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jeudi 22 février 2024

Elsa Osorio : Double fond


 

Double fond, le roman de Elsa Osorio, écrivaine argentine, se déroule dans deux espaces temporels différents qui finiront par se rejoindre dans le dénouement.

2024 ; Le corps d’une femme, le docteur Marie Le Boullec, est retrouvé, échoué sur une plage de La Turballe, près de Saint Nazaire. Le commissaire Fouquet enquête et met sur l’affaire (officieusement)  une jeune  journaliste Française, Muriel Le Bris qu’il juge brillante, en lui faisant part de ses soupçons. La morte aurait été anesthésiée puis jetée dans l’océan d’une très haute altitude, avion ou hélicoptère. Ce procédé rappelle à la mémoire les vols de la mort pratiqués par la dictature argentine dans les années 1976-1983 pour se débarrasser des opposants sans laisser de trace. Cette technique employée pendant la guerre d’Algérie, fut enseignée aux argentins par des militaires français (L’OAS). Muriel aidée par Marcel, son petit ami, et par une vieille dame, Geneviève, amie de Marie le Boullec, découvre des mails entre un jeune argentin Mathias et celle qui semble être Marie Le Boullec  mais se présente sous le nom de Soledad Durant. Elle apparaît aussi sous un autre nom Maria Landaburu ? Un double fond ?

Qui est réellement Marie Le Boullec, médecin urgentiste, épouse d’Yves Le Boullec,  unanimement aimée et saluée par ses patients ? Pourquoi a-t- elle promis à Mathias de lui raconter la vie de sa mère, disparue, que le jeune homme n’a pas revue depuis des années ? Marie Le Boullec a-t-elle réellement été assassinée ou s’est-elle suicidée après la mort de son mari Yves Le Boullec ?

Emilio Eduardo Massera


1978 : Nous sommes en pleine dictature militaire depuis le coup d’état de 1976 dirigé par le général Jorge Rafael Videla, avec l'amiral Emilio Eduardo Massera appelé le commandant Zéro et le brigadier Orlando Ramón Agosti. Les opposants au régime,  entre autres les membres du FAR (force armée révolutionnaire) et les Monteneros, (organisation de lutte armée de tendance péroniste de gauche) sont enlevés, séquestrés à L’ESMA (école mécanique de la marine) qui devient un lieu sinistrement célèbre, tortures, viols, vols de bébés, assassinats…  Les victimes disparaissent, enterrés dans des fosses communes ou jetés à la mer lors des vols de la mort et les familles restent dans l’ignorance de ce qui leur est arrivé. Il y eut près de 30 000  desaparecidos ou disparus. Bien vite, les crimes ne concernent plus seulement les opposants mais ceux qui ont des biens, riches propriétés, entreprises, qui attirent la convoitise d’un régime organisé en mafia et qui s’enrichit de la confiscation des biens. Marcel, historien, oriente d’ailleurs  sa thèse sur la répression mafieuse en Argentine au temps de la dictature.

Ils avaient volé tous leurs biens aux disparus, ils s’étaient appropriés, par la torture, des terrains et des entreprises appartenant à des personnes qui n’avaient aucun lien avec le militantisme, le syndicalisme, ni les groupes armés révolutionnaires, et ces personnes sont  encore aujourd’hui disparus. Ils faisaient des affaires juteuses en Argentine et à l’étranger, avec le concours de la loge P2.

 

83 avenue Henri Martin


Juana, guerillera, officier montanera, a été emprisonnée à L’ESMA avec son fils Mathias âgé de trois ans. Affreusement torturée, elle a obtenu de son tortionnaire Raul Raidas dit le Poulpe que son enfant soit libéré et envoyé chez son père. Devenue la maîtresse de Raul, elle se dit « repentie » car c’est le seul moyen pour elle de survivre et d’épargner la vie de son fils qui est toujours menacée. Mais elle espère pouvoir un jour témoigner des crimes du régime. Toujours sous surveillance, privée de liberté malgré les apparences, elle est envoyée à Paris en 1978 pour infiltrer les comités du COBA, organisme qui prend position, à l’époque, en France, contre la dictature et le fait que Le Mondial du football ait lieu en Argentine.

83 avenue Henri Martin. Elle monte l’escalier qui conduit au bureau du Centre pilote de Paris , et de nouveau cette sensation : un cloaque puant dans des pièces élégantes et claires. La Folie est encore pire qu’à l’ESMA. C’est une annexe de l’ESMA, mais à Paris, à l’angle d’une avenue arborée, au premier étage d’un superbe immeuble.

 C’est en France qu’elle rencontre Yves Le Boullec et qu’elle en tombe amoureuse. Un amour réciproque mais qui met sa vie en danger car son amant Raul est d’une jalousie féroce. Obligée à paraître véritablement « repentie » aux yeux de la junte  sous peine de mort, elle est de plus considérée comme traître et menacée par les siens.  

Parallèlement à ces deux récits temporels un texte en italique semble être le récit promis par Soledad à Mathias sur sa mère, Juana, et joue le rôle de trait d’union entre les deux récits. Il nous en apprend plus sur l’horreur des crimes de masse en argentine avec la complicité silencieuse ou non du gouvernement français..

L’année dernière j’ai rencontré Poniatowski, le ministre de Giscard, quand il est venu en Argentine, et il était totalement d’accord avec nous sur la nécessité d’éradiquer le terrorisme. Et tu veux que je lui parle de victimes ?

 

L'amiral Massera et Alfredo Artiz lors de leur procès

 

Que dire de ce roman ? C’est qu’il m’a appris beaucoup sur la dictature en Argentine ! Et je dois ajouter que j’ai dû faire une incursion dans le net pour me documenter sur tous les personnages historiques du roman tant mon ignorance est profonde. Par exemple, je pensais qu'Elena Homlberg était un personnage fictionnel mais j’ai découvert que, attachée de presse à l’ambassade d’Argentine à Paris et pourtant proche de la dictature, elle avait été assassinée par ordre de l’amiral Massera. On rencontre ainsi à Paris Alfredo Astiz surnommé l’ange blond de la mort, tortionnaire de l’ESMA, responsable de la disparition de deux religieuses françaises.  Il est question aussi des mères de la place de Mai qui se réunissent avec la photo de leurs enfants disparus. Je me suis perdue dans les noms des responsables militaires parfois désignés par leur nom, parfois par leur surnom comme le capitaine de corvette Acosta, criminel de guerre, appelé Le Tigre. j'ai cherché aussi ce qu'était la loge P2, loge maçonnique secrète où se retrouvent mafia, criminels argentins, et bien d'autres d'où est issu Berlusconi.

