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mercredi 18 janvier 2023

Dimitri Rouchon-Borie : Le démon de la colline aux loups

 

Sans avoir choisi le thème, j’ai lu à la suite des livres qui traitent de l’enfance maltraitée, abusée. Je ne savais pas à l’avance ce que j’allais lire sinon je n’aurais peut-être pas eu le courage ? C’est ce qu’a compris Duke, le personnage de Le démon de la colline aux loups. Adulte, malade et sentant sa fin proche, c'est en prison qu'il écrit l’histoire de son enfance :  

Je vais écrire des choses sales et je voudrais que vous me pardonniez même si lire c’est moins pire que subir on voudrait tous être épargnés. »

Je n’ai pas rendu compte de tous ces livres mais seulement de ceux qui avaient de la sincérité, de l’émotion, de la force. Parfois, en effet, l’on sent bien que l’auteur en parle parce que c’est dans l’air du temps. D’autre fois, c’est un trop plein qui se déverse, un cri qui s’élève, une révolte qui s’exprime.

C’est le cas du roman Le démon de la colline aux loups de Dimitri Rouchon-Borie et quel roman ! Celui-ci, journaliste chroniqueur judiciaire, après avoir assisté à un procès concernant des parents pédophiles, se met à écrire ce qui sera son premier livre. « J’ai ressenti à ce moment une saturation émotionnelle » confie-t-il sur Presslib. Paru en 2021, son livre a été sept fois primé.« Je pense que c'est le souci de l'humain qui a autant plu aux jurys »  dit-il voir ici

Oui, c’est le souci de l’humain, en effet ! L’homme qui, en prison, écrit sur son enfance saccagée, sur le petit garçon fragile et plein de tendresse qui a été tué en lui, nous touche profondément. Et s’il écrit pour faire connaître son histoire, c’est qu’il veut exorciser le démon que ses parents ont planté dans son âme, et la sauver.
Je suis comme un arbre pourri avec ses racines pour toujours dans le marais de l'enfance.

Des êtres humains, il en a pourtant rencontrés, son institutrice, le directeur de l’école, sa famille d’accueil Maria et Pete, les policiers qui l’ont soustrait à ses parents, les infirmières qui l’ont soigné :

Au bout d'un moment j'ai craqué et pleuré encore et je n'arrêtais plus de pleurer et les infirmières me prenaient dans leurs bras et une a pleuré aussi et je me disais c'est étonnant qu'il y ait tant de femmes gentilles et que pas une n'a pu être ma mère.


Mais le mal est fait. Peut-on guérir d’une enfance pareille? Peut-on s’en sortir indemne ?

 Je crois que Pete percevait bien les choses car son regard avait changé il savait qu'on peut faire tout ce qu'on peut on ne sauve pas les gens comme ça.

Pourtant, Duke qui cherche à extirper le démon semblable à une entité vivante dans sa tête, ( Sa colère ? lui suggère un psychiatre ), s’interroge aussi sur la liberté humaine.  A-t-il eu le choix ? La réponse est oui, il l’a eu et à plusieurs reprises, une fois en rentrant chez ses tortionnaires au lieu de s’enfuir, une autre fois en s’enfuyant de chez sa famille d’accueil, en refusant leur aide, leur soutien bienveillant. Il a laissé le démon triompher. Il a choisi le Mal plutôt que le Bien. Et c’est pourquoi Duke reconnaît sa responsabilité et c’est pourquoi il songe à demander pardon pour ses crimes et, comme le lui suggère le prêtre qui vient le voir en prison, il cherche à gagner sa rédemption.

Le style de l’écrivain nous met en empathie avec le personnage, il nous fait sentir la souffrance de l’enfant mais aussi de l’adulte. Comme si nous étions à l'intérieur, pas seulement comme spectateurs. Comment y parvient-il ?

Dans Qui sème le vent  roman commenté récemment, ICI, c’est un enfant qui raconte son histoire avec une certaine naïveté, ce qui fait parfois sourire ou qui inquiète et fait mal. Ici, ce n’est pas un enfant qui parle, c’est un adulte qui réfléchit, soulève des questions philosophiques sur le Bien et le Mal, se pose des questions sur la foi, le salut, la damnation. C’est un homme qui fait des allers retours entre la vision qu’il avait enfant et sa vision actuelle, entre les mots qu’il ne connaissait pas mais qu’il maîtrise à présent, entre ce qu’il ne comprenait pas et ce qu’il comprend à présent..

C’est bête à dire mais la Colline aux Loups au départ je ne savais pas que c’était la Colline aux Loups vu que j’habitais dans la maison qui était dessus et que je n’en étais jamais sorti encore. On était là et on ne savait pas qu’on était dedans.

Et pourtant à travers la voix de l’adulte on perçoit celle de l’enfant,  comme si la souffrance ne pouvait être évacuée et était sans cesse revécue et, surtout, comme s’il y avait eu une impossible maturation, comme s'il était toujours resté un enfant au fond de lui. La voix enfantine derrière celle de l’adulte nous émeut comme nous touche son « parlement » maladroit, cette incapacité à formuler les choses, et le recours qu’il à l’image pour parvenir à se faire comprendre. C’est quelqu’un qui ne peut exprimer complètement ce qu’il ressent car il a été privé non seulement d’instruction, de vie sociale et d’amour mais aussi de la conscience de soi, élevé pêle-mêle sur le carrelage avec ses frères et soeurs comme des « loirs ou des mulots ».  

Ça paraîtra bizarre à tous mais au commencement on n’avait pas de noms. A quoi ça aurait servi on n’avait pas besoin de s’appeler alors on ne s’appelait pas.

