitres dont les titres expliquent, à la manière ancienne, ce qui va se passer ; et comme le roman se déroule dans des endroits différents, est précisé aussi le nom du lieu…

Par exemple, voici comment se présente  le chapitre XIX :  Où l'on apprend la conversion inespérée de la reine Christine
Canoe Quebarada : C'est pas un vrai défaut de boire
Fortaleza, Favela de Pirambu ; Angicos , 1938

Chaque chapitre commence toujours par une histoire de l’extraordinaire Anathase Kircher raconté par son disciple puisque c’est le vrai héros du roman malgré la multitude d’autres personnages qui gravitent autour de lui par le biais d’Eléazard. Décidément, Kircher, s’il n’existait pas, devrait être inventé tant il est par excellence « romanesque », au sens où ses aventures sont multiples et variées, sa personnalité inattendue et improbable, ses inventions farfelues ou géniales ! Comment croire à un tel personnage ? Et pourtant, il a existé !

Dans les chapitres XVI et XVII il condamne l’alchimie et démontre les supercheries du « sinistre alchimiste » Blaustaein, combattant ainsi l'obscurantisme au nom de la science. Plus tard dans la chapitre XXI, pendant l’épidémie de peste qui décime le pays, il utilise le  microscope, dont il est l’inventeur, pour étudier le sang mêlé de pus d’un bubon. Il y découvre « des petits vers » invisibles à l’oeil nu qui sont, selon lui, les responsables de la contagion. Et même si ces vermicules observés n’étaient probablement que les globules du sang, Kircher avait compris la cause de la maladie.
C’est aussi lui qui invente les cercueils à tube pour que les personnages enterrés de leur vivant puisse signaler leur présence. L’invention a des conséquences absolument burlesques, aussi hilarantes que morbides, que je vous laisse découvrir mais on peut dire qu’il est le précurseur des petites cloches munies d’une corde que les victoriens attachaient à la main de leurs présumés défunts !

Franz Vester (1868)

Dans cette troisième partie, j’ai des réponses aux questions que je m’étais posée dès le début dans le billet 1 de ma lecture sur Eléazard Von Waugan  et ses rapports envers Kircher à qui il reproche d’être un faussaire. Dans le chapitre XXIII  le savant ami d’Eléazard, Euclides, soutient brillamment, à ce propos, une idée  provocatrice : Toute création est un plagiat !  
Voltaire pille Maynaird, La Fontaine, Esope, Musset, Carmontelle, Machiavel, Plutarque, Virgile, Quintus Ennius …

Toute l’histoire de l’art, et même de la connaissance, est faite de cette assimilation plus ou moins poussée de ce que d’autres ont expérimenté avant nous. Personne n’y échappe depuis que le monde est monde. Il n’y a rien à dire, sinon que l’imagination humaine est bornée, ce que nous savons depuis toujours et que les livres se font avec d’autres livres. Les tableaux avec d’autres tableaux. On tourne en rond depuis le début, autour du même pot, de la même gamelle.

Voilà qui m’a rappelé mon cher Montaigne  : Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n'est plus thym, ni marjolaine : Ainsi les pièces empruntées d'autrui, il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien : à savoir son jugement. »

S’ensuit une discussion qui affine le concept de plagiat. Où commence-t-il ? Qu’en est-il de l’imitation ? de la re-création ? Une discussion passionnante qui conduit à une réflexion sur les arcanes de la création

La favela de Pirambu

J’ai eu une réponse aux interrogations que nous avons eues Ingannminc et moi (billet 2) sur le sort de  la jeune Moema, la fille d’Eléazard, dans ce sous-titre aussi  mystérieux que poétique : Favela de Pirambu, la princesse du Royaume-où-personne-ne- va .

Le royaume où personne ne va qui résonne comme un titre de conte désigne la Favela de Pirambu, l'enfer sur terre, l'un des endroits du monde où la misère est à son comble. La description qu'en fait Roblès nous fait "voir" cette misère en grossissement comme avec le microscope de Kircher ou plutôt comme un grand  zoom sur l'horreur, la faim qui pousse à manger des rats, les maladies endémiques, les privations, les bordels d'enfants, l'inceste ...

On tirait sur la foule avec la même indifférence que sur une volée de moineaux. Comme si cela ne suffisait pas, il y avait aussi les rixes continuelles entre miséreux, l'alcool, l'héroïne, les morts enterrés assis - des fois, on butait sur leur tête pour aller pisser - les fous innombrables, le papier hygiénique sur lequel des voyous qui s'improvisaient propriétaires de votre taudis griffonnaient une quittance de loyer, les nourrissons vendus aux rupins, à toutes les bonnes âmes en mal de progéniture, la plage des harponneurs où l'on baissait culotte devant tout le monde pour faire ses besoins, les enfants, garçons et filles, nus jusqu'à l'âge de huit ans, qui s'éteignaient soudain, le ventre creux, après de vaines prouesses de yogis... quatre vingt dix millions de mal blanchis sans acte de naissance et sans identité, plus de la moitié de la population brésilienne réduite aux dernières extrémités.

Un vibrant réquisitoire contre la misère.


