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dimanche 29 mai 2022

Jamie McLaughin : Dans la gueule de l’ours


Pour se faire oublier d'un puissant cartel de drogue mexicain qu'il a trahi, Rice Moore trouve refuge dans une réserve des Appalaches au fin fond de la Virginie, où il est employé comme garde forestier par un riche propriétaire qui lui demande d’assurer la sauvegarde des ours trop souvent décimés par les chasseurs.
Mais la découverte de la carcasse d'un ours abattu vient chambouler son quotidien : s'agit-il d'un acte isolé ou d'un braconnage organisé ? L'affaire prend une tout autre tournure quand d'autres ours sont retrouvés morts. Rice décide de faire équipe avec Sara Birkeland, une scientifique qui a occupé le poste de garde avant lui; Ensemble ils mettent au point un plan pour piéger les coupables. Un plan qui risque bien d’exposer le passé de Rice.
(quatrième de couverture)

Dans la gueule de l’ours, premier roman de Jamie McLaughin, a  obtenu le prix du roman policier en 2020. L’intrigue policière se déploie sur deux plans : d’une part, Rice Moore devra affronter les tueurs d’ours, chasseurs en colère, qui passent outre la loi mais aussi des gangs violents qui ont intérêt à tuer les ours. On apprendra pourquoi. Mais il devra aussi faire face aux trafiquants de drogue qui ne lui pardonnent pas sa trahison et finiront par le retrouver et là, ce sera encore une épreuve supplémentaire et pas des moindres ! Heureusement pour lui, Rice Moore est un dur à cuire, il sait se battre, et sait tirer. Bref ! ce n’est pas un enfant de choeur et il ne reculera pas !

L’aspect policier est intéressant non seulement par les péripéties qu’il nous fait vivre mais aussi parce que l’écrivain nous amène dans ce coin de terre reculé, à la réserve de Turk Mountain, dans les montagnes  de la Virginie, où les autochtones sont plutôt primaires, rébarbatifs voire racistes et violents. L'enquête menée par Rice Moore nous tient en haleine.

Quant au personnage, il est autre chose qu’un trafiquant primaire et brutal et c’est en ce sens qu’il nous apparaît comme intéressant.

Rice Moore a fait des études scientifiques qu’il n’a pu terminer et s’est fourvoyé dans un trafic de drogue pour suivre Apryl, la femme qu’il aime mais il risque tout pour se dégager de ce milieu.
C’est en scientifique, en écologiste, qu’il nous amène dans la forêt à la découverte d’essences variées, d’oiseaux et autres animaux qu’il reconnaît, nomme et décrit pour établir des preuves de leur présence et de leur nombre. Mais il nous fait aussi pénétrer dans ce monde sauvage en poète, en esthète, nous en faisant goûter la majesté, le silence et la beauté. C’est en gardien de la Nature qu’il agit, protégeant les ours, en accord avec la vie animale, assisté par une autre mordue, tout aussi folle que lui, Sara Birkeland qui revient après avoir été chassée de la réserve.

 Tenue de camouflage : Ghilie

Autre que policier, donc, ce roman de Nature writing montre le personnage s’enfonçant dans la forêt, gagné par la solitude, cherchant à communier avec la nature et ne faire qu’un avec elle. Enfermé dans sa tenue de camouflage, dans sa tenue de Ghillie, il devient végétal et bête, se fond au point de perdre sa propre identité, sombre dans une sorte de folie inspirée, presque chamanique, et vit des aventures qui échappent au rationalisme. Certains passages du livre qui décrivent cette aventure spirituelle tournent  au  fantastique et  se révèlent d’une étrangeté onirique. C’est fascinant ! (Prix Allan Poe en 2019)

" Il tenta  d'entrer en contact avec les oiseaux, s'en approcha en imagination. Il eut l'impression de demander la permission de se joindre à eux. La mésange à l'oeil vif bondit soudain et un petit scarabée noir fut dans son bec, les pattes s'agitant, l'exosquelette craquant, un goût huileux. Boire un peu de rosée à une goutte suspendue au bout d'un brin d'herbe. Lorsque les oiseaux s'envolèrent de la falaise, Rice s'envola avec eux, défiant tout bon sens, il nagea à travers l'air invisible, un moment de vertige quand tout en bas la rivière scintilla au soleil, la cime des arbres, les nuages dans le ciel infini, puis un temps d'arrêt pour reprendre ses esprits - une syncope musicale, un battement de coeur en moins, une longue goulée d'air dans les poumons - et une immense valve cosmique s'ouvrit, la vision de la gorge explosa dans son esprit, toute la gorge à la fois, toutes les couleurs, de l'infrarouge à l'ultraviolet, tout était vivant, des millions de voix parlaient en une fantasmagorie de présences bien réelles, le champ magnétique de la planète, elle-même pulsait puissamment autour de lui."