Ce roman m’a donc beaucoup touchée et j’ai aimé cette manière d’écrire qui révèle la personnalité du personnage. Mais, bien sûr, tout ceci est écrit avec une simplicité apparente qui relève d’une grande maîtrise stylistique. Un très beau roman !


lundi 16 janvier 2023

John Grisham : L'allée du sycomore

 

Le livre de John Grisham est du style que j’appelle livre de procès où tout en menant une enquête passionnante qui cherche à établir la vérité, l’avocat et son cabinet déjouent les subtilités d’un procès et nous initient aux subtilités de la loi américaine, ici, avec ce roman L’allée du sycomore, dans l’état du Mississipi.
Seth Hubbard, richissime propriétaire et entrepreneur américain, atteint d’un cancer  en phase terminale, décide de se suicider. Il laisse un testament olographe qui infirme le précédent homologué devant notaire et dans lequel il déshérite sa famille, son fils et sa fille, pour laisser toute sa fortune à son aide-ménagère et soignante, Lettie. Voilà qui va obligatoirement entraîner un procès ! Déshériter ses enfants porte déjà, en soi, un lourd parfum de scandale mais si l’héritière désignée est noire, alors, les haines raciales  se réveillent. L’avocat blanc Jack Brigance, va, à la demande du testateur, relever le défi et faire respecter sa dernière volonté. 
 

Le roman est intéressant à plusieurs niveaux :

Le thème majeur du roman est le racisme dans les états du Sud, avec les exécutions liées au Ku Kux Klan dans un proche passé, les tensions et inégalités raciales et cela jusqu’à nos jours. Jack Brigance en sait quelque chose, lui qui vient de gagner un procès en faveur d’un noir et qui l’a payé au prix fort. Sa famille a été menacée de mort et il a dû mettre sa femme et sa fille à l’abri pendant quelque temps, sa maison a été incendiée détruisant tout son patrimoine et tuant le chien bien-aimé de sa petite fille. Il est en grande difficulté financière et son habitation en location doit toujours être surveillée par la police. Bientôt le passé va le rattraper avec cette question qui devient cruciale : pourquoi Hubbard a-t-il choisi de se pendre dans cette parcelle de terre qui lui appartient et que l’on appelle l’allée du sycomore?


Le roman joue sur le suspense judiciaire : Jack Brigance va-t-il gagner ? Le testament olographe est-il valide ?  Est-il moral qu’un père déshérite ses enfants même s’il ne les aime pas et réciproquement ?  Et pourquoi veut-il laisser toute sa fortune précisément à Lettie ?  Quelles difficultés aura à surmonter l’avocat ? Quels arguments emploieront ses adversaires ? Lettie a-t-elle profité de la maladie de son patron pour l’influencer ? Le procès va-t-il tourner en un règlement entre blancs et noirs car les deux communautés prennent partie dans l’affaire ?  

Nous pénétrons aussi les dessous pas toujours très sympathiques de ce milieu judiciaire : certains avocats voient dans le malheur de leurs clients une manne financière inépuisable et font traîner les procès pendant des années, comptabilisant à la minute près leur travail. Il décrit les luttes sournoises entre les membres du barreau, l’art de tirer la couverture à soi, de se concilier le juge, les coups bas, les mensonges, au mépris de toute idée de justice. 


Enfin Grisham en peignant les réactions des uns et des autres face à la fabuleuse fortune léguée par Seth Hubbard peint une comédie humaine pleine d’ironie. D’un côté les avocats blancs ou noirs des deux partis qui essaient de s’emparer de la galette quitte à ne laisser aux héritiers -quels qu’ils soient- que des miettes ! De l’autre, la bassesse des enfants lésés qui jouent le grand jeu de l’amour envers leur père qu’ils avaient totalement délaissé. Et puis la famille de Lettie qui ne cesse de s’agrandir de manière démesurée, les cousins les plus éloignés faisant surface, dès lors qu’elle a de grandes espérances !

Une intéressante et agréable lecture même si l’on comprend rapidement pourquoi Seth Hubbard a légué sa fortune à Lettie, le suspense du livre étant ailleurs.


vendredi 13 janvier 2023

Jose Maria Eça de Queiros : Les Maia


 Les Maia, Os Maias, de José-Maria de Eça de Queirós est considéré comme le chef d’oeuvre de ce grand écrivain portugais du XIX siècle. Paru en 1888, le roman raconte l’histoire de la famille patricienne, les Maia, sur trois générations, mais sur des périodes de temps inégales : le récit commence en 1875 quand le jeune Carlos après avoir obtenu son diplôme de médecine vient s’installer à Lisbonne, chez son grand-père Alfonso, dans une ancienne et austère maison, Le Ramalhete. Un retour dans le passé nous fait connaître les membres de la famille dont la vie est présentée au cours de deux chapitres. Carlos reste le personnage central des XVIII chapitres que compte le roman.

 

Les trois générations de la famille Maia

Adaptation de Os Maias de Joao Bothelo (2014)


Première génération : Le patriarche est Alfonso da Maia qui, s’il a un instant effrayé ses parents par ses élans libertaires pourtant très mesurés, est rentré sagement dans le rang. Il représente la noblesse de classe avec son conservatisme, son catholicisme fervent et son respect du clergé, ses préjugés mais aussi sa noblesse de coeur. Il aime les enfants, les êtres pauvres et faibles, et élève son petit-fils orphelin, Carlos, avec beaucoup d’amour. C’est un homme qui est en accord avec ses principes et sa morale, contrairement à la plupart des personnages hypocrites qui peuplent ce roman et qui n’ont que l’apparence de la vertu. C’est pourquoi il est épargné par Eça de Queiros.

La deuxième génération : le fils d’Alfonso, Pedro da Maia, est aux yeux de son père, un faible. Il se mésallie en épousant une jeune femme d’un demi-monde malgré la volonté paternelle et se suicide quand celle-ci s’enfuit avec un bel Italien, emmenant avec elle sa fille bien-aimée et laissant son bébé Carlos derrière elle.