Ma lecture n’a donc pas été aisée tout au moins au début et j’ai eu du mal à entrer dans l’histoire. D’autre part la trame narrative est complexe et parfois un peu trop enchevêtrée. J’ai trouvé aussi qu’il y avait des longueurs dans la partie enquête, les personnages fictionnels refusant de dire à Matthias la vérité sur le meurtre de Marie Le Boullec, et lui écrivant comme si elle était toujours vivante. On se demande bien pourquoi si ce n’est pour prolonger artificiellement l’enquête. Bref! Je n’ai pas tout aimé dans ce livre. Mais j’ai apprécié l'aspect historique et l'immersion pas obligatoirement agréable, on s'en doute,  mais nécessaire dans cette cette période tragique de l’histoire de ce pays et d'en savoir plus sur la complicité de la France, de l’église catholique et des Etats-Unis. Du coup, je suis allée me documenter sur les procès menés contre les responsables de ces crimes contre l’humanité. Il faut savoir que ceux-ci, en 1983, à la fin de la dictature, ont été protégés par des lois d’amnistie et ceux qui ont été condamnés lors procès de la junte en1985 ont été grâciés par le président Carlos Menem. Il a fallu attendre 2003 pour mettre fin à l’impunité. Une soixantaine de condamnations furent prononcées entre 2005 et 2009. En 2006 et 2010 deux témoins à charge payèrent de leur vie. De grands procès auront lieu en 2009, 2012, 2016, 2017. Au cours de mes recherches j’ai trouvé un procès en 2022 mettant en cause dix officiers pour les atrocités commises dans la caserne militaire de Campo de Mayo contre 350 personnes, dont des femmes enceintes et des ouvriers de l’industrie automobile. Une Histoire qui n'a jamais fini de s'écrire !

Et voilà ce que je lis dans wikipédia


Le procès de Luis Maria Mendia et les « vols de la mort »
En janvier 2007, lors de son procès, en Argentine, pour crimes contre l’humanité, l’amiral Luis Maria Mendia, idéologue des « vols de la mort », demanda la présence de Valéry Giscard d’Estaing, de l’ancien Premier ministre Pierre Messmer, de l’ex-ambassadrice à Buenos Aires Françoise de la Gosse et de tous les officiels en place à l’ambassade de France à Buenos Aires entre 1976 et 1983, pour qu'ils comparaissent devant la cour en tant que témoins.
Tout comme Alfredo Astiz, l’« ange de la mort », avant lui, Luis Maria Mendia a, en effet, fait appel au documentaire de la journaliste Marie-Monique Robin, Les escadrons de la mort – l’école française, qui montrait comment la France — et notamment des anciens de la guerre d’Algérie —, par un accord secret militaire en vigueur de 1959 à 1981, avait entraîné les militaires argentins. Ils demandèrent par ailleurs la présence d'Isabel Peron (arrêtée en Espagne début 2007), Italo Luder, Carlos Ruckauf et Antonio Cafiero.
Luis Maria Mendia accusa un ancien agent français, membre de l'OAS, d'avoir participé à l'enlèvement des nonnes Léonie Duquet et Alice Domon. Celui-ci, réfugié en Thaïlande, nia les faits, tout en admettant avoir fui en Argentine après les accords d'Évian de mars 1962.
Par ailleurs, début janvier 2010, l'ex-pilote militaire Julio Alberto Poch, détenu en Espagne, accepta d'être extradé pour répondre des accusations l'impliquant dans les « vols de la mort », dans lesquels il nie avoir eu la moindre participation.


https://www.france24.com/fr/20121127-argentine-proces-histoire-vol-mort-dictature-militaire-esma-armee-astiz-acosta-cavallo-miguel
https://www.rfi.fr/fr/ameriques/20171130-proces-esma-argentine-vols-mort-astiz-acosta-verdict-perpetuite

 https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_sale

 https://www.lemonde.fr/international/article/2022/07/07/argentine-dix-officiers-condamnes-a-la-perpetuite-pour-des-crimes-commis-sous-la-dictature_6133675_3210.html


 


samedi 17 février 2024

Mariana Enriquez : Les dangers de fumer au lit



Les dangers de fumer au lit est le titre d’une nouvelle qui donne son nom au recueil de l’écrivaine argentine  Marianna Enriquez. Douze nouvelles qui ont pour fil conducteur des personnages, essentiellement féminins. Ainsi dans la nouvelle éponyme, la femme qui fume au lit, confrontée à son corps qui la lâche, à la solitude, n’a plus comme horizon que son drap troué par la cigarette, éclairé par les rais de lumière formant une constellation au-dessus de sa tête, une poésie du désespoir. Un monde réaliste et noir, peuplé d’enfants ou d’adolescentes rebelles dans lequel la mort est omniprésente, où le fantastique côtoie la misère, où les fantômes des enfants, enlevés, disparus du foyer familial, prostitués, battus, prennent possession des villes, rejetés par tous dans la vie comme dans la mort (Les petits revenants) où la magie noire convoque les chiens des enfers pour satisfaire les fantasmes d’une adolescente vindicative dans le texte saisissant intitulé La Vierge des tufières, où la magie noire s’exerce au détriment d’une fillette innocente comme dans Le puits, symbole de l'enfance sacrifiée. Le Caddie ressemble beaucoup à ce conte traditionnel dans lequel une fée récompense la personne qui a été charitable et punit ceux qui n'ont pas d'humanité. La fée est ici un vieillard miséreux et malade qui va faire périr tout un quartier en épargnant la seule famille qui a su faire preuve de compassion.

Ces nouvelles sont d’une force impressionnante, l’écriture en est ramassée, sans fioriture, un style coup de poing qui va droit à l'essentiel. Le mélange de détails horribles et d’imagination débridée où tout est possible, donne plus de poids à la critique sociale et politique d’un pays où la dictature a maintenu le peuple dans la misère et la violence, où les enlèvements étaient monnaie courante, les tortures, les viols et les exécutions sommaires également. (Je suis en train de lire Double fond de l'écrivaine argentine Elsa Osorio qui me plonge dans la terrible violence de la dictature.)

Pourtant Mariana Enriquez aime ses personnages, celles qui sont des victimes, qui sont du mauvais côté de la vie et elle fait partager sa compassion pour elles. Il y a donc une grande humanité dans ces textes par ailleurs féroces.    

 L’Exhumation d’Angelita, la première nouvelle qui ouvre le recueil est un bon exemple de ce mélange de noirceur et d’empathie :  la narratrice trouve des petits os dans le jardin après une pluie qui a transformé la terre en mare de boue :« Je les ai montrés à mon père. Il a dit que c’était des os de poulets » mais la grand-mère lui apprend la vérité :

«  C’était sa soeur, la numéro dix ou onze, ma grand-mère n’était pas très sûre, à l’époque on ne prêtait pas autant d’attention aux enfants. Elle était morte quelques mois après sa naissance, de fièvres, de diarrhées. Comme c’était un petit ange ils l’avaient assise sur une table décorée de fleurs, enveloppée d’un linge rose, appuyée contre un coussin, et lui avaient fabriqué des ailes de carton pour qu’elle monte au ciel plus rapidement.»  
Une petite fille, Angelina, enterrée à la va vite dans le jardin, une petite fille qui n'a même pas de numéro, une parmi tant d'autres comme tous ces enfants oubliés, effacés, niés, une petit fille qui pleure toutes les nuits quand elle est loin de sa famille et qui vient hanter la narratrice quand celle-ci vend la maison. Mais au milieu de cette horreur, de la banalité de la mort, l'on sent pourtant toute la tendresse de l’auteur envers cette créature car le petit fantôme ressemble beaucoup à un bébé malade, une tendresse qui, d’ailleurs, n’est pas dépourvue d’humour… noir  : « Si mon père avait su, ai-je pensé, lui qui s’était toujours plaint qu’il allait mourir sans avoir de  petits-enfants…
Je lui ai acheté des jouets, des poupées, des dés en plastique et des tétines… »


Lorsque Angelina découvre que les nouveaux propriétaires ont fait construire une piscine à la place du jardin, dispersant définitivement ses restes, la narratrice comprend qu’elle ne pourra jamais se débarrasser du petit fantôme : «… j’ai marché rapidement jusqu’à l’arrêt du 15, l’obligeant à courir derrière moi avec ses pieds nus, tellement décharnés qu’on pouvait voir ses petits os blancs.
 