 
Le style de James Mc Laughin est d’une poésie précise. L’écrivain fait appel à tous les sens pour nous faire goûter les bruits de la nature, ses couleurs, sa texture, son goût même. Il épouse le regard de Rice, à la fois connaisseur des arbres et des bêtes qu’il aborde toujours avec respect et délicatesse  et  toujours sensible à la beauté.

"Deux mésanges à tête noire se posèrent sur le buste de Rice et entreprirent d'arracher des brins de toile de jute. Son rire étouffé agita le tissu et plongea les volatiles dans la perplexité, mais ils ne s'envolèrent pas. Une mésange parut deviner que Rice était un être vivant et elle sauta sur la capuche pour examiner son oeil. Sara avait un jour déclaré que les mésanges à tête noire avaient des caractéristiques agréables qui poussaient les humains à les adorer, à les considérer avec un regard anthropomorphique - le front arrondi et protubérant, le bec court, leur corps minuscule couvert de plumes, leurs grands yeux. Rice examina la face de l'oiseau à quelques centimètres de son propre visage. L'oeil noir et luisant braqué sur le sien. Pas si mignon que ça finalement, pensa-t-il. Il semblait farouche, différent, impitoyable. Il sentit l'éclair d'une brêve reconnaissance le traverser. Il cligna des yeux et le mésange s'envola."

Il s’agit donc d’un roman passionnant, original, inclassable car à deux entrées, et l’on peut que recommander aux amateurs de romans policiers comme à ceux qui aiment la Nature writing et si vus aimez les deux, vous serez comblés !  Un beau livre,  bien écrit, surprenant !
 

 

Jamie Mc Laughin source

James McLaughlin a grandi en Virginie et vit désormais en Utah. Photographe passionné de nature, il est également l’auteur de plusieurs essais. Dans la gueule de l'ours est son premier roman. Il a été unanimement salué par la critique américaine (The New York Times, The Washington Post, USA Today ou Entertainment Weekly, etc.).
 

mardi 24 mai 2022

Petra Rautianen : Un pays de neige et de cendres

 

 Le roman, Un pays de neige et de cendres de Petra Rautiainen, se situe au nord de la Finlande, en pays sami, à  Inari en 1944 et Enontekio de 1947 à 1950 (une carte nous permet de situer ces lieux en début de livre). Les deux époques se chevauchent et le lecteur passe ainsi du passé à présent, celui-ci encore marqué par la guerre.

1944 : Le narrateur Vaino Remes arrive dans un centre pénitentiaire pour y servir d’interprète auprès des prisonniers de différentes nationalités, Russes, Ukrainiens, Serbes, Polonais, Roumains. Il s’agit d’un camp allemand en Finlande placé sous la haute autorité de la gestapo. Les conditions de vie y sont inhumaines, le froid, la neige et l’obscurité des nuits d’hiver rendent fous les gardiens allemands eux-mêmes, la faim et la maladie font des ravages. Vaino Remes qui a eu des activités dans des commandos d’extermination en Finlande est aussi affecté à la détermination des races. Il croit à la Grande Finlande et à la race finnoise épurée. Il fait connaissance de l’autre interprète finlandais avec qui il travaille, Olavi Heiskanen. De plus, il s’intéresse à un prisonnier nommé Kalle qui jouit d’un statut privilégié. Ses recherches dans le dossier de cet homme lui permettent de savoir qu’il se nomme Kaarlo Linqvist. Tous ces faits et bien d’autres sont consignés dans son journal de bord.

1947 : Inkeri Lindqvist arrive à Enontekio près de Inari. Elle est photographe et journaliste et est là pour faire une enquête sur la reconstruction de la Finlande. En vérité, elle est à la recherche de son mari qui a disparu.  Elle ne sait pas s’il est encore vivant.
Elle fait la connaissance d'Olavi Heiskanen et aussi de Piera, un vieux sami et de sa petite-fille Bigga-Marja mais son enquête avance difficilement. Tous sont réticents à évoquer le passé. Le camp a disparu. Personne ne veut en parler, sentiment de honte, de culpabilité ? Tout en faisant la connaissance des Sames et de leurs coutumes et en se liant d’amitié avec Bigga-Marja, Inkeri en apprend plus sur les secrets du camp. Mais elle découvre en même temps que la discrimination, les humiliations et le racisme que subit le peuple sami n’ont pas disparu même après la guerre. 

-Ils envisagent de créer un registre des Sames
- C’est quoi ?
- Ils recensent toute la population. Qui sont les Sames. Combien ils sont. Où ils habitent.
-Ah.
L’Etat veut s’approprier ces forêts, cette tourbe, ces marais et tout le reste mais ça pose un problème avec ces ploucs de Lapons.