A samedi 30 Juin pour le dernier et quatrième billet sur ce livre.

samedi 16 juin 2018

Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux (2)



Voici la suite de la  LC  que nous proposons Ingannmic et moi. Comme je l’ai expliqué dans le billet 1 nous avons décidé de publier chaque samedi du mois de Juin un texte donnant nos impressions sur ce livre  de Jean-Marie Blas de Roblès : Là où les tigres sont chez eux.  Nous avons divisé arbitrairement le livre en quatre parties.

La première partie du chapitre I au Chapitre VII. Voir ICI

 La seconde partie du chapitre VIII à XV


Ecrire plusieurs billets sur un seul livre  donne certaines libertés. Comme il n’est pas question de rendre compte de tout le roman et surtout d’un roman fleuve comme celui-ci, j’ai décidé, aujourd'hui, de m’arrêter seulement sur ce qui me sollicite, m'intéresse, me pose question,  et ceci sans chercher à avoir une ligne conductrice.

Le Titre

Au chapitre XI, l’auteur revient sur le titre donné au roman : Là où les tigres sont chez eux. Déjà en exergue,  cette citation tirée d’un passage de Goethe extrait de Les Affinités électives intriguait  : «  Ce n’est pas impunément qu’on erre sous les palmiers, et les idées changent nécessairement dans un pays où les tigres et les éléphants sont chez eux ».
La première réaction est de se dire qu’il n’y a ni tigre, ni éléphant au Brésil ! C’est Euclides, un personnage dont je vais parler plus longuement, qui en donne l’explication même si Eléazard lui reproche de détourner la citation de Goethe : « nous avons ici, vous en conviendrez sans doute, bon nombre de mâles qui allient la lourdeur d’un pachyderme  à la  férocité du fauve. »
Le docteur Euclides da Cunha fait allusion ici au colonel Moreira  qui n’a de cesse d’accroître sa richesse dans de louches transactions en cherchant à vendre les terres de la presqu’île d’Alcantaraz. On sait que les américains du Pentagone sont impliqués. Et ceci à l’insu de sa femme Carlotta qui est la propriétaire d'une grande partie d'entre elles.  C’est ce que celle-ci découvre par hasard. Cette dernière est une femme humiliée par son mari, malheureuse, et qui ne vit que pour son fils Mauro, jeune chercheur, paléontologue, parti en expédition dans le Mato Grosso avec des chercheurs dont l’ex-épouse d’ Eléazard, Elaine. A travers le colonel Moreira apparaît une critique virulente des classes dirigeantes du Brésil, de leur corruption, leur absence de scrupules et leur immoralité .

Dans cette deuxième partie, l’expédition dans le Mato Grosso sur le fleuve Uruguay tourne mal. Nous sommes là, en plein dans le roman d’aventure qui montre un Brésil sauvage par sa nature mais aussi par les hommes qui y vivent, les trafiquants de drogue ! Encore des tigres ! Du coup, le suspense est à son comble.

Euclides da Cunha


Dès le chapitre VIII du roman, le lecteur fait connaissance avec le docteur Euclides da Cunha, un personnage qui tient une place modeste, pour l’instant, dans le développement de l’histoire mais importante par son influence morale et philosophique sur les autres personnages.
Euclides da Cunha, un ami d’Eléazard est un vieux monsieur aux vêtements désuets qui a « une bonhomie à la Flaubert mêlée à un calme et une courtoisie sans faille » et dont le savoir encyclopédique et la clairvoyance fascinent. Un sage. Lui aussi a été jésuite mais ne l’est pas resté et rien en lui ne fait penser à un homme d’église. On ne peut s’empêcher de faire un rapprochement avec Kircher, jésuite lui aussi, mais à une époque où l’inquisition exigeait que l’on soit dans l’orthodoxie, il ne peut avoir la liberté d'Euclides; Kircher, érudit lui aussi, avec un savoir encyclopédique mais la sagesse en moins.

Dans ce livre, Euclides est celui qui pose des questions qui me touchent parce qu’elles sont universelles et nous renvoient à nous-mêmes, à notre époque.
Il explique à son ami Eléazard que les jésuites disent d’un défroqué, qu’il s’est « satellisé », exprimant ainsi l’idée que celui-ci reste en orbite autour de la Compagnie de Jésus sans pouvoir s'en éloigner. Ce qui signifie qu'on ne peut échapper à "la domestication",  à "un dressage du corps et de l’esprit" qui a pour but d'obtenir l’obéissance.

« Transgresser une règle, toutes les règles, revient toujours à s’en choisir d’autres, et donc à revenir dans le giron de l’obédience. On a l’impression de se libérer, de changer son être en profondeur, alors qu’on a simplement changé de maître. Le serpent qui se mord la queue. »

Je suis frappée par la justesse de ces propos qui expliquent combien les mentalités sont longues à évoluer. On peut vivre dans un pays libre et se comporter comme si on ne l’était pas parce que l’on a subi antérieurement un « dressage du corps et de l’esprit ». C’est ce qui explique à mes yeux pourquoi ce sont souvent les femmes,  quand elles sont élevées dans certaines traditions, qui se montrent les plus conservatrices. Je me souviens d’une de mes voisines qui dans les années 60-70 m’avait dit : "Tu ne devrais pas faire de politique, ce n’est pas joli pour une femme ! "