 Un livre qui m'a remuée, qui m'a emplie à la fois de tristesse et de révolte, et qu'il faut parfois relire dans la foulée (le premier saisissement passé) pour mieux en sentir l'impact !



un livre lu dans le cadre du challenge d'Ingammic sur la littérature sud-américaine

Voir Moka qui a un avis différent

Shangols : ici

Bison :Ici

dimanche 28 février 2021

La littérature latino-américaine

 

Le mois de la littérature Latino-américaine d'Ingammic et Goran vient de se terminer. Je suis loin d'avoir lu tous les livres que j'avais mis de côté mais déjà commence le mois de la littérature des pays de l'Est de Goran, Eve et Patrice. Alors il me faut arrêter pour aller vers d'autres horizons, non sans remercier les initiateurs de cette incursion vers l'Amérique latine, des belles et fortes découvertes que j'ai pu faire au cours de ce mois de Février !

 Je fais ici le bilan des livres lus non seulement pendant ce mois mais aussi avant, dans le passé. C'est une littérature que je connais mal mais, bien sûr, j'y retournerai ! Je note en vert les livres que j'ai lus ce mois-ci,  mes deux coups de coeurs, plus les trois livres que je préfère à côté de ces deux coups de coeur. Ce qui n'empêche pas que les autres soient intéressants.


Argentine

 


Salva Almeda : Les jeunes mortes

Hernan Diaz : Au loin

César Aira : Le testament du magicien Ténor

 Alberto Manguel : dans la forêt du miroir (citation)

 Silvia Baron-Supervielle : Lectures du vent

 Brésil


 

 

 

 

 

 


Paulo Coelho : Le pèlerin de Compostelle (2)

Paulo Coelho : le pèlerin de Compostelle (1)

Betty Mindlin : Carnets sauvages chez les Surui du Rondônia



Chili


Pablo Neruda (avec Rimbaud et Gamboa) Nous entrerons aux splendides villes

Pablo Neruda : Oh ! longs trains de nuit

Francis Coloane : Le dernier mousse

 

Colombie



 

 

 

 

 

 

Santiago Gamboa : retourner dans l’obscure vallée (4)

William Ospina : Le pays de la cannelle

Cuba

Alejo Carpentier : Le siècle des lumières (coup de coeur 2)

Leonardo Padura : Les brumes du Passé (Citation)

Leonardo Padura : Les brumes du passé


Guatemala



 

 

 

 

Eduardo Halfon : Deuils

Haïti 





Mexique

 

Carlos Fuentes :  En inquiétante compagnie

Guillermo Arriaga  : Le sauvage (5)

Guillermo Arriaga : Mexico quartier sud 

Homero Arejdis :  Le temps des anges

Pérou



 

 

 

 

 

 

 

Mario Vargas Llosa : la fête au bouc (3)
 

Jose Maria Arguerdas : Diamants et silex (coup de coeur 1)







 



vendredi 26 février 2021

Guillermo Arriaga : Le sauvage


Dans un quartier violent de Mexico, Unidad Modelo, Juan Guillermo qui vit dans une famille aimante, est en admiration devant son brillant frère aîné, Carlos, trafiquant de drogues. Lorsque celui-ci est assassiné par « les bons garçons » un groupe de fanatiques religieux, appuyé par le commandant de police Zurita, il jure de le venger. Sa grand-mère, ses parents, minés par le chagrin, vont mourir à leur tour, le laissant seul à l’âge de 17 ans.
Parallèlement se déroule l’histoire d’Amaruq, un trappeur inuit qui poursuit un loup à travers les forêts du Yukon.

Comment rendre compte d’un livre comme Le sauvage de l'écrivain mexicain Guillermo Arriaga ? Un roman fleuve touffu (700 pages) qui coule impétueusement pour ne pas dire sauvagement (et oui, le titre du roman !) emportant tout sur son passage, un roman qui dépose, comme des alluvions, des pensées philosophiques, de Confucius à Jim Hendrix, des considérations mythologiques, étymologiques, ethnologiques, englobant toutes les civilisations, de la Grèce à Rome, en passant par l’Afrique ou la Chine et les peuples amérindiens, les aztèques du Mexique, un récit qui enchevêtre savamment deux histoires, sans aucun ordre, et surtout pas chronologique  :  
Celle du jeune Juan Guillermo dans un quartier populaire de Mexico
et celle d’Amaruq, un trappeur inuit, qui traque un loup géant dans les forêts enneigées du Yukon, loup qui n’est autre que son double.

A priori, rien de commun entre ces deux histoires si ce n’est que le lecteur se doute bien qu’elles se rejoindront un jour, ce qui n’empêche pas l’effet de surprise lorsque cela arrive.
Mais le lecteur va voir bien vite que le fil directeur de ces deux récits est le loup. Le loup sauvage et libre que traque Amaruq, mais aussi la bête sauvage et muselée, enlevée à sa forêt, enchaînée, que l’homme n’est pas parvenu à domestiquer. C’est celle qu’affronte Juan Guillermo, solitaire, dans sa maison dévastée, un combat qui oppose l’adolescent de 17 ans qui a perdu toute sa famille à l’animal indompté que lui ont donné ses voisins. La ressemblance entre les deux, la bête et le jeune homme est frappante.