Ce roman parle d’un réalité très dure et un malaise règne tout au cours de la lecture. Non pas seulement à cause du camp et des crimes qui y sont perpétrés mais aussi parce que l’on sent que tout n’est pas dit, que l’on nous cache quelque chose. En fait, on se retrouve dans la même position que la photographe Inkeri à qui il manque beaucoup d’éléments pour tout comprendre. On le découvrira peu à peu avec elle.

J’ai aimé l’amitié qui lie Inkeri aux Samis et en particulier à la jeune Bigga-Marja, personnage attachant comme son grand-père Pietra. J’ai eu plaisir à découvrir avec elle leurs croyances et leurs traditions. Mais j’ai appris avec horreur l’existence de ces camps de concentrations avec la participation de la Finlande sous l’autorité allemande. Je savais pourtant que la Finlande s’était alliée à l’Allemagne nazie, la préférant à son ennemi héréditaire, le Russe. Mais je savais pas qu’elle avait abrité de telles abominations sur son sol. 

Quant aux Samis, dans tous les pays nordiques, Norvège, Suède et Finlande, ils ont eu à subir les violences d’une assimilation forcée accompagnée de mépris. Le mot lapon qui les désignait jadis est d'ailleurs un terme péjoratif abandonné de nos jours. Ils sont désormais reconnus comme une nation autonome constitutionnelle même si leur nomadisme, pour certains, est encore source de conflits.

 
Merci à Miriam pour cette lecture qui m’a appris beaucoup sur ce pays.

Voir son billet ICI

lundi 23 mai 2022

Musée Jacquemart : Gallen-Kallela Mythes et Nature

Gallen-Kallela : Nuit de printemps 1914 (collection particulière)
 

Akseli Gallen-Kallela est un peintre finlandais né à Pori, en 1865, dans le sud-Ouest de la Finlande, alors sous domination russe. Après avoir suivi les cours des Beaux-Arts d'Helsinki il fait trois séjours parisiens de 1884 à 1889 où il fréquente les cours de Bouguereau et de Cormon.

L'exposition du Musée Jacquemart réunit des oeuvres des musées des Beaux-Arts d'Helsinki et de Epoo, mais aussi de musées d'autres pays et de collections privées. C'est une exposition riche, variée, qui donne à voir  toutes les facettes de ce peintre Finlandais et des tableaux magnifiques (surtout ceux sur la Nature qui sont mes préférés) que l'on ne peut voir même en allant en Finlande.

Le naturalisme

Ces débuts sont marqués par le naturalisme, mouvement qui, en peinture comme en littérature  (Zola),  présente des scènes de la vie de tous les jours, du travail des ouvriers, des paysans, en un mot des classes populaires, et témoignent de l'évolution et des changements de la société. C'est dans son pays que Gallen-Kallela  voyageant jusqu'au coeur de la Carélie, trouvera ses sujets, des paysans. Il  exposera ces oeuvres  à Paris en 1889. 


Souffrance muette

Dans ce tableau, Gallen-Kallela s'inspire du peintre français naturaliste Julien Bastien Lepage. Ici, il  s'intéresse à cet homme victime d'une blessure,  la main bandée, avec son regard fixe, replié sur sa douleur.

Les mythes nordiques

Akselis Gallen Kallela  : Aino échappe à Vaïnämoïnen

Le Gallen-Kallela que j'ai découvert au musées des Beaux-Arts en Finlande à Helsinki est surtout celui des mythes. Le peintre puise son inspiration dans Le Kalevala, une épopée qui relate les faits et gestes des Dieux et des Héros de la mythologie finlandaise. Ce long poème épique a été publié par Elias Lönnrot qui a recueilli des légendes populaires ancestrales auprès des paysans dans toute la Finlande. Publié en 1835, ce poème  est ensuite paru dans une autre édition réaugmentée en 1849. Elias Lönnrot, médecin, écrivain, linguiste, folkloriste, a voulu donner au peuple finlandais, libéré de la domination suédoise, une oeuvre unificatrice, susceptible de réunir toutes les classes sociales autour de la notion de patrie et d’une identité commune qui redonne à la langue et à la littérature finnoises ses lettres de noblesse.. Quand je suis revenue de Finlande en 2019, j'ai voulu lire Le Kalevala, intriguée par les tableaux de Akseli Gallen-Kallela. Il faut un peu s'accrocher car l'épopée compte pas moins de cinquante chants et 22 795 vers. J'ai parfois flanché sur certains épisodes mais dans l'ensemble j'ai beaucoup aimé ces récits fantastiques, la poésie et la musicalité des vers du moins dans la traduction de Jean-Louis Perret. J'ai écrit trois billets sur le Kaleval ; Ici   Ici et Ici

Dans le tableau ci-dessus, la jeune fille, Aino, choyée par ses parents, attire l'attention du vieux Vaïnämoïnen, un héros aux pouvoirs presque divins, qui la demande en mariage. Ses parents l'obligent à l'épouser mais elle préfère se jeter dans la rivière pour se noyer. Elle sera transformée en truite.