Pour Euclides, l’obéissance est toujours servile et humiliante :

« Plus j’avance en âge, plus je suis convaincu que la révolte est le seul acte de liberté et pas conséquent de poésie. C’est la transgression qui fait avancer le monde, parce que c’est elle, et elle seule qui génère les poètes, les créatures, ces mauvais garçons qui refusent d’obéir à un code, à un état, à une idéologie, à une technique, que sais-je… à tout ce qui présente un jour comme le fin du fin, l’aboutissement incontestable et infaillible d’une époque. »

ou encore

« Ce ne sont pas les idées qui tuent : ce sont les hommes, certains hommes qui en manipulent d’autres au nom d’un idéal qu’ils trahissent avec conscience, et parfois même sans le savoir. Toutes les idées sont criminelles dès qu’on se persuade de leur vérité absolue et qu’on se mêle de les faire partager à tous. Le christianisme lui-même - et quelle idée plus inoffensive que l’amour d’autrui n’est-ce pas ? - le christianisme a fait plus de morts à lui tout seul que bien des théories de prime abord plus suspectes. Mais la faute en revient uniquement aux chrétiens, pas au christianisme ! A ceux-là qui ont transformé en doctrine sectaire ce qui n’aurait dû rester qu’un élan du coeur ! Non, mon  cher ami, une idée n’a jamais fait de mal à quiconque. »

Pas besoin de souligner combien cette remarque est d’actualité !

Moema


La fille d’Eléazard, Moema est un personnage ambigu qui m’interroge. Nous avons eu la discussion suivante chez Ingannmic, dans les commentaires.
Claudialucia
Ah! Tu as trouvé sympathique la fille d' Eléazard ? Bien sûr, ce qui est positif chez elle, c'est l'intérêt et même plus l'amitié et la solidarité qu'elle manifeste envers tous ces pauvres gens (les pêcheurs) qui survivent tant bien que mal et dont la misère la touche.. Mais son comportement envers son père me répugne. Elle se comporte en fille de riche et ne s'intéresse qu'à son argent. Si encore elle avait été mal aimée dans son enfance, mais ce n'est pas le cas. De même envers Thaïs, la fille qu'elle prétend aimer. En fait, je la trouve égoïste, assez cruelle, sans compter son immaturité qui l'amène à se droguer. Elle a bien des petits scrupules de temps en temps mais elle met bien vite son mouchoir dessus.

C'est quelque chose que je trouve émouvant chez Eléazard : son grand amour pour sa fille et sa trop grande indulgence qui finissent par se retourner contre lui. Sa fille pense que son père ne s'intéresse pas à elle et qu'il lui donne tout cet argent pour se débarrasser d'elle et ne pas avoir de problème ! Cela m'a interpellée et touchée. On ne peut pas avoir des enfants sans se poser ce genre de questions. Où s’arrête l’indulgence ? Quelles sont les limites ?  D'ailleurs, par la suite Euclides fera remarquer à Eléazard que l'on doit savoir mettre des limites. Mais j'anticipe !
Ingannmic 
Concernant Moéma, je suis d'accord avec toi sur son immaturité, mais je ne sais pas pourquoi, je suis confiante dans le fait qu'elle évoluera par la suite, et que ce sont là des errements de jeunesse qui disparaîtront avec les expériences de la vie, qu'elle saura alors ne laisser parler que ce qu'il y a de bon en elle, et rendra constructive son indignation face à l'injustice (je me fourvoie peut-être complètement).


Eléazard et Kircher

 

Hunt Emerson : Kircher  "Rien n'est si beau que de tout savoir"
Quant à Anathase Kircher, le brillant polymathe, il est toujours aussi fou et aussi génial ! J'ai cherché dans le Net des images des inventions de Kircher décrites dans ce livre. 
Par exemple, l'horloge fonctionnant avec des fleurs. En Provence, Kircher découvre que les tournesols  se déplacent suivant le soleil et cela donne :

Kicher : l'horloge avec tournesols

Kircher : orgue à chats
 Les chats sont placés selon le ton de leur voix et crient chaque fois que la touche en s'abaissant pince leur queue. Ami(e)s des chats s'abstenir !

Kircher : la lanterne magique
"A peine fûmes-nous plongés dans une totale obscurité que la Vierge Marie nous apparut, grandeur nature et irradiée de lumière, comme flottant sur les murs.  (...) le diable se manifesta environné de flammes mouvantes, cornu, grimaçant, épouvantable à regarder  !
- L'ennemi ! Hurla Kircher couvrant de sa voix de stentor les cris d'effroi de l'assitance..."

Et oui, inventeur de génie ! mais il s'en sert un peu trop pour mystifier !  D'ailleurs, dans ces chapitres, les relations d’Eléazard et d'Anathase Kircher  n’ont pas changé. Il ne l’aime pas plus qu’avant : "Kircher ne cherche pas la vérité ni même la vraisemblance, il cherche l'étonnement".