Et puis il y a l’homme, un loup lui aussi, celui qui torture et assassine au nom de Dieu. Ainsi, les« Bons garçons », groupuscule de droite catholique, fanatisé, armé par l’église, protégé par le gouvernement, qui font la chasse aux communistes, aux athées, aux juifs, aux homosexuels, aux prostituées … Bref ! à tous ceux qui, à leurs yeux, offensent la morale. Ceux qui ont laissé le frère de Juan, Carlos, mourir noyé dans la citerne où il s’était caché.
Et enfin la police, en la personne de Zurita, partisan de la justice expéditive, complice de tous les crimes y compris du trafic de drogues pourvu que l’on sache l’acheter ! Zurita qui monte en grade, toujours plus puissant, récompensé par le gouvernement pour ses bons et loyaux services chaque fois qu’il accomplit un travail « d’épuration ». Car tout est pourri au Mexique, tout est corrompu, du plus bas de l’échelle au plus haut. La Justice n’existe pas, c’est celui qui a le plus d’argent qui l’emporte. La corruption règne. Pas étonnant, alors, que Juan décide de venger son frère par ses propres moyens en tuant de ses mains Humberto, le chef des Bons garçons.
La Vengeance, l'un des thèmes importants du roman, avec la corruption, et ses questionnements : la vengeance est-elle légitime ? Peut-elle laisser indemne ? Celui qui se venge ne descend-il pas au niveau de de celui qui a commis le crime ? Que va-t-il arriver à Juan quand sa vengeance sera assouvie ? Sera-t-il toujours le même homme ? Vengeance étroitement liée à notion de culpabilité et de responsabilité. Aux yeux de l’adolescent, son grand frère Carlos si beau, si intelligent, si cultivé (il adore la lecture), si plein d’humour, est auréolé d’innocence. Il n’est pas coupable de vendre de la drogue puisque les gens sont libres d’en consommer ou pas. Ce sont les drogués qui sont responsables de leurs vices mais pas Carlos. La question se reposera quand Juan récupèrera l’argent de la drogue après la mort de son frère.

Tout n’est pas au même niveau dans ce livre. Il y a des moments si forts, si prenants, qu’ils vous retiennent prisonniers, puis des passages, non de la lassitude mais de relâchement, où vous sentez que vous n’êtes pas aussi impliqués. La mort de Carlos dans la citerne orchestrée par les coups de poing qu’il donne dans les parois, résonnant comme un glas, est hallucinante; celle du combat féroce entre le loup et Juan l’est tout autant. Et que dire, de la vision hallucinante d’Humberto, le fanatique, au pied du cercueil de sa mère, dans le logement empuanti par l’odeur du cadavre ! Les nuits redoutables d’Amaruq dans la forêt du Yukon, hantées par les esprits des morts, cernées par les loups, sont aussi très impressionnantes. Ces scènes présentent une forme de grandeur par rapport à la violence des villes. Là, c’est une confrontation entre la Nature et l’Homme et la manifestation de la toute puissance de la Nature par rapport à la fragilité humaine. Pourtant l’Homme lui oppose la force de sa volonté. Et ce n’est pas rien ! Ainsi en est-il de la marche forcée d’Amaruq dans la neige pour sauver son loup, et de la chasse de la dernière chance qu’il mène pour se procurer à manger, au bord d’une falaise verglacée, à la poursuite d’une chèvre. C’est de la grandeur de l’homme qu’il s’agit malgré sa faiblesse. C’est aussi de liberté. Tout ce qui manque à Juan Guillermo dans la jungle de Mexico.
Le roman se termine par une note d’espoir dans lequel Juan, aidé en cela par son amour, Chelo, va peut-être retrouver, avec la liberté, le goût de vivre ?

Guillermo Arriaga


 Guillermo Arriaga Jordán est un acteur, réalisateur, scénariste et producteur mexicain pour le cinéma, et un écrivain. Il est né et a grandi dans le quartier populaire Unidad Modelo, l'un des plus violents de la ville de Mexico. À l'âge de 13 ans, il perd le sens de l'odorat à la suite d'une bagarre de rue. Il se servira à plusieurs reprises de cette expérience dans ses scénarios. Arriaga est diplômé d'une licence en sciences de la communication et d'une maîtrise d'histoire de l'université ibéro-américaine. Il fut un temps professeur dans cette université, où il rencontre Alejandro González Iñárritu, puis à l'Institut de technologie et d'études supérieures de Monterrey.

Son premier livre traduit en français "Un doux parfum de mort" est paru chez Phébus en 2003. Il est l’auteur des scénarios de 21 Grammes, Amours Chiennes et Babel d’Alejandro González Iñárritu.
Il a également écrit le scénario et a joué dans le premier long-métrage réalisé par Tommy Lee Jones, Trois Enterrements, pour lequel il a remporté le Prix du scénario au Festival de Cannes 2005. Il a depuis écrit le scénario de El Bufalo De La Noche, qu’il a également produit. (Babelio)


 

 

lundi 22 février 2021

Eduardo Halfon : Deuils

 

Le titre du roman d’Eduardo Halfon, Deuils, s’écrit au pluriel. Pourtant, c’est un deuil particulier que  présente le narrateur dans l’incipit :

« Il s’appelait Salomon. Il est mort à l’âge de cinq ans, noyé dans le lac d’Amatitlan : C’est ce qu’on me racontait, enfant, au Guatelamala. Que le frère aîné de mon père, le premier né de mes grands-parents, celui qui aurait dû être mon oncle Salomon, était mort noyé dans le lac d’Amatitlan, accidentellement, quand il avait mon âge, et qu’on n’avait jamais retrouvé son corps. »

De là, pour l’enfant qu’il était alors, une fascination pour ce lac où il ne se baignait avec son petit frère, qu’après avoir dit des paroles incantatoires pour apaiser l’esprit du jeune mort. Mais, plus tard quand il essaie d'en savoir plus, ni la mère du narrateur, ni son frère ne se souviennent de cette histoire. Certes Salomon est mort mais pas de cette façon ! Aurait-il inventé ce souvenir ?
Où se trouve la vérité? Il y a pourtant beaucoup d’enfants qui se sont noyés dans ce lac, comme le découvre l’auteur, enquêtant auprès des riverains installés depuis longtemps dans ces lieux. Mais aucun ne porte ce nom.  Quel mystère entoure la mort du frère aîné de son père ?

Eduardo Halfon se lance dans une enquête qui va révéler les  nombreux deuils de la famille, celui d’un autre frère, du grand-père cette fois-ci, nommé lui aussi Salomon, mort de faim dans le ghetto de Varsovie, ceux d’une partie de  la famille dans les camps de concentration polonais.

Parti à la recherche du mystère, le narrateur retrace le passé tragique de toute sa famille. Après avoir survécu aux camps, le grand père part au Guatemala. C’est là que naîtra Eduardo Halfon, c’est dans ce pays qu’il a vécu pendant dix ans, passant ses vacances chez ses grands-parents dans une maison près du lac Amatitlan. Puis lorsque le Guatemala est pris dans la violence de la dictature, survient le départ de la famille aux Etats-Unis.  
Et enfin le retour de l’homme adulte près du lac à la recherche de son enfance et du petit "noyé", où il interroge sa mémoire et celle des habitants. Car tout le récit traite de la mémoire,  de la difficulté à faire ressurgir le passé, de l’oubli volontaire ou non, du refus et pourtant de la nécessité du souvenir …

Le récit est écrit par un écrivain guatemaltèque mais le livre se distingue des autres écrivains latino-américains par les propos et par le style. Certainement parce que l'écrivain a vécu longtemps hors du Guatemala; parce que ses origines, avec des parents juifs séfarade et ashkénaze, en font un Européen ; et parce que, de ce fait, le livre ne se fait pas autour de la violence des coups d'état à répétition au Guatemala, de la répression criminelle exercée par  les juntes militaires qui se sont succédé dans le pays, avec l'appui des Etats-Unis. La violence est ailleurs, tournée mais vers d'autres horreurs, au niveau collectif, celle du nazisme et de l'holocauste, et au niveau familial et privé, par ce qui est arrivé au frère aîné du père, Salomon. Tout, dans ce récit est en sourdine, tout semble voilé par la nostalgie et la tristesse.