Le cosmos

Gallen-Kallela : Cosmos 

Gallen-Kallela se passionne  pour l'observation des étoiles. Son goût de l'astronomie conjugué à une pensée spirituelle va donner une dimension mystique à son  oeuvre et amener une réflexion sur la place de l'homme dans l'univers ainsi qu'à des interrogations sur la vie et la mort.


Cosmos : détail


Ad Astra : Vers les étoiles

Dans Ad Astra : Vers les étoiles, la jeune fille arbore les stigmates du christ sur les paumes de la main. C'est une image assez singulière :  Une femme présentée comme une figure christique ?  Faut-il trouver l'explication de ces stigmates dans l'expression latine complète : "Ad astra per Aspera" : "Vers les étoiles et à travers les difficultés" montrant que l'aspiration de l'âme vers le cosmos ne peut être réalisée qu'à travers les souffrances du corps, que le passage est une porte étroite ?


Akseli Gallen-Kallela : La rivière des morts

Dans ce tableau, on aperçoit les corps des défunts emportés par le flot, migration cosmique des âmes. La figure que l'on voit par transparence représente les traits du compositeur Robert Kajanus que  le peintre désignait comme son maître à penser.

Kalela, la maison-atelier

Mary tissant

Gallen-Kallela désirait avoir un atelier à lui. Après avoir parcouru la Carélie et la Laponie, il se décide à acheter un maison au bord du lac Ruovesi, au nord d'Helsinki. Il y fait construire sa maison-atelier baptisée Kalela dont il conçoit l'architecture et la décoration intérieure. Elle devient  un lieu d'échanges artistiques mais aussi un lieu de silence et de recueillement selon les désirs de l'artiste.  Une source d'inspiration aussi car Kallela la prend souvent pour motif et la peint à toutes les saisons de l'année.

Dans Mary tissant, l'artiste représente son épouse au milieu des roses, occupée à une activité calme avec en arrière-plan la vision splendide du lac Ruovesi. Tout ici, à travers la beauté du personnage, des fleurs, du paysage,  suggère, la sérénité, la douceur, le bonheur paisible.


La maison- atelier Kalela : automne
 

La maison-atelier Kalela hiver

Paysages de silence 

Vision de Février

C'est avec ces peintures de la Finlande et ces paysages que Gallen-Kallela renforce sa notoriété dans les salons parisiens et les expositions universelles. Il devient un peintre très recherché.

Il faut dire que ces paysages de lacs et de neige d'où l'humain disparaît ne laissant place qu'au silence et au recueillement sont d'une beauté exceptionnelle. Les photographies publiées ici en donnent une image bien terne par rapport à l'oeuvre exposée ! Ces peintures sont tellement lumineuses qu'elles donnent l'impression d'être éclairées de l'intérieur. Elles rendent compte des sensations que l'on éprouve -que j'ai éprouvées- en me promenant dans ces bois de bouleaux silencieux qui se déroulent à l'infini, semble-t-il, au bord de ces lacs aux reflets argentés par la glace qui se forme peu à peu, paysages de toute beauté qui provoquent des sensations de bonheur et de paix.

Automne : étude pour le mausolée de Sigrid Juselius

Paysage d'hiver (détail)

La tanière du lynx

On distingue les traces des pattes du lynx dans la neige.

La nature en majesté

Lac Keitele

Lorsque l'on arrive dans la section La nature en majesté, alors, là, c'est l'apothéose, que ce soit avec La Nuit de printemps ou le Lac Keitelé qui sont mes tableaux préférés ! mais aussi toutes les études de nuages sur les lacs et aussi la vision panoramique du lac qui donne une impression de profondeur et d'immensité avec ses petites barques. La nature y est sublimée, grandiose, majestueuse avec des jeux de lumière, des reflets, des ombres, peints avec une minutie et une précision étonnantes. Tout y est d'un art subtil.

Nuages formant des tours

Nuages sur le Lac




Si vous avez la chance d'être à Paris, courez voir cette exposition. Elle est encore en place jusqu'au 25 Juillet au musée Jacquemart.

Voir le billet de Miriam sur cette exposition


dimanche 22 mai 2022

Pascal Quignard : Dans ce jardin qu'on aimait et Marie Vialle au festival d'Avignon

 

Lire pour le festival d’Avignon 2022

 Voici encore un spectacle que j’aimerais voir au festival d’Avignon cette année : Dans ce jardin qu’on aimait de Pascal Quignard  adapté par Marie Vialle.