Holbein : anamorphose tête de mort premier rang


A propos des inventions de Kircher, Eléazrad écrit :

« Kircher appartient encore au monde d’Arcimboldo : s’il apprécie les anamorphoses, c’est parce qu’elles montrent la réalité « telle qu’elle ne l’est pas ». Pour exister vraiment, paysages, animaux, fruits et légumes ou objets de la vie courante doivent recomposer le visage de l’homme, de la créature divine à qui la terre est destinée. Avec les miroirs déformants ou ceux, au contraire, qui rétablissent des aberrations optiques savamment calculées, le christianisme de la contre-réforme prend à son compte le mythe platonicien de la caverne et le transforme en spectacle pédagogique : durant notre existence, nous ne voyons jamais que les ombres de la vérité divine. Parce qu’il incite à la luxure, ce beau visage féminin est voué à l’enfer, enseignent les miroirs qui le déforment atrocement; ce magma de couleurs sanguinolentes aura un jour une signification, promettent les miroirs cylindriques qui en redressent les formes et le métamorphosent en image du Paradis. »


Kircher était aussi l'ami du Bernin. C'est lui qui est imagine la Fontaine des quatre fleuves que Le Bernin réalisera : le Gange, le Danube, le Nil,  Rio de la Plata surmontés d'un obélisque égyptien. C'est Kircher aussi qui donnera la traduction des hiéroglyphes gravés sur l'obélisque, écriture qu'il prétendait connaître, alors qu'il n'en était rien !

Rome la Fontaine des Quatre Fleuves Kircher/ le Bernin
 
A ce stade du livre, au chapitre XV, non seulement je n’ai éprouvé aucune lassitude mais je suis impatiente d’en savoir plus. Parfois, lorsque je suis arrêtée dans la lecture d’un de ces récits enchâssés l'un dans l'autre, et que celui-ci laisse place à un autre, je me sens un peu frustrée car j’ai envie d’en savoir plus tout de suite ! Alors il faut que je prenne de l'avance.

Billet n ° 3  Samedi 23 Juin

samedi 9 juin 2018

Jean-Marie de Roblès : Là où les tigres sont chez eux (1)



Le roman de Jean-Marie Roblès Là où les tigres sont chez eux attendait patiemment dans ma PAL depuis de nombreuses années lorsque Ingammic  me l’a proposé pour une lecture commune.
Nous avons décidé toutes deux de mener cette LC un peu différemment par rapport à l’habitude. Nous allons consacrer chaque samedi du mois de Juin à un billet donnant nos impressions sur ce livre sous la forme d’un lettre envoyée à l’autre. Nous avons divisé arbitrairement le livre en quatre parties.

La première partie du chapitre I au Chapitre VII.
Alcaranta (source)

J’ai donc commencé ce roman fleuve dont l’action se passe au Brésil et dans biens d’autres lieux, un roman dense et labyrinthique comme la forêt amazonienne où l’écrivain nous entraîne (entre autres ! ), un roman aux multiples entrées, ce qui fait que je ne sais pas encore au moment où j’écris ces lignes sous quel angle l’aborder ! Les personnages sont si nombreux et les récits qui se croisent ne le sont pas moins. Car imbriquées les unes dans les autres, les histoires se déroulent d’un chapitre à l’autre en s’interrompant pour laisser place à une autre. En fait, il me semble lire plusieurs romans en même temps.
Le procédé n’est pas nouveau, certes, mais ce livre plein de ramifications, est malgré tout assez étonnant tant il aborde des thèmes différents et se collette à des genres littéraires divers, du roman d’aventure, à l’essai biographique, au roman historique, au roman social et politique..

 Au moment même où j’écris que je ne sais pas comment aborder ce livre, il m’apparaît que c’est finalement assez aisé si l’on suit les deux personnages conducteurs du récit liés si indissolublement l’un à l’autre qu’ils forment à eux deux le fil d’Ariane du roman.

Athanase Kircher, jésuite allemand, érudit, esprit encyclopédique affamé de savoir, curieux de tout, linguiste et scientifique, savant, inventeur de nombreux instruments, ayant vécu au XVII siècle est le sujet d’une biographie que Eleazard Von Wagau, correspondant franco-allemand au Brésil, installé dans l’ancienne ville coloniale d’Alcantara, doit annoter. A partir d’eux, directement ou indirectement, de près ou de loin, gravitent tous les autres personnages.

Je ne connaissais pas Athanase Kircher. C’est à lui que je consacrerai ce billet parce que le personnage et ses rapports avec Eleazard chargé de lire et d’analyser le personnage me passionnent et m’intriguent.
La curiosité de Kircher, sa mémoire hors du commun, sa culture encyclopédique sont admirables mais le personnage est complexe et plein de contradictions. On pense souvent à Vinci  en lisant ce passionnant récit qui nous amène d’Allemagne pendant la guerre de trente ans où Kircher fuit les persécutions menées contre les jésuites par les protestants en France  jusqu’en Italie, Rome, la Sicile. Il est accompagné dans son périple par son jeune disciple, Kaspar Schott, qui est aussi l’auteur, admiratif et médusé, de la biographie de son maître vénéré. 
Et c'est vrai que Kircher est fascinant, j'aime sa curiosité, même si ses recherches scientifiques  aboutissent très souvent à l’erreur.
Pour donner un exemple, son amour de la science le pousse à escalader l’Etna en éruption afin de s’approcher le plus près possible du cratère. Le savant ne recule devant rien pour étudier l’éruption en cours et ceci au milieu de roches en fusion et des coulées de lave. Le récit est à la fois grandiose et comique vu et raconté par le disciple qui, on le comprend, éprouve une peur bleue et décrit son maître à moitié rôti, inconscient du danger, tout à son étude !  Mais alors que Kircher fonde ainsi une science nouvelle, la volcanologie, il se trompe grossièrement en  concluant devant toutes sortes de bêtes fuyant le volcan, que « certains animaux naissent du feu lui-même, comme les mouches s’engendrent du fumier et les vers de la putréfaction. »