Carlos, dernier descendant de la famille Maia, est un jeune homme brillant qui promet beaucoup. Adoré par son grand-père, il est pourtant soumis, quand il est enfant, à une stricte éducation « à l’anglaise », bain froid et sport chaque matin, pour forger sa personnalité. Mais Carlos qui veut exercer la médecine, se consacrer aux sciences et à la recherche, est comme tous les jeunes gens fortunés de l’époque, un dilettante papillonnant, léger, beau parleur, incapable d’agir. "Un jeune homme de goût et de luxe" ainsi le définit l’écrivain ! 

Une fresque sociale

Os Maias adaptation du réalisateur portugais Joao Bothelo


Dans Les Maia, Eça de Queiros peint une fresque de la société lisbonnaise à la fin du XIX siècle.

Carlos et son ami Joao da Ega, noble richissime et dandy désabusé, écrivain et journaliste raté, représentent la jeunesse argentée et frivole mais ils sont, somme toute, relativement sympathiques. Que de châteaux en Espagne, construisent-ils ! Le lecteur a souvent envie de secouer leur inertie ! Ah! s’ils pouvaient agir au lieu de parler, peut-être ne seraient-ils pas des parasites de la société, peut-être pourraient-ils apporter leur pièce à l’édifice ! Oui, mais… non ! Ils ne sont pas épargnés par l'ironie de l’écrivain  même si celui-ci  éprouve pour eux une certaine tendresse peut-être parce qu'il reconnaît en eux sa propre jeunesse.

Ega avec ses velléités, ses provocations, son non-conformisme de façade, est intéressant mais parfois insupportable. On sait que s’il se permet de choquer et d’effrayer la bonne société, il ne peut le faire que parce qu’il porte un grand nom et a la fortune de maman derrière lui en perspective ! Carlos, lui, est capable de sentiments vrais : son amour pour son grand-père est touchant, celui pour Maria Eduarda témoigne d’une grande sincérité et d’une certaine candeur même si sa passion a des limites comme le prouve ses hésitations après sa noble demande en mariage qu'il renvoie à un temps plus lointain. Car Carlos aussi partage les préjugés sociaux et religieux de son temps*.

Toute la jeunesse dorée qui gravite autour de Carlos et de Joao d’Ega se perd en intrigues amoureuses, maris trompés, maîtresses bien vite délaissées et méprisées puisqu'elles ont cédé (péché ?), misogynie assez répandue dans cette société. Tout ce petit monde oisif critique les dirigeants politiques incompétents, déplorant l’immobilisme de la société, refaisant le monde… en paroles, discutant à perte de vue littérature, défendant le naturalisme et Zola contre le vieux poète désargenté et digne, Alencar, représentant -parfois un peu ridicule mais touchant- du romantisme.

Le portrait de Damaso Salcede, parvenu snob et vulgaire qui ponctue toutes ses phrases par : « c’est d’un chic ! », est chargé. La scène où les témoins de Carlos le provoque en duel et où il réagit en poltron est d’un humour savoureux. De Queiros a non seulement l’art du portrait mais aussi celui de scènes prises sur le vif, très bien observées, où ses personnages agissent comme des bouffons. En fait partie aussi, la scène des courses de chevaux où se rendent tous les snobs de la ville, hommes ou femmes, parce qu’il est de bon ton d’y être et d’y montrer sa toilette ! Ils s’y ennuient mortellement car ils n’aiment, en bons portugais, que les courses de taureaux !

Les politiques ne sont pas épargnés, en particulier le Comte Guvarinho considéré comme un âne mais qui sera porté au pouvoir  parce que "la politique, aujourd’hui, c’est le fait positif, l’argent ! l’argent ! la galette! le pognon ! Le petit pognon bien-aimé, mon vieux ! L’argent divin".

L’ironie  devient féroce :

Dans ce pays béni, tous les politiciens on un "immense talent". L'opposition reconnaît toujours que les ministres qu'elle couvre d'injures ont, en dehors de ce qu'ils font, "un talent de premier ordre !" Inversement la majorité admet que l'opposition, à qui elle reproche constamment les bêtises qu'elle a faites, est pleine de "très robustes talents !". Mais tout le monde est d'accord pour dire que le pays est dans le gâchis. Il en résulte une situation ultra-comique : un pays gouverné par un "immense talent" qui, de tous les pays d'Europe, est, de l'avis unanime, le plus stupidement gouverné ! Je fais une proposition : comme les talents échouent toujours, essayons une fois les imbéciles !

ou encore :

"Que diable fait-on à la Cour des Comptes? demanda Carlos. On joue aux cartes? on bavarde?

- On fait un peu de tout, pour tuer le temps... Même des comptes ! "

L’ influence de la littérature française

 Les Maia fut d’abord une nouvelle intégrée dans un recueil intitulé les scènes de la vie réelle avant d’être repris en roman. On y sent l’influence de la littérature française.
Si J. M. Eça de Queiroz se réclame de Zola et du naturalisme, c’est parfois plutôt à Balzac qu’il me fait penser dans Les Maia à travers le tableau la société et la ville, Lisbonne, qu’il nous donne à voir. Sous la plume de Eça de Queiroz, les personnages sont plus le produit de leur milieu social et de leur époque à la manière de Balzac que de l’hérédité selon Zola.

Et quand Carlos tombe vraiment amoureux d’une femme mariée, Maria Eduarda, qu’il idéalise, c’est aussi Flaubert qui s’invite avec Balzac. On pense à l’amour du jeune Frédéric pour madame Arnoux dans L’éducation sentimentale (1869).

Mais au-delà des influences, c’est un regard personnel, critique et ironique, mais aussi désabusé, que Eça de Queiros porte sur la société de son temps qu’il n’épargne pas, s’incluant peut-être lui-même dans la critique puisque l’on dit que Joao de Ega est un peu son double.