Simeon Pease Cheney
 

Dans ce jardin qu’on aimait  Pascal Quignard s’intéresse à un personnage hors du commun, le pasteur Simeon Pease Cheney, musicien de génie qui eut le premier l’idée de noter tous les chants d’oiseaux qui venaient chanter dans sa cure au cours des années qui vont de 1860 à 1880. Et pas seulement des oiseaux :

"Il n’y a pas que les oiseaux qui chantent!
Le seau où la pluie s’égoutte, qui pleure sous la gouttière de zinc, près de la marche en pierre de la cuisine est un psaume ! L'arpège en houle, tourbillonnant du porte-manteau couvert de pèlerines et de chapeaux, l’hiver, quand on laisse un instant la porte d’entrée ouverte dans le corridor de la cure, lui aussi constitue un Te Deum !"

 

 La sauterelle dans  Wood Notes Wild

Mais il ne réussit jamais à faire imprimer son recueil Wood Notes Wild. C’est son fils, le poète Vance John Cheney,  dans la vie réelle (ou sa fille dans l’oeuvre de P Quignard) qui le fit publier à compte d’auteur. Antonin Dvorak s’en inspira pour son quatuor à cordes n°12. Cent ans après, Olivier Messiaen eut la même idée et nota les chants d'oiseaux.

Le pasteur Cheney a beaucoup de points communs avec un autre personnage de Pascal Quignard dont je vous parlerai bientôt, Monsieur de Sainte Colombe, le musicien de Tous les matins du Monde.

Musicien, le pasteur Cheney s’inspire de la Nature qu’il aime d’un amour absolu, cadeau de Dieu, délaissant même ses paroissiens qui s’en plaignent ! Il a lui aussi perdu son amour, sa femme Eva et demeure inconsolable. Comme Monsieur de Colomb, il voit l’esprit de son épouse lui apparaître:

« Comme une fleur coupée sur la tablette en verre de la salle de bain,
Comme une petite photo que l’amoureux a posée sur la table de chevet en bois près du lit de la chambre d’amour,
elle se tient toute mince et menue dans le cadre de la porte

La jeune mère morte autrefois semble plus transparente, plus fine…. »

Il se montre très dur avec sa fille Rosamunde  et lui demande de quitter  la maison quand elle dépasse l’âge qu'avait sa toujours jeune épouse quand elle est morte en couches.

"En plus, tu lui ressembles de plus en plus.

Tu lui ressembles - avec retard- de plus en plus. (Il crie.) Tu ne peux pas savoir combien ça m’est insupportable de te voir vivante ! »(…)
Rosamund hurle longuement de douleur.
Elle se met à quatre pattes, se lève à son tour, tourne dans le salon de sa cure, devenu complètement rouge dans l’aurore."

Mais ce n’est pas un manque d’amour envers sa fille. Lui-même vit dans un labyrinthe, symbole d’un enfermement où il se sent heureux mais dont il faut que sa fille s’échappe pour vivre vraiment.

 "C’est ce jardin mon labyrinthe. Ce n’est pas elle en personne, Eva, ta mère, bien sûr, je ne suis pas fou. Mais ce jardin, c’est elle qui l’a conçu, c’est son visage. (…)
C’est un merveilleux visage invieillissable !"

 On ne saurait définir le genre de cet ouvrage, biographie qui retrace la vie d'un musicien, roman qui nous raconte une histoire,  pièce de théâtre,  poésie, et le tout à la fois.

Pièce de théâtre puisque les personnages, le pasteur Cheney et Rosemund dialoguent ou monologuent. Parfois intervient un récitant,  l’auteur, qui raconte, qui nous fait voir les personnages, donne son point de vue. Et puis quelques courts textes qui ressemblent à didascalies. 

Poésie car le style ne cesse d’être une ode : à la musique, à la nature et ses éléments, au jardin, aux oiseaux, à la beauté…  Un poème qui introduit la nostalgie, fait sentir la souffrance, mais où l’amour est le plus fort : l’amour envers l’épouse disparue, vécu comme indestructible, l’amour filial aussi qui est parvenu à sauver de l’oubli l’oeuvre de ce musicien incompris.


En fait chaque texte pourrait être lu comme un poème indépendant  :

La mare

Etang de Montgeron  Claude Monet


"Il faisait si chaud dans le silence et dans l’après midi,
dans la torpeur.
Il se dénudait entièrement,
il se glissait
dans l’eau opaque de la mare.