Cette propension à se tromper expliquerait-elle l’animosité que lui témoigne Eléazard ? Celui-ci s'interroge lui-même, troublé par les sentiments qu’il éprouve, ce mélange de fascination, répulsion :
« A mieux considérer les choses, il avait, en effet, du ressentiment dans sa façon de dénigrer le jésuite en permanence. Quelque chose comme la réaction haineuse d’un amant bafoué ou celle d’un disciple incapable d’assumer la stature de son maître. »
 Peut-être est-il déçu par ces erreurs monumentales qui pourtant accompagnent  des observations justes et des intuitions de génie ?
Ce serait injuste car la conquête du savoir se fait par étapes, et si Kircher a permis d’aller plus loin, il a donc oeuvré pour l’humanité même s’il n’a pas abouti à la vérité. De très grands savants se sont trompés avant lui.  Ou peut-être lui en veut-il de gaspiller son savoir pour servir les fêtes des grands, et se poser, en illusionniste, en magicien en utilisant les instruments de son invention. Il est d’ailleurs assez génial comme metteur en scène !
On a déjà, il me semble, à ce stade du roman,  un embryon de réponse :  quand Kircher arrive à Rome au moment ou Galilée est condamné. Loin de partager la colère de Peiresc, grand savant,  astronome, contre les inquisiteurs et leur obscurantisme, il défend ses frères jésuites et adopte une façon de penser qui ne lui créera pas d'ennui même s'il avoue par ailleurs qu'il tient pour vrai l'avis de Galilée et de Copernic. Lâcheté ? Eléazard va plus loin.  Il parle même d'escroquerie à son propos.
 Il faut dire qu'il a consacré 15 ans de sa vie à Kircher pour une thèse qu'il a fini par abandonner. Pourquoi ? On comprend alors qu'il puisse éprouver un sentiment d'échec cuisant. Il faut dire aussi que c'est un homme revenu de tout,  d'un pessimisme absolu.
Pourtant et c'est pourquoi il est attachant, il est capable d'amour envers sa femme Elaine qui le quitte, envers sa fille Moema, qui fait des études -si l'on peut dire-  à Fortaleza et abuse de sa gentillesse. Il a du respect et de l'indulgence pour Soledade, sa femme de ménage brésilienne, et s'il constate que Loredana, la belle italienne dont il fait connaissance dans le restaurant d'Alfredo, a un un "cul très intelligent", il ne lui saute pas dessus !

Voilà, je trouve ces deux personnages passionnants et à la fin du cette première partie, déjà très riches et complexes. Un autre personnage me plaît beaucoup, c'est Elaine qui part à la recherche de fossiles dans le Matto Grosso avec une équipe de chercheurs.  Mais son personnage demande à être étoffé. Je me pose aussi beaucoup de questions sur Loradana. Que fait-elle dans cette ville hors du monde ? Quel secret porte-t-elle ? Et puis il y aussi Nelson, un handicapé qui vit dans la favela de Pirambu à Fortaleza. Il s'est promis de venger son père mort dans une aciérie qui appartient au colonel José Moreira de la Roche , un personnage que nous découvrons odieux dès qu'il apparaît.

Enfin, autre personnage et non des moindres, le Brésil.  Jean Marie Blas de Roblès nous le fait voir - et c'est envoûtant- dès les premières pages à travers la description d'Alcantara, une ancienne ville baroque abandonnée, à moitié en ruines. Mais il ne s'agit pas d'une visite touristique ! Dès cette première partie, nous sommes confrontés à l'affreuse disparité qui règne entre les puissants corrompus à la fortune colossale, aux propriétés immenses (la fazenda du colonel Moreira à Sao Luis)  et la misère du peuple brésilien qui lutte pour la survie.

Je conclus ce billet par ce texte sur Alcaranta

Eléazard laissa errer son regard à travers la grande fenêtre qui lui faisait face. Elle s'ouvrait directement sur le jungle, ou plus exactement sur la mata, cette luxuriance de grands arbres, de lianes torses et de feuillages qui avait repris possession de la ville sans que nul n'y trouve à redire. Cette ancienne ville baroque, le fleuron de l'architecture du XVIII siècle, tombait en ruine. Abandonnée par l'histoire depuis la chute du marquis de Plombal, phagocytée par la forêt, les insectes et l'humidité, elle n'était plus habitée que par une infime population de pêcheurs, trop pauvres pour vivre ailleurs, que dans des cabanes de tôles, d'argile et de bidons, ou des taudis à moitié écroulés.