Une métaphore ironique et pessimiste

Le roman s’achève sur une image montrant les contradictions des deux jeunes gens. Ceux-ci après avoir longuement discuté sur la valeur de la vie en arrivent à la conclusion : "Nous aurons au moins établi la théorie définitive de l’existence. En effet, il est inutile de faire aucun effort, de courir anxieusement vers quoi que ce soit … Ni vers l’amour, ni vers la gloire, ni vers l’argent, ni vers la puissance…"

Puis l'écrivain les montre courant après un tramway dans l’espoir de l’attraper :

« - On peut encore l’attraper !
De nouveau la lanterne glissa et s'enfuit. Alors, pour attraper le tramway, les deux amis se mirent à courir désespérément sur la rampe de Santos et sur l’Aterro, dans la première clarté de la lune naissante. »

Métaphore dérisoire et nostalgique - on court après un tramway comme s'il s'agissait de quelque chose d'important mais on n’avance dans la vie "qu’à petit pas lent et prudent", convaincu de "l'inutilité de tout effort" - métaphore à travers laquelle l’écrivain reste fidèle à sa vision ironique et désenchantée d'une société immobile et sclérosée.

 

*Quant au scandale de la liaison de Carlos et de Maria Eduardo, (je n’en dis pas plus pour ne pas éventer le  coup de théâtre) on peut dire qu’il ne surprend pas le lecteur du XXI siècle. C’est tellement attendu pour nous mais peut-être pas pour le lecteur du XIX siècle ! 

José-Maria Eça de Queirós

José-Maria Eça de Queiros


"José-Maria Eça de Queirós ( 1845-190O) est l'un des écrivains portugais qui, entre 1865 et 1885, se sont dressés contre l'establishment, contre leurs aînés et contre le culte de la tradition. Ils étaient internationalistes, républicains, socialistes, violemment anticléricaux et quelquefois athées. On les regroupa sous le nom de génération de soixante-dix : c'est, en effet, entre 1865 et 1885 qu'ils écrivirent leurs œuvres les plus virulentes. Ensuite, pour la plupart, ils modérèrent leurs attaques. L'un d'entre eux, Teófilo Braga, fut président de la République après la révolution de 1910. Queirós devint le plus grand romancier portugais de son temps et peut-être de tous les temps. Son influence fut énorme non seulement au Portugal, mais encore dans l'ensemble du monde ibéro-américain. Ses principaux romans sont traduits dans toutes les langues. Et le temps paraît donner raison à Valery Larbaud, pour lequel cet auteur est « un des grands romanciers européens du xixe siècle ». (...)

Le roman Les Maia (Os Maias, 1888), peut-être son chef-d'œuvre, montre comment le doute et l'hésitation, la compréhension et la tolérance, le pessimisme succèdent chez Queirós à ce dépit salutaire qui se traduisait auparavant en attaque impétueuse."

Voir la suite : Encyclopedia universalis Ici

 

mardi 10 janvier 2023

Lisbonne : Le monastère Sao Vicente de Fora et Jean de la Fontaine

Eglise et monastère de Sao Vicente de Fora vus du belvédère
 

Eglise et monastère de Sao Vicente de Fora

Le monastère de Sao Vicente de Fora domine la colline de l'Alfama et les deux tours de son église se voient de loin. Il a été fondé par Alfonso-Henriques, le roi Alfonso 1er, en 1147, pour honorer le voeu qu'il avait fait de reprendre Lisbonne aux Maures (le siège de Lisbonne). Plus tard, son église a été  remaniée et l'intérieur est d'un style baroque chargé.

 

Eglise du monastère Sao Vicente de Fora
 

Je voulais absolument voir le monastère et son cloître car je me souvenais y avoir vu des azulejos représentant les fables de La Fontaine lors d'un précédent voyage datant  d'il y a quarante ans.


monastère Sao Vicente de Fora extérieur


Des azulejos, il y a en partout et dès la montée d'escalier !


Escalier du monastère Sao Vicente da Fora


Le jeu de paume, l'ancêtre du tennis


le port de Lisbonne


La chasse


Et même là, elles me traquent ! (les araignées)

AU premier étage, le hall d'entrée présente des panneaux en azulejos narrant la bataille qui a permis à Alfonso 1er de reprendre Lisbonne aux Arabes. Le plafond en trompe l'oeil a été réalisé par un peintre italien sous le règne de Joao V.


Hall d'entrée de la sacristie



Hall d'entrée de la sacristie (détail) : azulejos racontant le siège de Lisbonne

C'est au deuxième étage que l'on découvre les azulejos illustrant 38 fables de La Fontaine. Dans mon souvenir, jadis, ils étaient à l'extérieur. Des panneaux explicatifs en français résument les fables et permettent de se souvenir (ou de découvrir ) certaines d'entre elles. Des trois éditions qui parurent au XVIII siècle, la plus fameuse, celle de 1775, a été illustrée par Jean-Baptiste Oudry, retouchée par Charles-Nicolas Cochin. C'est d'après ces illustrations que les azulejos commandés pour le monastère de Sao Vicente de Fora furent réalisés.


Les azulejos des fables de la Fontaine


Le gland et la citrouille ou Dieu fait bien ce qu'il fait

Monastère de Sao Vicente de Fora La Fontaine Le gland et la citrouille


Sans en chercher la preuve
En tout cet Univers, et l’aller parcourant,
          Dans les Citrouilles je la treuve.

Un villageois, considérant
Combien ce fruit est gros, et sa tige menue
A quoi songeait, dit-il, l’Auteur de tout cela ?
Il a bien mal placé cette Citrouille-là :
          Hé parbleu, je l’aurais pendue
          A l’un des chênes que voilà.

(...)

Tout en eût été mieux ; car pourquoi par exemple
 Le Gland, qui n’est pas gros comme mon petit doigt, 
          Ne pend-il pas en cet endroit ?

(...)