Il y est bien, c’est tiède. Il pose la tête blanche sur la mousse.
Il y a quelque chose de plus ancien que soi dans cet étang,

 cette petite roselière, 

ce bruant qui en assure la garde, ces menthes,
ces mûres noires,
quelque chose de calme, de liquide, de doux,
quelque chose de mort un peu peut-être, ici,
en tout cas quelque chose qui n’est pas très vivant, qui n’est pas très bruyant,
qui n’est pas froid, - un peu tiède,
quelque chose dont la morphologie est plus
 proche des oiseaux que celles des hommes,
quelque chose qui chante à peine,
dans le bec,
qui glisse entre les ondes
qui suit un si petit sillage,
qui court comme une minuscule araignée sur
la surface de l’eau de l’onde que ses pieds ne pénètrent pas,
qui cherche sa part de pollen tombé de la lumière que le ciel répand.

Pour le ciel,
pour le jadis qui est dans le ciel,
comme pour les amoureux qui entrent dans
la chambre sombre en se tenant par la main,
 leur corps tremblant déjà de la nudité
qui se fait plus proche,

  le nombre deux n’existe pas."

 

Dans ce jardin qu’on aimait, mise en scène par Marie Vialle au festival d'Avignon 2022


En adaptant le récit de Pascal Quignard, Dans ce jardin qu’on aimait, la metteuse en scène et comédienne Marie Vialle nous fait entrer dans un univers sonore où la solitude devient une écoute absolue du monde, et le souvenir d’un être aimé la manifestation d’une cruauté inattendue. Inspiré de la vie du compositeur américain Simon Pease Cheney, interprété par Yann Boudaud, ce spectacle déploie un espace épuré où les chants d’oiseaux éveillent à la conscience d’un monde infini. Pour cette cinquième collaboration avec Pascal Quignard, Marie Vialle déroule le fil, d’hier à aujourd’hui, d’un récit émouvant, qui fait entendre la beauté d’une langue littéraire à travers les portraits d’êtres solitaires dévoués à la création.  Programmation festival avignon 2022 ICI

vendredi 20 mai 2022

Anton Tchekhov : Le Moine noir et Kirill Serebrinnokov au festival d'Avignon 2022


Cette année, au festival de théâtre d’Avignon 2022, la Cour d’honneur accueillera Le moine noir, une nouvelle d'Anton Tchekhov, adaptée par le metteur en scène russe Kirill Serebrinnokov.

Le récit

Egon Schiele: autoportrait

Kovrine, jeune professeur de philosophie, promis à un avenir brillant, souffre d’un épuisement nerveux lié à un excès de travail. Un ami médecin lui conseille de partir se reposer à la campagne et, justement, le jeune universitaire reçoit une lettre de Tania, la fille de son vieil ami Igor Siemonytch Pessotski, un célèbre horticulteur, qui a été son tuteur à la mort de ses parents et qui l’aime beaucoup. Le jeune homme se rend chez eux. Il y est accueilli chaleureusement. La jolie et vive Tania n’est plus une petite fille et il sera facile d’en tomber amoureux. C’est le voeu le plus cher de son père ! Le jardin provoque l’admiration de Kovrine. Tout semble pour le mieux. Mais une créature fantastique, un moine noir, apparaît au jeune homme comme surgi du vaste univers, inquiétant, obsédant. Dès lors le jeune homme ne cesse de le voir partout. Rêve ou réalité? Intervention du fantastique ou hallucination ? Folie ?  

  La nouvelle devient une descente aux enfers au cours de laquelle Kovrine, hanté par le Moine noir, se perd entraînant ceux qui l’entourent dans la mort et la souffrance.

La genèse de l’oeuvre

Anton Tchekhov

La nouvelle Le moine Noir a été rédigée dans la propriété de Tchekhov, à Mielikhovo, et publiée en 1893. A cette époque, Anton Tchekohv est très angoissé, victime d’un épuisement nerveux. Il ne dort plus et rêve bien souvent d’un moine noir qui le hante et l’effraie. Cette vision tourne à l’obsession et l’écrivain ne pourra y échapper qu’en écrivant cette nouvelle. Même s’il se défend d’avoir créé le personnage de Kovrine à son image, il est certain que Tchekhov y a mis beaucoup de lui-même. Il s’intéresse particulièrement à cette époque à la psychiatrie et à la maladie mentale. Il reçoit d’ailleurs chez lui un ami, psychiatre célèbre, et c’est à cette période qu’il écrit la nouvelle Salle n° 6 sur ce thème. N'oublions pas qu'il est lui-même médecin et coordonne à la même époque les mesures sanitaires pour lutter contre l'épidémie de choléra et soigne les paysans de Mielikhovo.
D’autre part, comme il a acquis sa propriété en 1892, il s’intéresse à la botanique, et découvre, entre autres, la technique des greffes et aussi des fumées contre le gel. Il n’est donc pas étonnant de retrouver ces préoccupations dans le domaine de Pessotski ou Kovrine va se reposer et où le jeune homme admire le magnifique jardin de son hôte, son savoir faire et celui de sa fille, la jeune Tania.