LC  avec Ingammic ICI

vendredi 23 février 2018

Audur Ava Olafsdottir : Le rouge vif de la rhubarbe


Dépaysement total pour moi dans ce roman de Audur Ava Olafsdottir : Le rouge vif de la rhubarbe qui raconte l’histoire d’une adolescente, Agustina, sur une petite île islandaise. La fillette dont le père est parti avant sa naissance est confiée à la vieille Nina. Elle reçoit régulièrement des lettres de sa mère qui  étudie les oiseaux à l’autre bout du monde.  

Le cadre constitue un lieu à part, très beau mais assez inhospitalier puisque aucun arbre n’y pousse sauf la rhubarbe sauvage qui y abonde et se révèle être « la principale forêt du village ». Sa couleur rouge donne le titre au roman et sa couleur au paysage. C’est un îlot battu par les vents, les embruns et le sel, avec sa plage de sable noir et son village accroché à la pente d’une montagne qui culmine à 844 mètres! C’est cette montagne que la jeune Agustina, quatorze ans, rêve de franchir. Ce qui constitue un défi pour la jeune fille dont les jambes sont paralysées mais qui se déplace sur ses béquilles avec une dextérité courageuse, cherchant à se dépasser malgré ses "jambes de coton".
Le rouge vif de la rhubarbe est roman d’apprentissage. Agustina va à l’école, elle subit les moqueries des camarades, mais rencontre aussi un garçon, Salomon, qui l’apprécie et se montre gentil avec elle. Sa mère lui manque et elle espère pouvoir la rejoindre un jour. Elle est proche de la nature dans laquelle elle se réfugie souvent.
Mais les difficultés de la jeune fille qui rêve d'avoir des jambes font d’elle « une sirène », un personnage à part, introverti, réfléchi. La nature sauvage qui l’entoure joue un grand rôle dans la formation de son caractère. Tout ceci donne une poésie, une étrangeté et un charme particulier au roman.



samedi 27 janvier 2018

Audur Ava Olafsdottir : Ör



Le mot islandais Ör nous dit Audur Ava Olafsdottir « signifie  cicatrices. Le terme s’applique au corps humain mais aussi à un pays, à un paysage malmené par la construction d’un barrage ou d’une guerre.»

Jonas Ebeneser pour sa part a sept cicatrices. La première étant celle de la vie, elle-même. « Nous sommes tous porteurs d’une cicatrice à la naissance : notre nombril »  explique l’auteure. Jonas est un écorché vif de naissance. Tout est blessure pour lui, un oiseau à l’aile cassée, la méchanceté des hommes entre eux, les guerres. Une autre cicatrice, l’abandon de son père. Et puis sa mère Gudrun, professeur de maths, a laissé son esprit aux oubliettes et survit dans une maison de retraite. Son amour Gudrun a trouvé un autre homme et est partie. Sa fille Gudrun-Nymphéa, il l’a appris au moment de la séparation d’avec sa femme, n’est pas de lui. Et le tatouage d’un nymphéa blanc sur la poitrine pour cacher l’une de ses cicatrices ne semble pas remédier à la blessure initiale.
C’est donc un homme qui ne peut guérir. Et c’est dans un pays blessé, un pays qui sort de la guerre, qu’il décide de partir quand il veut se suicider.

Je suis entrée dans le livre d’Audur Ava Olafsdottir avec bonheur. J’aime cette écriture limpide, poétique et intimiste. J’ai retrouvé le goût de cet univers qui parle de personnes sensibles, attentives aux autres.
Pourtant, lorsque le récit s’oriente vers le départ dans un autre pays, j’ai éprouvé de la déception. Il m’a semblé que c’était un poncif  : il y a tellement dans la littérature actuelle de personnages féminins (en général) désespérées qui partent à l’étranger pour y découvrir la guérison voire l’amour ! Et le fait que ce soit un pays qui sorte de la guerre et que Jonas parte, en plus, muni d’une boîte à outils, m’a paru invraisemblable. 
Il y a donc eu un flottement dans ma lecture avant que je ne me rende compte, d’après l’orientation du récit, que oui, bien sûr, c’est invraisemblable mais que le récit est métaphorique, qu’il ne faut pas s’en tenir à une interprétation réaliste comme je le faisais ! Les réparations que Jonas est amené à faire dans ce pays où tout est détruit, où plus rien ne marche, le répare lui-même, panse les blessures, atténue les cicatrices.
Jonas y apprend beaucoup de choses, évidentes mais que l'on oublie trop souvent, que c’est en s’occupant des autres, en agissant qu’il se sentira plus fort, que l’amour paternel et filial (c’est Nymphéa qui le lui dit) ne tient pas à un chromosome mais à l’amour, aux  soins affectueux, au dévouement, au respect, au partage, et à tous les bons et même les  mauvais moments d’une vie commune.