Le livre obtenu le prix pour écrivain étranger en 2018. L'auteur vit maintenant à Paris.




dimanche 14 février 2021

Selva Almada : Les jeunes mortes

 

Dans Les jeunes mortes l’écrivaine argentine Selva Almada enquête sur trois crimes non élucidées qui ont eu pour victimes des jeunes filles de milieux sociaux défavorisés : Andrea (19 ans) Maria-Luisa (15 ans) et Sarita (20 ans). Ces faits se sont passés à la fin des années 80. Quand Andrea est morte en 1986, Salva Almada avait 13 ans.  
Et cette recherche l’amène à la découverte de nombreuses autres victimes dont on connaît ou non le meurtrier, mortes sous les coups d’un mari, d’un amant, d’un pervers, d’une brute, rappelant que le féminicide sévit partout en Argentine, comme ailleurs dans le monde mais peut-être plus encore dans ce pays. Beaucoup de ces affaires ne sont pas résolues par la police et ces crimes demeurent impunis.

" A Villa Maria, depuis 1977, on dénombre une vingtaine de crimes non résolus. En 2002, après la mort de Mariela la Condorito Lopez, l’association Verdad y justicia, Vérité et justice, a vu le jour. » Ce sont des religieuses qui l’ont créée et cette association se nomme maintenant Justicia para Todos."


Salva Almada consulte les dossiers judiciaires de ces jeunes filles, fouillant les archives, les articles de journaux, retrouve les personnes qui les ont connues, des témoins qui ont participé au recherche du corps, des membres de leur famille, des médecins, des voisins … Certains sont persuadés de connaître les coupables, d’autres, un grand frère par exemple, se souvient bien des faits et sa vie est devenu un combat pour faire justice à sa soeur.

Selva Almada parvient à dresser un portrait des jeunes filles et derrière leur silhouette se dessine la vie d’un pays où les adolescentes pauvres voire les enfants vont travailler très jeunes, où les filles peuvent être enceintes à 15 ans, ayant rarement l’occasion de poursuivre des études.

Andrea, qui est la seule des trois jeunes filles a faire des études payées par son fiancé n’a pas été obligée d’aller travailler dès son enfance. Elle a été tuée d’un coup de couteau dans son lit; ses parents ont été suspectés.  Marie-Luisa est toute fière de commencer à travailler à quinze ans, son premier emploi, son premier petit ami. Sa vie s’est arrêtée là. Elle a accepté de monter dans une voiture avec deux de ses amies et des hommes. Parmi eux son amoureux et le patron de celui-ci. On l’a retrouvée morte dans la vase d’un étang. Seul le squelette de Sarita a été retrouvé et l’on ne sait pas s’il s’agit vraiment d’elle ou d’une autre malheureuse.

A-t-on fait tout ce qu’il fallait pour retrouver les coupables ? C’est la question qui peut se poser. Parfois l’on a l’impression que le coupable présumé n’a pas été inquiété à cause de sa position sociale. Parfois que les hommes ont tous les droits. L’un prostitue sa femme qui est  "trop jolie pour faire le ménage", les jeunes s’amusent à des viols collectifs, les vieux jettent des regards concupiscents sur les petites filles. Et les maris ?

"Quand nous parlions de la femme du boucher Lopez. Ses filles allaient à l’école avec moi. Elle l’a accusé de viol. Depuis longtemps, en plus de la frapper, il abusait d’elle sexuellement. J’avais douze ans et cette nouvelle m’avait profondément marquée. Comment pouvait-elle se faire violer par son mari ? Les violeurs étaient toujours des hommes inconnus qui attrapaient une femme et l’emmenaient dans un terrain vague, ou alors qui pénétraient chez elle en forçant la porte. (…) Personne ne nous avait dit qu’on pouvait se faire violer par son propre mari, par son père, par son frère, son cousin, son voisin, son grand-père, son instituteur. Par un homme en qui on avait confiance."

Ce livre est paru en Argentine en 2014. Dans l’épilogue, Salva Almera écrit  :

« Ça fait déjà un mois que la nouvelle année a commencé. Au moins dix femmes ont été assassinées du seul fait d’être femmes. Je dis au moins car ce sont les noms publiés dans la presse, celles dont ont parlé dans les journaux. »
 

et elle conclut :

"C’est l’été et il fait chaud, presque comme ce matin de novembre 1986 quand, d’un certaine manière, ce livre a commencé à s’écrire, lorsque la jeune morte a croisé ma route. Maintenant j’ai quarante ans et, contrairement à elle et aux milliers de femmes assassinées dans notre pays depuis lors, je suis toujours vivante. Ce n’est qu’une question de chance."

Ce livre a le mérite, tout en rendant hommage à ces femmes assassinées, de dénoncer les violences que les hommes exercent contre les femmes et de réveiller les consciences. Ce n’est pas un roman. Il est écrit avec sobriété, en prenant de la distance. Il ne m'a pas touchées d'un point de vue littéraire mais il faut le considérer comme un témoignage important de l’inacceptable.

 


mardi 9 février 2021

Santiago Gamboa : retourner dans l’obscure vallée

 

Comme il y a un littérature de la dictature dans les pays latino-américains, il y a aussi, en corollaire, une littérature de l’exil et du retour. Le retour est, en effet, le thème du livre Retourner dans l’obscure vallée de Santiago Gamboa, colombien, exilé en Europe. L’auteur emprunte ce titre à William Blake cité en exergue : « L’homme devrait travailler et s’attrister, apprendre, oublier et retourner dans l’obscure vallée d’où il est venu pour reprendre sa tâche. »

Et dans ce livre aux voix multiples, Santagio Gamboa place Rimbaud, le poète de l’exil, comme personnage à part entière, devenu le sujet d’une biographie écrite par le narrateur. Ce dernier est toujours désigné par son titre, Consul, fonction qu’il a occupée en Inde dans le passé. C’est autour de lui que tournent tous les autres personnages qui se confient à lui. Consul est dépositaire de leurs secrets car c’est lui le romancier qui écrit leur histoire.

Le Consul est exilé en Italie, à Rome, mais une amie, Manuela, qu’il a perdu de vue depuis des années, lui demande de venir le rejoindre à Madrid où elle vit. C’est à Madrid aussi que se trouve Juana, elle aussi colombienne. Elle étudie la langue et la philologie espagnoles à l'université, occasion pour elle de  fuir son pays, son enfance violente, la trahison d’une amie.  Il y a aussi Tertuliano, un néo-nazi populiste, violent, illuminé athée, créateur d’un culte à la Terre, un de ces fous qu’il vaut mieux avoir comme ami plutôt que comme ennemi ! Enfin, le prêtre Palacios qui, pendant la guerre civile lutte contre les forces révolutionnaires et veut rétablir l’ordre et défendre la propriété et l’église. Il fait torturer et tuer de nombreuses personnes soupçonnées de complicité, en trahissant le secret de la confession. Lui ne repartira pas. Il est emprisonné et doit répondre de ses crimes.