Le jardin

Claude Monet : Giverny
 

Le jardin est un des thèmes importants de la nouvelle. Plus qu’un simple décor, c’est un paysage mental, oscillant entre la tristesse, l’étrangeté, propices aux hallucinations, et la beauté, le calme, lieu où le bonheur semble possible.

Dès l’arrivée du jeune homme, la description de la demeure et du paysage alentour présente, en effet, un aspect inquiétant, sombre, dégradé,  reflétant peut-être les tourments intérieurs du jeune homme, son état psychique.

"La maison des Piessotski était une énorme bâtisse à colonnade et à têtes de lion dont le plâtre s’écaillait, un laquais en habit se tenant à l’entrée. Un vieux parc tracé à l’anglaise, sévère et triste, s’étendait sur près d’une verste de la maison à la rivière, se terminant par une berge abrupte et argileuse où poussaient des pins aux racines dénudées ressemblant à des pattes velues ; en contrebas, l’eau brillait, farouche, des courlis voletaient en poussant des cris plaintifs et l’on s’y sentait toujours d’humeur à s’asseoir pour composer une ballade."

L’écrivain décrit ensuite le jardin dans un style poétique, riant, par petites touches de couleurs qui rappelle un tableau impressionniste. Un paradis ?

« Mais à proximité de la maison, dans la cour et dans le verger qui, avec les pépinières, faisait une trentaine d’hectares, c’était gai, rempli de joie de vivre, même par mauvais temps. Nulle part ailleurs Kovrine n’avait vu des roses, des lis et des camélias aussi admirables, de telles tulipes de toutes les couleurs possibles, du blanc éclatant au noir de suie, une si grande richesse florale. On était seulement au début du printemps, et la splendeur des parterres se cachait encore dans les serres, mais ce qui fleurissait déjà le long des allées et dans divers massifs ça et là suffisait à donner le sentiment, en se promenant dans le jardin, de se trouver dans un royaume de couleurs tendres, surtout aux premières heures, quand la rosée brillait sur chaque pétale.

Mais ce jardin idéalisé peut-être aussi présenté d’une manière très réaliste, source d’inquiétude et de disputes entre l’horticulteur et sa fille, source d’un travail constant, pénible, comme le prouvent ces nuits passées à lutter contre le gel dans le jardin, ou la cueillette des fruits intense, harassante, sans répit, ou l’obligation d’écraser à la main des chenilles qui dévore les fruits, ce qui rebute un peu notre héros. Le jardin est une source de revenus considérables, il faut l’envisager aussi d’un point de vue économique. Il n’est en rien un Eden. Mais il est aussi une oeuvre d’art servi par l’amour. Seul l’amour permet une telle beauté affirme Igor Siemonytch Pessotski.

La maladie mentale :  la mégalomanie

Edward Munch : le cri

A propos de cette nouvelle Tcheckhov explique qu’il a voulu montrer ce qu’est la mégalomanie à travers son personnage, ce sentiment d’être l’élu, d’être distingué par Dieu, supérieur aux autres et destiné à surpasser l’humanité. C’est ce que le Moine affirme à Kovrine dans un dialogue ou le personnage tout en conversant avec sa vision et en doutant de sa  réalité semble se parler à lui-même  en proie à un délire de grandeur.

« Vous, les hommes, un grand, un brillant avenir vous attend. Et plus il y aura de gens comme toi sur terre, plus vite cet avenir ce réalisera. Sans vous, qui êtes au service d’un principe supérieur, qui vivez en conscience et librement, l’humanité serait quantité négligeable ; en se développant de façon naturelle, elle aurait encore longtemps à attendre la fin de son histoire terrestre. Mais vous la conduirez au royaume de la vérité éternelle en gagnant plusieurs milliers d’années – c’est là votre grand mérite. Vous incarnez la bénédiction de Dieu qui s’est répandue sur les hommes. »
 

Ce délire mégalomane est une véritable et grave maladie. Le personnage est déconnecté de la réalité et s’attribue des capacités hors du commun. Peu à peu, son mal semble s’aggraver et il se sent plein de mépris pour le reste de l’humanité.

Le fantastique 


Le Moine Noir est l'une des figures fantastiques du roman gothique anglais de M.G. Lewis, Ann Radcliff ou d'un certain romantisme noir. Et il faut bien dire que dès qu'il apparaît, dans la nouvelle de Tchekhov,  il a un aspect effrayant qui l'apparente à cette littérature mais seulement sur le moment :

"Ses pieds nus ne touchaient pas le sol. Quelque trois sagènes plus loin, il se retourna vers Kovrine, le salua de la tête et lui fit un sourire à la fois amical et malicieux. Mais quel visage blême, effroyablement maigre et blême ! Il se remit à grandir, vola par-dessus la rivière et se heurta sans bruit à la berge argileuse et aux pins qu’il traversa pour disparaître comme une fumée."