Finalement, malgré ce moment d'hésitation, j'ai aimé ce roman. La pensée d’Audur Ava Olafsdottir est simple, certains diront un peu trop gentille donc simpliste, mais je ne suis pas d'accord. Car l’optimisme, la foi en l’homme et au triomphe de la bonté, sont autant de baumes qui permettent de panser les Ör de notre vie personnelle, la noirceur de la haine, les horreurs des guerres.

samedi 8 octobre 2016

Marcus Malte : Le Garçon



Le Garçon n’a pas de nom. Sa mère a accouché en pleine nature, dans la solitude, au bord de l’étang de Berre en ce début du XX siècle. Il n’a pas la parole non plus puisqu’il n’entend que les sons produits par la mère, le soir quand elle se laisse aller au chagrin. Pour lui, ces bruits sont inintelligibles et résonnent à ses oreilles comme une musique. Mais l’enfant sait se débrouiller, vit de la pêche et de la chasse, sait éviter les étrangers et les dangers. A sa manière, et même s’il ne sait pas donner un nom à ses sentiments, il aime sa mère. Aussi quand elle meurt, la solitude est pour lui un lourd fardeau. Bientôt le départ s’impose à lui.
 Ce sont les aventures du garçon dans cette Provence encore sauvage et déserte que nous conte Marcus Malte qui renoue ici avec le mythe de l’enfant sauvage et le roman d’initiation. Mais pas seulement. En fait, l’on constate que le roman est divisé en quatre grandes parties qui relatent sa découverte de la civilisation, des hommes.. et de la douleur ! Toute une vie ! Le roman d'initiation devient ainsi roman d'amour, de guerre et de voyage.

Le Garçon est écrit dans un style brillant, haletant, enlevée comme cette musique de Liszt que l’écrivain aime tant. Marcus Malte est un virtuose de l’écriture et il se sert des mots, du rythme de la phrase pour ciseler une partition molto vivace qui séduit et emporte.

Pourtant je n’ai pas aimé les différents passages du livre avec la même intensité. J’ai été complètement envoûtée par l’enfant sauvage et sa mère. J’ai suivi avec passion ses premiers pas dans le Monde. C’est un Candide chassé du paradis terrestre (qui n’est pas, après tout, si paradisiaque) et qui découvre la civilisation. Il y apprend sans le comprendre encore ce que lui dira plus tard un vieil Amérindien dans la jungle amazonienne : « votre peuple n’est constitué que de valets et de maîtres, d’une grande quantité de valets et d’une pleine poignée de maîtres, d’une infinité de valets pour un unique maître au final.. ».
La rencontre avec Brabek, l’ogre des Carpates m’a touchée, Brabek avec sa bonté et son infini laideur, sa souffrance, sa philosophie, la beauté de ce qu’il enseigne au garçon et qui a trait à la force de l’amour..
Décidément Marcus Malte est un grand amoureux de Victor Hugo car Brabek, c'est Ursus de L'homme qui rit qui accueille Gwinplaine dans sa roulotte. Brabek c’est aussi Quasimodo, comme le Garçon est Mazeppa! Et rien ne fera jamais que l'ogre des Carpates puisse être aimé d'une Esméralda. Un personnage d’une tragique intensité !

Passionnants aussi tous ces chapitres consacrés à ce qui se passe dans le monde à la même époque et qui replacent le récit dans l’univers, l’individu par rapport à l’humanité, la fourmi dans l’immense fourmilière, (j’ai pensé à Zadig) tout en montrant que tout est lié et que le « battement d'ailes du papillon » affecte bien celui qui se trouve à l’autre bout de l’univers.

Finalement à voir mon enthousiasme on peut se demander quelles sont mes restrictions. Elles commencent avec le personnage d’Emma lorsque celle-ci est amoureuse et qu’elle collectionne les livres érotiques. J’ai trouvé que cette recherche manque de spontanéité, de sincérité et, pour tout dire de vérité ! Voilà un jeune femme qui n’a jamais connu l’amour, qui aime le Garçon plus que sa propre vie, mais qui doit utiliser des trucs d’intello blasé pour pimenter sa libido. Le personnage est trop sophistiqué pour le jeune homme et manque de spontanéité. Ses lettres au Garçon très (trop) bien écrites semblent peu sincères car trop apprêtées. Elles ne m’ont jamais touchée. Vous allez dire que c’est un détail, et bien, non ! Non, car la jeune femme finit par devenir peu crédible. Et cela m’a gênée, surtout après les beaux personnages que l’on rencontre dans ce roman comme le père d’Emma, qui a, lui aussi, un coeur grand ouvert aux autres.
D’autre part, j’ai été intéressée par le récit de la guerre mais c'est l'aspect roman d'initiation qui m'a le plus convaincue. Le thème de l’enfant dans la nature et son rapport à la civilisation est plus original et plus neuf  à mes yeux.. Pourtant  si Marcus Malte a voulu montrer en décrivant la guerre à quel désastre menait la "civilisation", il a réussi ! Bien sûr,  l’on retrouve  ici Candide qui, lui aussi,  fait connaissance, dans le meilleur des mondes, avec l’horreur de la guerre.

Enfin, pour tout dire et malgré ces quelques bémols, j'ai aimé le roman de Marcus Malte brillamment écrit entre poésie, gravité et humour; il présente des idées passionnantes et des récits qui nous enchaînent. J’aime aussi cet ancrage dans notre littérature et dans la musique. J'aime que ces personnages soient de la même pâte que les grandes figures littéraires, qu'ils incarnent des mythes adaptés à notre époque.

et allez lire le billet de Kathel ICI


 Allez, une petite photo de Marcus Malte pour faire plaisir à Asphodèle !
Marcus Malte est né à La Seyne-sur-Mer en 1967. Enfin, un écrivain qui ne vient pas du Nord !
J'ai vu qu'il avait aussi écrit des polars pour la jeunesse. Il faut que j'aille voir cela pour ma petite fille.







