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jeudi 28 novembre 2013

Laura Kasischke : Esprit d'hiver (2 ) Réflexion sur un thème (citation)



Il y a dans Esprit d'hiver des thèmes, entre autres, qui me touchent beaucoup, c'est celui de l'enfance maltraitée, mise au rebut, celui de l'adoption, des difficultés et des souffrances qui lui sont liées : le désir d'enfant et l'impossibilité d'en avoir, les conditions de vie des enfants dans les orphelinats et pire encore de ceux qui vivent dans les rues; le fait aussi que les enfants malades ou déficients sont rejetés et le sentiment de culpabilité de ceux qui ont le pouvoir de décision. Quelle justification morale peut-il y avoir quand on décide que tel enfant a ou non le droit de vivre et celui d'être heureux?

Quand Holly décident d'adopter un bébé dans un orphelinat russe,  ses collègues n'ont de cesse de lui rappeler que l'enfant peut avoir des gènes défectueux, des maladies mentales ou physiques, des dégenérescences liés au passé de leurs parents, drogués, alcooliques, des séquelles d'une enfance traumatique dans une institution sinistrée où le manque de nourriture allié au manque de personnel entraînent des déficiences et une mortalité importante. Holly, elle, porteuse comme sa mère d'un gène entraînant la mort a dû subir des opérations qui ne lui permettent plus d'avoir d'enfants :

Ce type d'interrogations et de raisonnements avait mis Holly hors d'elle et, après la seconde ou la troisième suggestion de ce style, elle avait rétorqué : "Eh bien, je suppose que si mon patrimoine génétique était parfait, comme le vôtre, j'aurais bien des raisons de m'inquiéter. Mais puisque le mien est tissé de mutations génétiques mortelles, j'ai plus de compassion dans ce domaine que d'autres personnes. Je veux dire, vous sous-entendez que ceux qui auraient de mauvais gènes ne devraient pas avoir de parents, ou bien que les gens ayant de mauvais gènes ne devraient pas avoir d'enfants.


En Sibérie personne n'avait été en mesure (ni même désireux?) d'aborder avec Holly et Eric le sujet des parents biologiques de Tatiana... Evidemment peu importait à Eric et Holly. Leur seule inquiétude à ce stade - après ce premier aperçu des yeux noirs gigantesques de Tatty/Sally, après être tombés amoureux d'elle-  était de savoir s'il y avait quelque chose d'elle qu'il devait connaître concernant ses gènes afin de l'aider non de la rejeter.

 (Si vous n'avez pas lu  le livre, attention à partir de là spoiler*)

 Pourtant Holly et Eric malgré ces beaux sentiments qui demandent en fait beaucoup de courage et d'abnégation font comme les autres! Et l'on ne saurait les en condamner : avoir le désir d'un bébé en bonne santé est en somme bien naturel! Mais ce qui est pire, c'est qu'ils le font en se mentant par une sorte de déni de la vérité. Ils savent tous deux que Tatiana n'est pas le bébé qu'ils ont choisi et Holly sait ce que la vraie Tatiana est devenue depuis qu'elle a poussé la porte interdite.

Prendre connaissance des horreurs de ce monde et ne plus y penser ensuite, ce n'est pas du refoulement. C'est une libération.

C'est alors que l'élastique que doit tirer Holly sur les conseils de la psychiatre pour oublier la douleur ressentie chaque fois qu'elle pense à la mort de sa mère et ses soeurs prend toute sa signification. Une métaphore de l'oubli ou plus précisément du déni puisque Holly finit même par tirer l'élastique mentalement, dans sa tête. Et bien non! En cette journée d'hiver très particulière où tout va basculer pour Holly, le sentiment de culpabilité envers l'autre bébé va ressurgir plus fort que jamais. Ce n'était pas une libération mais du refoulement!

 Je crois que ce roman est un concentré de souffrance, que toutes les pages en sont imprégnées ; c'est pour cela qu'il m'a autant touchée et je me demande aussi si les lecteurs qui rejettent ce livre ne le font pas  par un sentiment d'auto-défense? (je ne peux répondre à leur place, évidemment mais vous le pouvez si vous êtes dans ce cas dans les commentaires)

*Comme je cherchais l'équivalent français de Spoiler voilà ce que je lis sur Wikipedia : 

Cependant, il est à préciser que cette recherche d'équivalents français à ce terme prétendument anglais n'aurait pas véritablement lieu d'être étant donné que ce mot "spoiler" est en fait issu en totalité de l'Ancien français "espoillier" (qui donnera "spolier" en français moderne), verbe provenant du latin "spoliare" signifiant "ruiner", "piller". Le terme "spoiler" n'est donc pas à proprement parler un mot anglais mais bien un dérivé direct du français (ancien français en l'occurence).
On nomme « spoil » le fait de donner des éléments de l'intrigue.

15 commentaires:

  1. En ce qui me concerne, tu peux "espoillier" puisque je l'ai lu (je n'ai écrit que quelques mots dans un billet commun à plusieurs livres). J'aime beaucoup ton analyse, j'avais du mal à comprendre le rejet provoqué par ce roman qui m'a beaucoup touchée (mais je suis incapable d'approfondir autant)

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    1. J'espolie, j'espolie! Je peux analyser ce qui m'a touchée mais je ne peux le faire quand le livre provoque ce rejet, je ne peux que supposer. Est-ce que nous ne serions pas tous comme Holly, cherchant à éviter ce qui est trop pénible à supporter?