Mais bien vite l’on ne doute plus de la maladie mentale du personnage et l’on sait que sa vision est de l’ordre de l’hallucination. Pourtant, le ton, le style de la nouvelle, la puissance des apparitions introduisent un climat fantastique qui crée un malaise. Tchekhov a réellement été en proie à ces mêmes visions qui l'ont certainement fait douter de sa santé mentale. Il sait en rendre toute l’horreur et nous faire perdre le contact avec la réalité.

« J’ai écrit Le moine noir sans être mélancolique, j’ai voulu représenter la mégalomanie. Le moine volant au-dessus des champs, j’en ai rêvé. »  (25 janvier 94)

Le lecteur voit  le moine noir comme une projection du réel et éprouve la fascination du héros envers cette apparition fantastique.  

« Mais voici que le seigle était parcouru de vagues et qu’une petite brise du soir venait effleurer la tête nue de Kovrine. Une minute après, nouveau coup de vent, déjà plus fort, qui fit bruire le seigle tandis que, derrière, s’entendait sourdement le murmure des pins. Kovrine s’arrêta, stupéfait. À l’horizon, comme un tourbillon ou une tornade, une grande colonne noire s’élevait de la terre jusqu’au ciel. Ses contours étaient flous mais on comprenait tout de suite qu’elle ne restait pas en place mais se mouvait avec une effrayante rapidité, se dirigeant tout droit sur Kovrine, et plus elle avançait, plus elle rapetissait et se précisait. Il eut à peine le temps de se jeter de côté, dans le seigle, pour lui laisser le passage… 

 Un moine vêtu de noir, à la tête chenue et aux sourcils noirs, les bras en croix sur la poitrine, passa en coup de vent à côté de lui…

Ainsi si l’écrivain a voulu observer et analyser la dégradation mentale d’un homme qui peu à peu, en proie à des hallucinations récurrentes, finit par perdre la raison et sombrer dans la folie, il n’en reste pas moins qu’il a su jouer avec le fantastique et introduire l’étrange  et le surnaturel dans son récit. 

La beauté du style de Tchekhov, l’efficacité avec laquelle il fait intervenir la nature pour décrire les phénomènes fantastiques, l'analyse des troubles mentaux et de ses conséquences tragiques, font de cette nouvelle une réussite !

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Kirill Serebrinnokov au festival d'Avignon


C'est donc le metteur en scène russe Kirill Serebrinnokov qui va présenter ce spectacle dans la Cour d'Honneur du festival  d'Avignon. J'attends avec impatience de pouvoir y assister.
 

"Quand Kirill Serebrennikov adapte cette nouvelle fantastique, il se souvient qu'Anton Tchekhov dépeint des personnages pris dans « le cercle infernal » de vérités particulières. Rien de moins pour rétrécir leur champ de vision. Le metteur en scène se souvient également que le récit est composé d’une multitude de récits personnels qui se percutent et se tissent en un ensemble complexe : celui d’une vérité qu’aucun n’est capable de détenir seul. Un enjeu que l’artiste dissident traduit en montant la même histoire du point de vue de chacun des protagonistes et en multipliant les perspectives et points de fuites. Tous sont observés par Hécate, la déesse des lunes maléfiques qui hantent le plateau…" voir programme du festival ici

Kirill Serebrennikov s'interroge sur le désir humain et irrépressible de liberté, sur l'art, le génie et l'autodestruction à laquelle ces tentations peuvent mener. 

 


 

jeudi 19 mai 2022

Pause Voyage


Devinez où j'étais pendant cette pause sur mon blog ?  Pas trop difficile ? En passant, bonjour à Miriam que j'ai rencontrée là-bas et avec qui nous avons passé une excellente après midi au musée Cluny ! 

Mais me voilà de retour. Je vous parlerai très certainement des magnifiques expositions que j'ai pu voir mais pas avant d'avoir publié quelques billets sur mes lectures - dès demain- car je suis en retard, retard ...


 

Et si j'avais commencé par ces images ? Un peu plus difficile de savoir où j'étais, non ? Et oui, il y a même des canards à Paris, et des pièces d'eau, et de beaux arbres et des fleurs dans le joli parc près du village de Bercy.

promenade : les ponts de la Seine


et les lieux des expositions que je présenterai bientôt ...


Le Petit Palais : Edelfelt, peintre finlandais










Le musée Jacquemart : Kallen Kallela : peintre finlandais




Le palais de Chaillot : exposition sur le Machu Picchu et les trésors du Pérou




Le musée de Cluny restauré 

 


 
 

 

Le musée du Louvre :  Les pharaons des deux terres

 


 


 

 
Et puis aussi Les Pionnières au musée du Luxembourg, L'arc et le sabre, l'imaginaire des guerriers japonais au musée Guimet, Gaudi au musée d'Orsay.