Sous un chêne aussitôt il va prendre son somme.
Un gland tombe ; le nez du dormeur en pâtit.
II s’éveille ; et portant la main sur son visage,
Il trouve encor le Gland pris au poil du menton.
Son nez meurtri le force à changer de langage ;
Oh, oh, dit-il, je saigne ! et que serait-ce donc
S’il fût tombé de l’arbre une masse plus lourde, 
          Et que ce gland eût été gourde ?
Dieu ne l'a pas voulu : sans doute il a raison ;
          J’en vois bien à présent la cause.
          En louant Dieu de toute chose,
          Garo retourne à la maison.

( Livre IX fable 4)


L'ours et l'amateur des jardins

Azulejos de La Fontaine L'ours et l'amateur des jardins


Certain Ours montagnard, Ours à demi léché,
Confiné par le sort dans un bois solitaire,
Nouveau Bellérophon(1) vivait seul et caché :
Il fût devenu fou ; la raison d'ordinaire
N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés (2):
Il est bon de parler, et meilleur de se taire,
Mais tous deux sont mauvais alors qu'ils sont outrés.

(...)

Pendant qu'il se livrait à la mélancolie,
               Non loin de là certain vieillard
               S'ennuyait aussi de sa part.
Il aimait les jardins, était Prêtre de Flore,
               Il l'était de Pomone encore :
Ces deux emplois sont beaux. Mais je voudrais parmi
               Quelque doux et discret ami.
Les jardins parlent peu, si ce n'est dans mon livre ;
               De façon que, lassé de vivre
Avec des gens muets notre homme un beau matin
Va chercher compagnie, et se met en campagne.
               L'Ours porté d'un même dessein
               Venait de quitter sa montagne :
               Tous deux, par un cas surprenant
               Se rencontrent en un tournant. 

(...)

Les voilà bons amis avant que d'arriver.
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble ; 

(...)

Un jour que le vieillard dormait d'un profond somme,
Sur le bout de son nez une * allant se placer
Mit l'Ours au désespoir ; il eut beau la chasser.
Je t'attraperai bien, dit-il. Et voici comme.
Aussitôt fait que dit ; le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l'homme en écrasant la mouche,
Et non moins bon archer que mauvais raisonneur :
Roide mort étendu sur la place il le couche.
Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami ;
               Mieux vaudrait un sage ennemi.

 (Livre VIII fable 10)

*mouche

             L'astrologue qui se laissa tomber dans un puits

L'astrologue qui se laissa tomber dans un puits

Dans le Théétète de Platon, à l'occasion d'une digression sur le difficile statut du philosophe dans la cité, Socrate relate une anecdote devenue célèbre, celle de Thalès contemplant les astres et tombant dans un puits, suscitant le rire d'une servante thrace.

 

Un Astrologue* un jour se laissa choir
        Au fond d'un puits. On lui dit : Pauvre bête,
        Tandis qu'à peine à tes pieds tu peux voir,
        Penses-tu lire au-dessus de ta tête ?

Cette aventure en soi, sans aller plus avant,
Peut servir de leçon à la plupart des hommes.
Parmi ce que de gens sur la terre nous sommes,
            Il en est peu qui fort souvent
            Ne se plaisent d'entendre dire
Qu'au Livre du Destin les mortels peuvent lire.
Mais ce Livre qu'Homère et les siens ont chanté,
Qu'est-ce, que le hasard parmi l'Antiquité,
            Et parmi nous la Providence ?
        Or du hasard il n'est point de science :
            S'il en était, on aurait tort
De l'appeler hasard, ni fortune, ni sort,
            Toutes choses très incertaines.
            Quant aux volontés souveraines
De celui qui fait tout, et rien qu'avec dessein,
Qui les sait, que lui seul ? Comment lire en son sein ?
Aurait-il imprimé sur le front des étoiles
Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ?
A quelle utilité ? Pour exercer l'esprit
De ceux qui de la sphère et du globe ont écrit ?
Pour nous faire éviter des maux inévitables ?
Nous rendre dans les biens de plaisir incapables ?
Et causant du dégoût pour ces biens prévenus ,
Les convertir en maux devant qu'ils soient venus ?
C'est erreur, ou plutôt c'est crime de le croire.
Le firmament se meut ; les astres font leur cours,
            Le soleil nous luit tous les jours,
Tous les jours sa clarté succède à l'ombre noire,
Sans que nous en puissions autre chose inférer
Que la nécessité de luire et d'éclairer,
D'amener les saisons, de mûrir les semences,
De verser sur les corps certaines influences.
Du reste, en quoi répond au sort toujours divers
Ce train toujours égal dont marche l'univers ?
            Charlatans, faiseurs d'horoscope,
        Quittez les Cours des Princes de l'Europe ;
Emmenez avec vous les souffleurs tout d'un temps.
Vous ne méritez pas plus de foi que ces gens.
Je m'emporte un peu trop ; revenons à l'histoire
De ce Spéculateur qui fut contraint de boire.
Outre la vanité de son art mensonger,
C'est l'image de ceux qui bâillent aux chimères
            Cependant qu'ils sont en danger,
            Soit pour eux, soit pour leurs affaires. 
 
Livre II fable13

*La Fontaine critique l'astrologie et non l'astronomie; L'astrologue est celui  qui utilise les sciences pour faire des prédictions sur l'avenir. Pour La Fontaine l'astrologue un "spéculateur", une "pauvre bête".


