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mercredi 17 décembre 2025

Hannah Kent : Incandescentes


Dans Incandescentes, l’écrivaine australienne Hannah Kent écrit sur une communauté religieuse, les Vieux-Luthériens, persécutés pour leur foi dans un petit village de Prusse au début du XIX siècle. Le roman commence en 1836 et nous faisons connaissance d'une jeune fille de 14 ans, Hanne, qui aime vivre librement en pleine nature, écoutant le langage de la terre, de l’eau et des arbres. Un peu sauvage, un peu à part, elle n’a pas d’amie et se sent à l’étroit avec toutes les contraintes qui pèsent sur les filles, les devoirs et les obligations, celle du mariage par exemple, et aussi le rejet de la sexualité, de l’éveil du corps. La religion austère, étroite, sans indulgence, pèse lourdement sur chaque instant de sa vie. Etant donné son âge, elle ne peut plus partager la chambre de son frère jumeau et vit mal cette séparation, d’autant plus que la famille est dévastée par un drame, la mort du frère aîné, tué au moment des persécutions menées contre les Vieux-Luthériens. 

C’est alors que vient s’installer une nouvelle famille dans le village dont Anna Maria qui va s’attirer l’hostilité de certains villageois. Elle est accoucheuse et utilise des plantes et aussi un livre occulte (?)  pour guérir et accoucher les femmes. Il n’en faut pas plus, bien souvent, pour être considérée comme une sorcière ! Sa fille Thea va nouer connaissance avec Hanne qui devient son âme-soeur. Les deux jeunes filles vont s’aimer d’un amour entier, lumineux, sensuel et innocent à la fois, à l’âge des premiers émois, du premier baiser, sans trop savoir quel nom donné à cet émerveillement qu’elles éprouvent. Incandescentes ! 

Cependant le roi autorise le départ des Vieux-luthériens en exil. Ils partiront en Australie coloniser ces terres pourtant habitées*, avec l’espoir de pouvoir vivre leur foi librement. Un voyage en bateau d’une durée de six mois, dans un espace étroit, sans intimité, dans des conditions de promiscuité donc très éprouvantes, avec le mal de mer, le manque d’hygiène et la maladie qui vont faire de nombreuses victimes, les tempêtes, la soif, l’eau croupissant dans les tonneaux… Le scorbut et le typhus sèment la souffrance et la mort et le désespoir s'abat sur les familles touchées. 

Enfin l’arrivée en Australie est loin d’être la fin des épreuves. Les colons n’ont rien pour se nourrir et l’écrivaine imagine qu’ils doivent peut-être leur survie, la première année, aux peuples primitifs qui  leur montrent comment trouver de la nourriture dans cette terre encore inculte. La vie s'écoule, rythmée par le travail parfois épuisant, la culture, l’élevage, le commerce, la religion assez opprimante, les médisances et les méchancetés, mais aussi les mariages, les enfants, la mort…

Ce roman est écrit d’une belle plume lyrique, prenante, dans un style vivant, poétique et l’on s’attache aux personnages, à leur terrible histoire, eux qui sont partis si loin, qui ont survécu à tant de dangers, pour retrouver la liberté de leur foi. Pourtant, l’on ne peut s’empêcher de penser que dans leur manière austère et puritaine de vivre leur religion, dans leurs interdits et leurs limites, ils transportent avec eux leurs propres chaînes. L’amour de Thea et d’Hanne aurait-il été possible dans cette communauté ?

Attention : Si vous comptez lire ce roman, sautez le passage suivant en italique et entre parenthèses, car risque d'espoillier  (ruiner) comme on dit en ancien français. Mot que les anglais nous ont piqué (spoiler, gâcher) et que nous leur avons repiqué ! (Spoiler ! divulger ou divulgâcher, mot québécois entré au  Larousse en 2019. J'aime tellement ces échanges entre les langues !)

( Pendant le voyage, les deux fillettes sont malades et Hanne meurt. Cependant, elle ne peut disparaître et reste présente auprès de ceux qu’elle aime. Désormais, elle n’est plus qu’un esprit,  une ombre,  invisible à tous, et elle va continuer à vivre auprès Thea et de sa famille, à partager leurs chagrins et toutes les aventures de ce long voyage en mer. J’ai été assez surprise de cette mort qui n’en est pas une et je me suis demandé l’intérêt de la faire mourir alors qu’elle reste narratrice et partie prenante de l’histoire ! Mon côté rationnel a été un peu bousculé. J’aime le fantastique pourtant, mais qu’il fasse irruption sans prévenir au milieu du réalisme, m’a gênée. J’ai fini par trouver une réponse :  Hannah Kent veut peut-être faire allusion au thème de l’amour plus fort que la mort,  thème  religieux du cantique des cantiques mais pas seulement, thème de l’amour courtois, le rosier de la tombe de Tristan rejoignant celle de Yseut ? Hanne reste auprès de Théa au-delà de la mort. )

 

*En exergue  : « Ce roman a été écrit sur des terres non cédées et souveraines Paramangk et Kaurna. J’aimerais rendre hommage aux Anciens, passés et présents de ces régions ».