Vues de Bogota (wikipédia)
 
Ces exilés vont enfin rentrer au pays à la fin de la guerre pour poursuivre un affreux tortionnaire, paramilitaire cruel, trafiquant de drogues, afin de venger Juana, victime, dans son enfance, de cet homme  dangereux.
C’est le retour au pays. Le Consul retrouve sa ville natale, Bogota. Tout exilé porte en lui l’espoir du retour mais il est rarement synonyme de bonheur et d’apaisement. Retour impossible, source de désillusion. Nul ne peut retrouver son enfance et le passé est bien mort. Après nous avoir présenté, la Colombie des années de guerre, les exactions perpétrées sur les populations, les atrocités commises par une classe de riches propriétaires qui s’appuie sur des paramilitaires, tueurs exercés et sans états d’âme, et la toute puissance des cartels de la drogue, Santiago Gamboa dresse un tableau assez noir de la société colombienne actuelle. Bogota est à nouveau en paix, l’économie prospère mais elle n’est pourvoyeuse de richesses que pour les uns, exacerbant encore les inégalités sociales, laissant les autres dans la misère. Après la guerre civile, les colombiens sont condamnés à vivre ensemble aussi naît une société « du pardon » dont l’hypocrisie accable le consul et ses amis. Eux qui sont là pour accomplir une vengeance.
Ce livre, j’ai failli l'abandonner, effrayée par la violence et la crudité de certaines scènes, les viols, les tortures, l'horreur des assassinats, les massacres de masse, les attentats terroristes. Le roman est paru en 2017 et  dans l’Europe actuelle, la situation n’est pas plus rose qu’en Colombie ! A Madrid l’ambassade d’Irlande est occupée par des membres terroriste de Boko Haram qui tue les otages l’un après l’autre dans l’indifférence générale des gens attablés à la terrasse des cafés. L’extrême droite néo-nazie renaît de ses cendres, les haines raciales s’attisent. Les crises économiques se succèdent. Les migrants meurent noyés en Méditerranée. 
Bref! On en a envie de s’enfuir à cette lecture ! Mais il y a une sorte de lâcheté à ne pas regarder en face ce qu’est notre monde, si bien que j’ai continué à lire. Et puis, on a envie de savoir ce que deviennent les personnages dont on partage les tourments. Enfin, il y a une telle force dans ce roman que j’ai fini par ne plus le lâcher, subjuguée par ce récit puissant, tenue en haleine par le suspense de cette intrigue hallucinante.
Pourtant le roman se termine sur une note d’espoir pour ceux qui n’ont plus de pays parce que « le seul endroit où l’on puisse toujours revenir, c’est la littérature ». Et là Rimbaud tient encore une place prépondérante !
 
 


 
 Santiago Gamboa


Santiago Gamboa est né le 30 décembre 1965 à Bogota. Il est une des voix les plus puissantes et originales de la littérature colombienne. Né en 1965, il étudie la littérature à l’université de Bogotá, la philologie hispanique à Madrid, et la littérature cubaine à La Sorbonne. Journaliste au service de langue espagnole de rfi, correspondant à Paris du quotidien colombien El Tiempo, il fait aussi de nombreux reportages à travers le monde pour des grands journaux latino-américains. Sur les conseils de García Márquez qui l’incite à écrire davantage, il devient diplomate au sein de la délégation colombienne à l’unesco, puis consul à New Delhi. Il vit ensuite un temps à Rome. Après presque trente ans d’exil, en 2014, il revient en Colombie, à Cali, prend part au processus de paix entre les farc et le gouvernement, et devient un redoutable chroniqueur pour El Espectador.
Sa carrière internationale commence avec un polar implacable, Perdre est une question de méthode (1997), traduit dans de nombreux pays, mais sa vraie patrie reste le roman (Esteban le héros, Les Captifs du Lys blanc). Le Syndrome d’Ulysse (2007), qui raconte les tribulations d’un jeune Colombien à Paris, au milieu d’une foule d’exilés de toutes origines, connaît un grand succès critique et lui gagne un public nombreux de jeunes adultes.
Suivront, entre autres, Nécropolis 1209 (2010), Décaméron des temps modernes, violent, fiévreux, qui remporte le prix La Otra Orilla, et Prières nocturnes (2014), situé à Bangkok. Ses livres sont traduits dans 17 langues et connaissent un succès croissant, notamment en Italie, en Allemagne, aux États-Unis.
Il a également publié plusieurs livres de voyage, un incroyable récit avec le chef de la Police nationale colombienne, responsable de l’arrestation des 7 chefs du cartel de Cali (Jaque mate), et, dernièrement, un essai politico-littéraire sur La Guerre et la Paix où il passe le processus de paix colombien au crible de la littérature mondiale.  source ici Editions Métailié

Du côté de l'art :

Bien sûr, Ferdinando Botero reste le peintre colombien le plus connu en Europe.


 

Mais comme c'est justement un peintre moins connu que je veux présenter ici, j'ai choisi de vous parler d'une femme, Débora Arango, peintre engagée, qui a été mise au ban de la société et dont l'oeuvre a fait scandale et a subi la censure la plus rigoureuse.

Débora Arango

 
Débora Arango Pérez née le en 1907 à Medellin et morte en 2005 à Envigado est une artiste et aquarelliste colombienne.
 
 
Debora Arango va affirmer la volonté de la femme à ne pas être traitée comme la propriété de l'homme et revendique la liberté  physique, morale et intellectuelle de la femme
«Les hommes de ma génération n'éprouvaient de satisfaction que si la femme était docile et obéissante; peu leur importait ce qu'elle pensait, et encore moins ce qu'elle ressentait. [...] La plupart des hommes sont durs et distants. Quand j'étais jeune, se marier à l'un d'eux était comme épouser un épouvantable orage.».
Elle est la première femme en Colombie à représenter dans ses peintures le corps dénudée de la femmes  soulevant l'indignation des partis conservateurs et de l'église. Elle fut déclarée "folle" par les autorités écclesiastiques et son frère obtint qu'elle soit envoyée à l'asile, ce qui lui évita la prison. Mais elle en fut chassée après avoir représenté dans une peinture d'une rare violence une femme prisonnière de l'institution médicale.

Debora Arango :Esquizofrenia en el manicomio, 19 40


Debora Arango : Les droits de la femme
 
L'église étant l'un des pouvoirs le plus conservateur en ce qui concerne la liberté,  le clergé est une des cibles principale des thèmes de Debora Arango.