Démocrite et les Abderitains

Démocrite et les Abdéritains

Que j'ai toujours haï les pensers du vulgaire !
Qu'il me semble profane, injuste, et téméraire,
Mettant de faux milieux entre la chose et lui,
Et mesurant par soi ce qu'il voit en autrui !
Le maître d'Épicure  en fit l'apprentissage.
Son pays le crut fou : Petits esprits ! mais quoi ?
               Aucun n'est prophète chez soi.
Ces gens étaient les fous, Démocrite, le sage.
L'erreur alla si loin qu'Abdère* députa
               Vers Hippocrate , et l'invita
               Par lettres et par ambassade,
A venir rétablir la raison du malade.
Notre concitoyen, disaient-ils en pleurant,
Perd l'esprit : la lecture a gâté Démocrite.
Nous l'estimerions plus s'il était ignorant.
Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite :
               Peut-être même ils sont remplis
               De Démocrites infinis. 
Non content de ce songe, il y joint les atomes,
Enfants d'un cerveau creux, invisibles fantômes ;
Et, mesurant les cieux sans bouger d'ici-bas,
Il connaît l'univers, et ne se connaît pas.
Un temps fut qu'il savait accorder les débats :
               Maintenant il parle à lui-même.
Venez, divin mortel ; sa folie est extrême. 
Hippocrate n'eut pas trop de foi pour ces gens ;
Cependant il partit. Et voyez, je vous prie,
               Quelles rencontres dans la vie
Le sort cause ; Hippocrate arriva dans le temps
Que celui qu'on disait n'avoir raison ni sens
               Cherchait dans l'homme et dans la bête
Quel siège a la raison, soit le cœur, soit la tête. 

 


Sous un ombrage épais, assis près d'un ruisseau,
                Les labyrinthes d'un cerveau
L'occupaient. Il avait à ses pieds maint volume,
Et ne vit presque pas son ami s'avancer,
                Attaché selon sa coutume.
Leur compliment fut court, ainsi qu'on peut penser.
Le sage est ménager du temps et des paroles.
Ayant donc mis à part les entretiens frivoles,
Et beaucoup raisonné sur l'homme et sur l'esprit,
                Ils tombèrent sur la morale.
                Il n'est pas besoin que j'étale
                Tout ce que l'un et l'autre dit.
                Le récit précédent suffit
Pour montrer que le peuple est juge récusable.
                En quel sens est donc véritable
                Ce que j'ai lu dans certain lieu,
                Que sa voix est la voix de Dieu ?*

Livre VIII fable 26

* Abdère : colonie grecque de Thrace, patrie de Démocrite, maître d'Epicure,  fondateur avec Leucippe de la théorie des atomes.

*La Fontaine récuse Vox populi, vox Dei
 


Le pot de terre et le pot de fer


Le Pot de fer proposa
Au Pot de terre un voyage.
Celui-ci s'en excusa,
Disant qu'il ferait que sage
De garder le coin du feu ;
Car il lui fallait si peu,
Si peu, que la moindre chose
De son débris serait cause.
Il n'en reviendrait morceau.
Pour vous, dit-il, dont la peau
Est plus dure que la mienne,
Je ne vois rien qui vous tienne.
Nous vous mettrons à couvert,
Repartit le Pot de fer.
Si quelque matière dure
Vous menace d'aventure,
Entre deux je passerai,
Et du coup vous sauverai.
Cette offre le persuade.
Pot de fer son camarade
Se met droit à ses côtés.
Mes gens s'en vont à trois pieds,
Clopin-clopant comme ils peuvent,
L'un contre l'autre jetés,
Au moindre hoquet qu'ils treuvent.
Le pot de terre en souffre ; il n'eut pas fait cent pas
Que par son Compagnon il fut mis en éclats,
            Sans qu'il eût lieu de se plaindre .
Ne nous associons qu'avecque nos égaux ;
            Ou bien il nous faudra craindre
            Le destin d'un de ces Pots .


La mort et le malheureux


   Un Malheureux appelait tous les jours
              La mort à son secours;
    Ô Mort, lui disait-il, que tu me sembles belle !
Viens vite, viens finir ma fortune cruelle.
La mort crut en venant, l'obliger en effet.
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
    Que vois-je ! cria-t-il, ôtez-moi cet objet;
         Qu'il est hideux ! que sa rencontre
         Me cause d'horreur et d'effroi !
N'approche pas, ô Mort ; ô Mort, retire- toi.
         Mécénas * fut un galant homme :
Il a dit quelque part : Qu'on me rende impotent,
Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu'en somme
Je vive, c'est assez, je suis plus que content.
Ne viens jamais, ô Mort ; on t'en dit tout autant.

*Mécénas = Mécène chevalier romain, proche d'Auguste, protecteur des arts et des lettres ; Il s'entoura de Virgile et d'Horace. Son nom est resté synonyme de protecteur des arts.

Livre I fable 15 et fable 16  

Mais ma fable préférée est la deuxième version plus proche de celle d'Esope 

La mort et le bûcheron

Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé, marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
          Le créancier et la corvée
Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort ; elle vient sans tarder,
          Lui demande ce qu'il faut faire.
          C'est, dit-il, afin de m'aider
A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère .
          Le trépas vient tout guérir ;
          Mais ne bougeons d'où nous sommes :
          Plutôt souffrir que mourir,
          C'est la devise des hommes.


Les médecins


Le médecin Tant-Pis allait voir un Malade
Que visitait aussi son Confrère Tant-Mieux.
Ce dernier espérait, quoique son Camarade
Soutînt que le Gisant irait voir ses aïeux.
Tous deux s'étant trouvés différents pour la cure,
Leur Malade paya le tribut à Nature,
Après qu'en ses conseils Tant-Pis eut été cru.
Ils triomphaient encor sur cette maladie.
L'un disait : Il est mort, je l'avais bien prévu.
S'il m'eût cru, disait l'autre, il serait plein de vie. 

(Livre V fable 12)



Un de deux cloîtres


Cloître et toit en terrasse avec une vue à couper le souffle (selon le guide)


La citerne souterraine que l'on trouve en entrant  date de l'époque des Maures avant le XII siècle.