Ce livre Le Garçon de Marcus Malte aux éditions Zulma participe aux matchs de la rentrée littéraire 2016.



Merci à Price Minister pour cet envoi .

mardi 27 janvier 2015

Ferenc Karinthy : Epépé

Epépé de Ferenc Karinthy aux éditions Zulme, roman paru en Hongrie en 1970.
Epépé Editions Zulma





Ferenc Karinthy est un écrivain hongrois né à Budapest le 2 juin 1921 et mort à Budapest le 29 février 1992. Il est le fils du célèbre écrivain et journaliste hongrois Frigyes Karinthy





 Epépé De Ferenc Karinthy (1970)


Budaï, linguiste distingué, s'envole de Budapest pour se rendre à un colloque à Helsinki où il doit faire une intervention. Il dort pendant le trajet et lorsqu'il se réveille et descend de l'avion il s'aperçoit qu'il est dans une ville étrangère et qu'il ne parvient ni à comprendre les habitants ni à se faire comprendre malgré les nombreuses langues qu'il pratique. Que s'est-il passé ? S'est-il trompé de destination? Dans quel pays a-t-il atterri? Quelle est cette ville étrangère où les habitants sont si nombreux qu'il faut faire des queues interminables pour pouvoir se restaurer? Budaï d'abord confiant plonge dans un cauchemar dont il ne semble pas pouvoir s'échapper!

Un monde absurde

 

Première de couverture chez Denoël, une ville tentaculaire

 


C'est donc dans un monde absurde que nous sommes plongés, ce qui fait dire dans le prologue à Emmanule Carrère que «Pérec aurait adoré ». On a aussi dit à propos de Epépé qu'il dépeignait un univers kafkaïen déshumanisé, angoissant et privé de sens..
Un des premiers plaisirs du roman tient à la réaction du personnage qui va nous amener avec lui dans une enquête linguistique et ethnographique. Imaginons-nous dans le même cas ! Quelle serait notre panique ! Pourtant Budaï ne se décourage pas. Il cherche à percer les mystères de cette drôle de langue qui ne semble avoir aucune racine et dont le même mot semble changer chaque fois qu'il est prononcé : «Mais il a beau poser et répéter ses questions dans toutes les langues qu'il connaît ,on lui répond chaque fois de cette même manière incompréhensible, sur cette intonation inarticulée et craquelante : ebébé, ou pépépé ou étyétyé».
Bien que ses recherches soient méthodiques, systématiques, intelligentes, raisonnées, bref ! dignes d'un savant, le mystère s'épaissit de plus en plus et notre héros va aller d'échecs en échecs. En fait nous nous enfonçons avec lui dans l'absurdité d'un monde si totalement étranger non seulement par la langue mais par la manière de vivre, si fondamentalement différent que rien ne permet d'établir un contact avec autrui. A part peut-être avec une jeune fille que Budaï va rencontrer mais qui disparaît très vite de sa vie.  Epépé est donc un roman sur l'incommunicabilité, sur la solitude aussi et l'angoisse de l'être humain dans un monde dépourvu de sens.

Un anti-roman


Certes, Perec aurait adoré : chaque fois que le personnage entreprend une action elle est vouée à l'échec . Quand on pense enfin avoir la clef ou tout au moins une étincelle de compréhension, on est à nouveau plongé dans l'obscurité. Quand un histoire d'amour semble s'ébaucher, elle arrive aussitôt à son terme. Voilà ce que l'on peut appeler un anti roman! J'imagine que les oulipiens effectivement doivent jubiler en lisant ce roman, avec leur amour de la langue et des mots, leur sens du canular, de la mystification.
« On devient membre de l'Oulipo par cooptation. Un nouveau membre doit être élu à l'unanimité, à la condition de ne jamais avoir demandé à faire partie de l'Oulipo. Chaque « coopté » est évidemment libre de refuser d'y entrer (son refus est dès lors définitif), mais une fois élu, il ne peut en démissionner qu'en se suicidant devant huissier.
Les membres restent oulipiens même après leur décès : ils sont alors, selon la formule consacrée, « excusés pour cause de décès ».
Et puis l'auteur obéit à une contrainte que les oulipiens ne sauraient refuser pour telle : mettre son personnage dans un lieu qui n'a aucun sens … et écrire un roman avec ça!

Donner un sens ?


Et bien entendu la lectrice cartésienne que je suis a cherché à trouver un sens au roman ! Comme si l'absurde pouvait avoir un sens ! Pourtant je me suis demandé si Ferenc Karinthy en plaçant ainsi son héros dans un lieu totalement inconnu ne nous présentait pas d'une manière détournée une critique de la Hongrie sous le régime soviétique. Ce monde absurde se révèle très dur. Les hommes y sont comme des robots sans vie, leur vie est mécanique, sans âme. Les gens se méfient des autres, ne se lient pas. La police y est terriblement répressive, Budaï l'apprend à ses dépens. L'insurrection populaire à laquelle le personnage assiste et participe sans la comprendre rappelle bien des évènements hongrois. Dénonciation de la dictature sous couvert d'une fiction dans un univers de l'absurde.

Un roman qui désoriente, étonne et séduit.