 Debora Arango : La procession
 
Dans le tableau ci-dessus, un jeune femme croyante s'agenouille au pied du prélat sous le regard concuspiscent des jeunes prêtres. Le tableau fit scandale, l'église en demanda l'interdiction.
"Les attaques à son encontre furent très violentes. Débora Arango  fut une des premières femmes à conduire une voiture à Medellin, qui portait le pantalon, qui faisait du cheval à califourchon, et on lui jetajetait des sceaux d’eau bouillante pour ces dernières raisons. Nombreuses de ses œuvres furent censurées et elle dut parfois se retirer chez elle et y laisser quelques œuvres, pour sa propre sécurité. Débora ne réussit pas à faire accrocher deux de ses tableaux lors d’un salon auquel elle fut conviée par un ministre de l’éducation, un nu féminin appelé « Montagnes » et une représentation des travailleurs des abattoirs de la région de Medellin. Son tableau La procesión (La procession) représentait une femme incitant la sexualité des jeunes curés et qui subit la réprobation des dames de la société. On évitait ou refusait souvent d’exposer ses tableaux, pour « éviter des scandales ». En 1957, dans sa ville natale de Medellin, les événements politiques nationaux l’obligèrent même à décrocher elle même ses travaux devant toute une assemblée. Enfin, elle fut exclue des expositions internationales organisées par le gouvernement colombien dans les années 1990 pour promouvoir les artistes colombiens. Le prétexte était qu’elle nuirait à « la bonne image » du pays. Débora Arango est aussi la première artiste qui représenta, dans l’art colombien, les grands bouleversements historiques. Elle fit par exemples des tableaux représentant les foules manifestant." (source ICI)


Debora Arango : La République

Debora Arango  : La République (détail)


Dans ce tableau, Débora Arango s’attaqua  au dictateur Laureano Gomez,  représentant le plus intransigeant du  catholicisme, responsable du plus grand génocide de l’histoire colombienne moderne.
Quand enfin il abandonne le pouvoir, malade, Débora le peint en crapaud à la cravate tricolore. Sa civière est transportée par des vautours ; son cortège est mené par la camarde ; des hommes, curés, fanatiques, l’armée, les canons lui font des honneurs. Des petits crapauds-clones du malade sont chassés par le Général qui le succédera à la tête du pays dévasté.

Pour les curieux

 *Ce qu'il est bon de se rappeler pour la lecture de ce livre (résumé)

Les Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple ( : Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia – Ejército del Pueblo), généralement appelées FARC, étaient la principale guérilla communiste impliquée dans le conflit armé colombien.
Les origines :
 
Au cours des années 1930 et 1940 e la concentration de la terre entre les mains de quelques grands propriétaires favorise le développement d'un puissant mouvement paysan visant à l'obtention d'une réforme agraire. Ce mouvement débouche sur la dislocation de plusieurs grandes haciendas et sur la création de zones d'autodéfenses paysannes, souvent de sensibilité communiste, pour défendre les terres prises aux haciendas dans des zones reculées du pays. Entre 1945 et 1948, plus de 15 000 paysans sont assassinés par des groupes armés soutenus par les propriétaires terriens. Le 9 Avril 1948, le principal meneur de la gauche colombienne Jorge Eliecer Gaitan, figure très populaire auprès de la population pauvre et probable futur président du pays, est assassiné. Son homicide marque une profonde blessure dans la société colombienne, et provoque plusieurs jours d'émeutes à Bogota. La période qui suit,  jusqu'en 1960, années dites de La Violenca, reste la plus violente de l'histoire de la Colombie. Elle fera entre 100 000 et 300 000 victimes.  Les FARC sont habituellement considérés comme le produit de ces luttes et de leurs violentes répressions

Les représentants des FARC signent le 26 septembre 2016 un accord de paix avec le gouvernement. À la suite de cet accord, les FARC fondent le un parti politique légal.

 Les paramilitaires

Autodéfenses unies de Colombie (AUC, Autodefensas Unidas de Colombia) sont le principal groupe paramilitaire colombien, fondé le 18 Avril 1987 à partir d'une unification des groupes paramilitaires pré-existants fondés à l'initiative de l’armée, de propriétaires terriens ou des cartels de drogue.

Les paramilitaires constituaient une force auxiliaire de l’armée colombienne "utilisée pour semer la terreur et détourner les soupçons concernant la responsabilité des forces armées dans les violations des droits humains." Pour les Nations-unies, les guérillas colombiennes seraient responsables de 12 % des assassinats de civils perpétrés dans le cadre du conflit armé, les paramilitaires de 80 % et les forces gouvernementales des 8 % restant. (Merci wikipédia)

dimanche 7 février 2021

Alejo Carpentier : Le siècle des Lumières

 

Le siècle des Lumières de Alejo Carpentier, écrivain cubain, c’est, la Révolution française et ses répercussions dans les Caraïbes, à Cuba où débute l’action puis à la Guadeloupe, via Paris et Bordeaux, pour arriver en Guyane.
Trois jeunes cubains, personnages fictifs et attachants du roman, Esteban, sa cousine Sofia et son cousin Carlos, vont être les témoins de cette époque tourmentée. Pour Esteban, en particulier, cette période va représenter une initiation cruelle, qui lui fera perdre naïveté, confiance et espérance.


Victor Hugues

Esteban quitte la Havane pour suivre son ami Victor Hugues, personnage historique, ancien négociant, fervent admirateur de Robespierre. Victor devient accusateur public à la Rochelle avant de partir pour la Guadeloupe afin d’y abolir l’esclavage. Moments de réjouissance et de bonheur vite suivis, dans la foulée, par l’utilisation de la guillotine que l’accusateur public a transportée avec lui. Victor Hugues reprend l’île aux britanniques et organise la guerre de course (corsaires) qui va créer une classe de nouveaux riches. A la fin de la Révolution, loin de tomber en disgrâce, Victor Hugues devient gouverneur en Guyane et applique, sans état d’âme, le nouveau décret qui rétablit l’esclavage, opérant ainsi un grand retour en arrière et abolissant tout espoir d’un monde meilleur.  

Tout le pessimisme de Carpentier-Esteban s’exprime ici. C’est comme si la révolution n’avait pas existé, que les  gens étaient morts pour rien, comme si les idées positives de cette période avaient été ensevelis sous les actes de la Terreur, la corruption des esprits, l’ambition et l’avidité humaines, le reniement de soi-même.
Ce vaste panorama de la révolution, magnifique élan des peuples opprimés, qui débute par l’espoir de la liberté et de l’égalité, vire donc peu à peu au cauchemar aux yeux d’Esteban qui perd toutes ses illusions. Pourtant quand il parvient à fuir en Guyane néerlandaise avant de regagner Cuba, et qu’il voit, comme nous l’a montré Voltaire, que l’on coupe les pieds ou les mains des esclaves marron, il comprend l’urgence de la révolution.

En fait, Esteban, disciple de Victor Hugues, fait souvent penser à Candide, disciple de Pangloss, mais s’il subit les mêmes désillusions, il n’aura pas, comme le héros de Voltaire, le temps de cultiver son jardin.
En revenant à La Havane, il ne pourra pas transmettre son expérience désenchantée à Sofia et Carlos, ceux-ci ayant toujours foi dans la révolution des Lumières. La jeune fille devra faire elle-même son expérience.