Citerne :  monastère de Sao Vicente de Fora

lundi 9 janvier 2023

Luis Vaz Camoes : Les Lusiades Les rois du Portugal (2)

Le roi Pierre 1er et Inez de Castro/ Alfonso IV/ Alfonso-Henriques, 1er roi du Portugal

J'avoue que j'ai calé parfois à la lecture de Os Lusiadas, ce long poème (8816 vers) de Luis Vaz Camoes. C'est un peu ardu quand on ne connaît pas l'histoire du Portugal, ses batailles, ses dynasties, ses rois, ses hommes célèbres, qui, parfois, ne sont nommés que par le prénom tant ils étaient célèbres à l'époque. La plupart d'entre eux me sont inconnus et il m'a fallu chercher à tout moment les noms, vérifier l'histoire, la géographie. Je me suis particulièrement intéressée aux chants III et IV dans lesquels Luis Vaz Camoes, toujours en donnant la parole à Vasco de Gama, fait un retour dans le passé pour présenter l'histoire de son pays. Ces chants nous apprennent beaucoup sur les grandes tragédies historiques  du Portugal. Les récits qu'ils présentent sont devenus les mythes fondateurs de l'identité nationale des Portugais et ont souvent inspiré l'art et le littérature.


 

 Un retour dans L'histoire du Portugal

 

Jean 1er du Portugal

 
Dans Aljubarota vois l'intrépide Jean 
Terrassant sous ses coups l'orgueilleux Castillan;
 Vois Alfonse premier, fléau des infidèles, 
Conquérant d'Ourika les palmes immortelles, 
Et trois Alfonse encor, ses vaillants héritiers, 
De leurs lauriers nouveaux accroissant ses lauriers. 
 

En 1139 la Bataille de l'Ourique menée par Alfonso-Henriques contre les Sarrazins marque la naissance du Portugal; Celui-ci se proclama roi sous le nom d'Alfonso 1er  et régna jusqu'à sa mort en 1185.


Le siège de Lisbonne (1147)

Le siège de Lisbonne (qui inspira le titre du roman de Saramago)  a eu lieu en 1147 et chassa de Lisbonne les suzerains mauresques, Almoravides.



Bataille d'Aljubarrota (1385)  permit au Portugal d'assurer son indépendance vis à vis de l'Espagne .

 
 Au cours de la  fameuse bataille d'Aljubarrota (1385) les troupes portugaises aidées par leurs alliés anglais et commandées par le roi Jean 1er du Portugal et son connétable Nuno Alvares Pereira affrontent les troupes espagnoles de Jean 1er de Castille alliées des français. Leur victoire évite au Portugal de passer sous la domination Castillane. En effet, Jean 1er de Castille, en tant qu'époux de Béatrice, fille du roi Ferdinand 1er du Portugal, voulait faire valoir ses droits au trône du Portugal.
 
 
 L'intrépide Alvarès entre tous se signale;
A mille combattants sa vaillance est fatale;
De mourants et de morts il couvre loin ce sol
Où prétendait régner l'insolent Espagnol.
Partout sifflent dans l'air les flèches acérées,
Les dards, les javelot et les piques ferrées;
Le champ, sanglant témoin de ce combat affreux,
tremble sous les sabots des coursiers belliqueux;
Et d'un bruit sourd, pareil aux accents de tonnerre,
L'airain avec l'airain fait retentir la terre

 La description de ce combat avec son grossissement épique, à la manière de la chanson de Roland, est là pour produire un effet de terreur tout en magnifiant la bravoure des héros lusitaniens. Le mouvement doublé par le son prend de l'ampleur :  puissance de la description qui nous fait non seulement voir mais aussi entendre ! Les vers de Camoes sont si évocateurs que des images s'imposent à moi.  Il me renvoie à des  oeuvres picturales, en particulier celle de Paolo Ucello : La bataille de San Romano ( XV siècle)
 
 
La Bataille de San Romano, de Paolo Ucello

 
Le récit le plus célèbre est celui qui relate l'histoire du prince Pedro et de sa maîtresse Inez de Castro qu'il épouse à la mort de sa femme.  Son père, le Roi Alfonso IV, furieux de cette alliance qui ne sert pas ses desseins politiques fait assassiner Inez. Devenu roi à la mort de son père, Pedro 1er exhume le corps de la reine morte, l'assoit sur le trône du Portugal et oblige ses nobles à lui rendre hommage en lui baisant la main. C'est du moins ce que dit la légende qui a été reprise dans de nombreuses oeuvres artistiques ou littéraires : La reine mort de Henri de Monterlhant.Voir ici le billet de Miriam
 
Telle apparaît Inez, froide et décolorée; 
Sous la main de la mort son doux regard s'éteint 
Et la pâleur succède aux roses de son teint. 
Nymphes du Mondégo, longtemps inconsolables, 
Vous pleurâtes d'Inez les destins lamentables; 
Et le flot de vos pleurs forma dans ce Vallon 
La fontaine qu'Amour consacra de son nom. 
Celle source à jamais conserve à la mémoire 
Et les attraits d'Inez et sa tragique histoire; 
En vain ses bords charmants sont émaillés de fleurs; 
Fontaine des Amours, ses ondes sont des pleurs. 
Mais don Pèdre bientôt s'arme pour la vengeance. 

 
Inez de Castro supplie Alfonso IV d'épargner ses enfants;
 
 

Le style et la traduction


Le texte rend compte des questions que soulève (déjà!) la traduction dès le XIX siècle :  faut-il  être fidèle à l'original au mot près ou, au contraire, faut-il garder l'esprit du texte quitte à s'en éloigner si besoin est ? Et surtout dans le cas de la poésie faut-il passer à la prose pour ne pas trahir l'auteur ou bien le vers est-il le seul moyen de conserver l'essence du texte ? 
Le traducteur François-Félix Ragon, écrivain et historien du XIX siècle, a choisi. Il conserve le vers mais passe de l'octosyllabe à l'alexandrin.
Pourquoi pas ? Ce que j'apprécie moins, c'est lorsqu'il se permet de supprimer des strophes, les jugeant peu intéressantes ou de mauvais goût ! Il se sent souvent supérieur au créateur qu'il traduit. Les traducteurs n'auraient pas cette outrecuidance de nos jours. 
Donc, il est très possible qu'il ait trahi l'auteur mais ceci dit (et comme je suis incapable de juger l'original) je dois dire que je suis sensible dans cette traduction au rythme, aux sonorités, aux images. Il y a de l'élan, de la musique... Une érudition qui baigne dans l'Antiquité et la Renaissance, deux périodes que j'aime beaucoup, et l'on sent toutes les références qui donnent une densité, une richesse aux vers. De belles descriptions qui parlent à l'imagination. Mais des moments aussi où je me suis mortellement ennuyée et où j'ai couru sur les pages en attendant d'être à nouveau happée ! N'aurais-je pas la fibre épique ? Enfin, je suis tout de même heureuse d'avoir lu - bien qu'imparfaitement - ce poème qui est, pour le Portugal, ce que La Divine Comédie est pour l'Italie, et Don Quichotte pour L'Espagne. Ceci dit j'ai de beaucoup préféré Dante et Cervantès !