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  2. ce sont ces questions, adoption, éducation, héritage familial... qui m'ont intéressées dans le livre, et c'est ce que j'y ai le plus apprécié, mais pour ma part l'ambiance étrange de cette journée m'a dérangée...

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    1. Et effectivement, c'est très dérangeant! C'est très angoissant et puis je crois que cela touche aux peurs les plus profondes que l'on puisse ressentir en tant que parents, sans compter la peur de la folie.

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  3. Faire claquer l'élastique dans sa tête, et passer à une autre pensée (positive) , c'est une variation de la méthode Coué. Holly aurait dû penser à l'utiliser uniquement pour les pensées se rapportant à des événements auxquels elle ne pouvait rien( sa mère, ses soeurs...). Pour Tatiana , elle devait regarder les choses en face, ne pas faire comme si elle ne savait pas. On nous montre par ailleurs une de ses amies qui a également adopté une petite fille. Cet enfant là ne pose aucun problème au couple qui l'élève, et ce n'est pas par hasard : elle ont adopté une petite américaine... que Holly trouve gentille sans plus. Holly voulait que son enfant soit particulière, exceptionnelle, différente, venue d'ailleurs... elle va la chercher en Sibérie, dans un orphelinat peu fiable, sachant qu'elle prend des risques.Que voulait-elle au fond? le livre répond-t-il à cette question?

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  4. Très juste pour l'élastique ! elle n'a aucune culpabilité par rapport à sa mère et ses soeurs ce qui n'est pas le cas par rapport à Tatiana.
    Une petite américaine aussi aurait pu avoir aussi des gènes défectueux, le risque n'est pas nul mais je t'accorde que c'est plus aléatoire en allant chercher l'enfant dans des endroits défavorisés.
    Je ne crois pas que ce soit facile d'adopter des enfants au Etats-Unis, ce doit être possible mais très rare et ils sont plus nombreux à adopter dans les pays où règnent la misère. C'est vrai pour la France aussi d'ailleurs! Les parents adoptifs partent dans d'autres pays. Donc je crois que Holly et Eric n'avaient pas trop le choix et que Holly n'a rien voulu se prouver. Par contre elle se sent coupable parce qu'elle a refusé de comprendre que ce n'était pas Tatiana; son sentiment de culpabilité est là et non pas dans le fait qu'elle ait cherché à avoir un enfant exceptionnel. (même si elle est très fière d'avoir une fille si belle et si brillante)
    A mon avis, Holly ne pouvait pas regarder les choses en face. On peut dire que c'est par manque de courage, qu'elle a reculé à l'idée d'adopter une enfant espropiée, abimée.. mais surtout c'est parce qu'elle ne fonctionne que comme cela, ne pas voir ce qui lui fait mal : elle a été tellement malmenée, sa souffrance a été telle, que toute sa vie est basée sur le déni ; en fait se mentir, faire claquer son élastique mental, c'est son seul moyen de survivre. Un équilibre précaire, on le voit dans le dénouement.


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  5. Là, tu viens vraiment me chercher sur ce roman que je n'avais pas l'intention de lire. Je vois à quel point il t'a remuée, tes interrogations sont suffisamment nourries pour que je tente le coup ! Je vais le réserver à la biblio.

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    1. Oui, je sais que tu te méfies de ce genre de roman. mais là j'ai trouvé qu'il n'y avait rien de gratuit dans le récit.

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  6. Intéressant cette origine de spoiler! Quant au livre, pas envie de le lire alors je ne risquais rien! :-)

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    1. Oui, l'origine m'a amusée. Mon syndrome québécois m'oblige à refuser, parfois, la mode du mot anglais ou plutôt américain que je vois comme une colonisation de notre langue et de notre culture! Mais là c'est un mot français!

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  7. Lis En mer de Toine Heijmans, le sujet est autre ( mais aussi concerne la filiation)( et d'autres thèmes creusés) mais alors j'ai été chamboulée !!!!!

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  8. Tu as mille fois raison pour le concentré de souffrance, c'est un type de roman que je suis incapable de lire comme je ne peux pas regarder certain type de film, la manipulation perverse m'est insupportable, j'en ai souffert et donc je suis dans l'incapacité d'y retourner

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    1. Je comprends quand cela touche trop profond il n'y aucune raison d'insister!

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  9. Toutes tes réflexions (et celles des commentaires) sont vraiment très interéssantes et je suis d'accord sur tout, c'est aussi ce qui m'a traumatisé le plus ; l'idée de cette petite fille abandonné à son sort... Terrible !! Mais oui, tes questions sont tout à fait pertinentes, et je pense que tant qu'on a pas été dans le cas de l'adoption, on ne peut pas savoir comment on aurait réagi... Je pense aussi que ceux qui n'ont pas aimé ont ce sentiment de rejet, c'est tellement dur que l'auto défense se fait...

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