Jean Nicholas Billaut Varenne

Alejo Carpentier peint avec habileté les changements qui s’opèrent dans l’âme humaine. Victor Hugues quand il fait connaissance des  adolescents, Esteban, Sofia et Carlos, à la Havane, est un jeune homme sympathique, un peu tapageur et suffisant, mais amusant et amical. L’amitié des trois enfants, livrés à eux-mêmes après la mort de leur père, et du jeune homme étranger, français de Marseille, dans le fouillis de cette maison-capharnaüm est un instant de grâce. Un peu comme le jardin de l’Eden avant la chute. C’est un moment de bonheur aussi pour le lecteur. Mais peu à peu Victor Hugues se transforme. Lorsque Esteban le retrouve à La Rochelle où il fait tomber les têtes à un  rythme soutenu, l’homme qu’il est devenu n’a plus rien d’humain. Et il finira par oublier ses idées. Il y aussi des moments très forts quand, en Guyane, nous rencontrons tous les révolutionnaires, sauvés de l’échafaud mais envoyés au bagne. C’est une sorte d’enfer dantesque qui est décrit, avec les différents cercles, tous prêts à renier leurs idées, sauf un, au centre, Billaut-Varenne, membre du comité de salut public, partisan de la terreur, qui a fait tomber la tête de Robespierre ! Des portraits qui marquent !

Un style baroque

Henri Rousseau dit le douanier
 

 Alors certaines créatures végétales d'en bas prenaient des silhouettes nouvelles : les papayers avec leurs mamelles suspendues autour du cou, semblaient s'animer, s'acheminer vers les lointains fumeux de la Soufrière : le fromager "père de tous les arbres" comme disaient certains nègres, prenaient davantage la forme d'un obélisque, d'une colonne rostrale, d'un monument, et sa taille croissait contre les feux du crépuscule. Un manguier mort se transformait en un faisceau de serpents immobilisés dans leur élan pour mordre, ou bien encore, vivant et débordant de sève qui suintait à travers l'écorce et les peaux jaspées de ses fruits, il fleurissait soudain et s'enflammait de jaune. Esteban suivait la vie de ces créatures avec l'intérêt que pouvait lui inspirer le développement d'une existence zoologique.

Si le récit est riche en aventures et en histoire des idées, le style ne l’est pas moins ! Je comprends que l’on parle de style baroque à propos d’Alejo Carpentier, tant le foisonnement de ses descriptions, la profusion des couleurs, des sons, des odeurs, des détails de toutes sortes, l’abondance et la richesse du vocabulaire sont des ornements éblouissants.

 Ce n’est pas sans raison qu’il montre son héros Esteban « jouir de l’euphorie des mots ». 

 « Esteban était rempli d’étonnement quand il remarquait que le langage, en ces îles, avait dû utiliser l’agglutination, l’amalgame verbal et la métaphore, pour traduire l’ambiguïté formelle des choses qui participaient à plusieurs essences. De la même façon que certains arbres étaient appelés, « acacias-bracelets », « ananas-porcelaine », « bois-côte, « balai-dix heures », « cousin-trèfle », « pignon-gargoulette », « tisane-nuée », « bâton-iguane », de nombreuses créatures marines recevaient des noms qui, pour fixer une image, établissaient des confusions de mots, engendrant une zoologie fantaisiste de poissons-chiens, de poissons-boeufs, de poissons-tigres, de poissons ronfleurs, souffleurs, volants, à queue rouge, rayés, tatoués, fauves…. »

Et son érudition couvre tous les domaines, qu’il parle de fonds sous-marins, d’histoire, de philosophie, de musique, d’ethnologie, de géographie, de végétation tropicale,  c’est toujours incroyablement riche, précis, minutieux et pourtant poétique et visionnaire.

Certains matins à l’aube, la mer était si calme et silencieuse que les craquements isochrones des cordes aux tonalités plus aiguës ou plus graves selon qu’elles étaient plus courtes ou plus longues se combinaient de telle sorte que de la poupe à la proue c’étaient des anacrouses et des temps forts, des appoggiatures et des notes piquées, avec le rauque point d’orgue issu d’une harpe formée par des câbleaux tendus, soudain pincés par un alizé.

Un auteur, donc, que je découvre avec admiration et que je veux suivre avec d’autres lectures ! Et oui, encore un !

Alejo Carpentier, écrivain cubain

 
 Alejo Carpentier y Valmont, né 1904 à Lausanne et mort en 1980 dans à Paris, est un écrivain cubain, romancier, essayiste, critique musical, compositeur, qui a profondément influencé la littérature latino-américaine. Il a vécu entre la France, patrie de son père, et Cuba. A Paris, il a rencontré les grands noms du surréalisme, Paul Eluard, Louis Aragon, André Breton et Jacques Prévert. A Cuba il est un fidèle partisan de Castro et il épouse son lutte contre la misère et l'exploitation du peuple cubain. Il est ébloui par le métissage de La Havane et l'indigénisme. Il fera de cet émerveillement l'essence de son oeuvre, qu'il qualifie de "real maravillosa", un réalisme perfectionné par l'émotion et l'enchantement du monde. Le réalisme merveilleux est une notion de critique littéraire ou de critique d’art qui se réfère à des productions artistiques dans lesquelles la représentation du réel est fortement teintée par le merveilleux.
Quelques titres  :  "Le partage des eaux", "Concert baroque", "Le royaume de ce monde"

Art : peinture cubaine

 
Les oeuvres picturales qui évoquent le plus pour moi le "real maravillosa" d'Alejo Carpentier, sont celles du peintre français, le Douanier Rousseau.






Mais l'art du peintre primitif cubain et Ruperto Jay Matamoros m'a paru aussi correspondre aux descriptions enchantées d'Alejo Carpentier.
Non que l'art d'Alejo Carpentier soit naïf mais les paysages colorées qui dévoilent la subjectivité de celui qui les regarde,  appartiennent toujours, au-delà du réel, au domaine du rêve et de la magie.

Ruperto Jay Matamoros ( 1912- 2008)

Le fermier de Ruperto Jay Matamoros
 

Ruperto Jay Matamoros est né en 1912 à Santiago de Cuba. Il est  le plus ancien et le plus grand peintre populaire ou «primitif» de Cuba. Il entre en 1937, à l'atelier de peinture et de sculpture  créé par  le peintre cubain Eduardo Abela.
 
Edouardo Abela

En 1946,  Matamoros crée son propre atelier de décoration et de peinture. En 1963, après la révolution, il rejoint l'UNEAC, l'Union des écrivains et artistes cubains, et commence à travailler sur des commandes de peinture au ministère de la Justice. Depuis les années 1960, Matamoros a exposé dans le monde entier, en Bulgarie, en France, en Hongrie, en Italie, au Mexique, en Suède et en Union soviétique. Il a exposé dans la première Biennale de La Havane, en 1984, ainsi que dans les deuxième et troisième biennales. En 1994, il a reçu l'Ordre Felix Varela, par le Conseil d'État de la République de Cuba.

En 2000, à l'âge de 88 ans, Jay Matamoros a reçu la médaille du 270e anniversaire de l'Université de La Havane et a été honoré du prix national des arts visuels. L'occasion a été présentée par une exposition rétrospective personnelle au Museo Nacional de Bellas Artes, à La Havane.

Jay Matamoros est décédé à l'âge de 95 ans à La Havane en 2008.  (source ici )

 

 La peinture de Ruperto Jay matamoros