Benezzo Gozzoli  Renaissance italienne : Les Rois mages

Ainsi les descriptions des foules lors d'une bataille ou d'une fête sont toujours très réussies. Les personnages, leur habillement, leur maintien, les sentiments qui les animent, angoisse, orgueil, fierté, férocité ou allégresse, composent des scènes vivantes,  évocatrices, comme si elles se déroulaient devant nos yeux, et donnent vie à l'épopée. Dans les strophes suivantes, le poète a l'art de mettre en marche la multitude, joyeuse et solennelle à la fois, et d'en montrer le mouvement irrésistible, de nuancer les couleurs, de jouer avec la lumière ; et par dessus tout, l'introduction du bruit, chants, intruments de musique, cris ou vacarme, nous place au coeur de la foule, à l'intérieur de la scène.  Les couleurs dans la description des habits somptueux, le mouvement, celui d'une foule qui avance, et le bruit qui achève la description sont d'une telle précision que l'on a l'impression de voir un tableau, raffiné et éclatant, d'un peintre de la Renaissance dans lequel, de nos jours, le cinéma permettrait d'intégrer le son des trompettes et le tonnerre du canon.

Le prince de Mélinde*, en appareil royal,
 Descendit sur la plage, où se pressait d'avance 
D'un peuple curieux la multitude immense. 
Au loin étincelaient les pompeux vêtements,
Les longs manteaux de pourpre et les beaux dolimans;
(...)
Dans son habillement tissu d'or et de soie 
Du faste oriental tout l'orgueil se déploie; 
Un superbe turban sur son front s'arrondit; 
Des couleurs de Sidon son manteau resplendit;
De son collier d'or pur la beauté singulière
Joint le fini de l'art au prix de la matière;
(...)
 Cependant, sur la proue, aux flots retentissants 
La trompette mauresque envoyait ses accents, 
Dur et bruyant concert, dont l'oreille s'offense, 
Mais qu'anime une vive et joyeuse cadence. 
Tandis qu'ainsi voguait le monarque africain, 
 Gama, pour recevoir l'auguste souverain,
 Sur un léger bateau sillonnant Amphitrite, 
S'avance, environné d'un cortège d'élite. 
 La France a préparé sa tunique de lin ;
 Son habit espagnol est d'un riche satin 
Dont Venise a fourni l'étoffe renommée 
Qu'empourpre du kermès la teinture enflammée. 
 Aux manches, des boutons d'un or pur et vermeil 
Brillent, réfléchissant les rayons du soleil. 
 
(...)

 Les barques de Mélinde au loin couvrent la mer;
 Leurs pavillons flottants rasent le flot amer. 
Dans le bronze tonnant le salpêtre s'allume 
 Et par noirs tourbillons dans l'air éclate et fume. 
 La formidable voix de cent bouches d'airain
 Ebranle les échos du rivage africain, 
Et le Maure, au fracas des bombes résonnantes,
 Presse en vain de ses mains ses oreilles tremblantes.


il y a aussi de beaux portraits pleins de sensualité comme celui de Vénus secondée par Mars, suppliant Jupiter de venir en aide aux Portugais poursuivis par le courroux de Bacchus....  La déesse semble être sortie du cadre d'un tableau de la Renaissance, je vois Boticelli, Le Tintoret, le Titien.
 
 
Le Tintoret Vénus


Le sein tout palpitant de son rapide essor, 
Elle apparaît plus belle et plus aimable encor.
 Un doux frémissement agite l'Empyrée 
Et chaque étoile aux cieux d'amour est enivrée. 
 Foyer des passions, ses yeux éblouissants 
 Lancent des traits de feu qui pénètrent les sens 
Et qui d'émotions puissantes et profondes 
Font transir et brûler les astres et les mondes. 
Chère dans tous les temps au souverain des dieux, 
 Pour le mieux captiver, elle s'offre à ses yeux, 
 
 
Boticelli : Vénus

 
 Autour de son beau col aux contours amoureux 
En longues tresses d'or flottent ses blonds cheveux;
 De son sein aussi blanc que la neige et l'albâtre 
Les globes, où l'amour invisible folâtre 
 Et prépare en jouant ses traits victorieux, 
Tremblent au mouvement de ses pas gracieux.


Le Titien : Vénus

Padrao dos Decobrimentos : le monument des Découvertes

Le monument des Découvertes ou Padrao des Decobrimentos 1 (image Wikipédia)

 

Le monument des Découvertes a été érigé sur les  rives du Tage, non loin de la tour de Bélem, sur l'ordre du dictateur Salazar en 1960.  Henri le Navigateur se tient fièrement sur la proue, tenant dans ses mains une caravelle. Il est suivi de tous les grands navigateurs et rois des Découvertes, personnages qui figurent dans Les Lusiades et je trouve passionnant de les retrouver ici.
Le monument ne fait pas l'unanimité puisqu'il est le symbole de la dictature et aussi du colonialisme mais il est le témoin de l'Histoire du Portugal et, à ce titre, très intéressant.

 
Le monument des Découvertes ou Padrao des Decobrimentos  (image Wikipédia)