La condamnation au bagne
Fiodor Dostoïevsky est arrêté en Avril 1849, accusé d’avoir comploté contre le tsar, et conduit à la forteresse Pierre et Paul. Il fait parti d’un groupe de jeunes gens aux idées progressistes, réunis autour de la figure de Petravesky, mais plus bavards que révolutionnaires. Il n’était coupable, en fait, que d’avoir conservé chez lui un écrit interdit et une presse à imprimer pour éditer des textes anti-gouvernementaux.. Il est condamné à mort avec ses compagnons en décembre 1849. Avec une perversité machiavélique, le tsar imagine alors une mise en scène macabre : le 22 Décembre, les condamnés sont alignés, la tête encapuchonnée, face au peloton d’exécution. Au dernier moment le tsar commue la peine de mort en quatre ans de bagne.
Bien longtemps après, Dostoievsky écrira dans L’idiot : Peut-être y-a-t-il de par le monde un homme auquel on a lu sa condamnation à mort, qu’on a laissé souffrir cette torture et puis à qui on a dit : « Va, tu es gracié. ». Cet homme là pourrait dire ce qu’il a éprouvé. C’est de cette douleur et de cette horreur que le Christ a parlé. Non, on n’a pas le droit d’agir ainsi avec un être humain. »
Le jour de Noël 1849, Dostoievsky part pour la Sibérie. Il y passera neuf ans, quatre au bagne, cinq dans l’armée comme simple soldat. Ce sont ces quatre années que racontent Les souvenirs de la maison morte traduit en français par Souvenirs de la maison des morts.
Le bagne
L’écrivain commence la rédaction de ses souvenirs en 1855 en Sibérie. Pour des raisons de censure, le narrateur du récit est un personnage fictif, condamné pour un meurtre passionnel. Mais c’est bien lui, Fiodor Dostoïevsky qui décrit le bagne et ses terribles conditions de vie, lui qui observe les bagnards autour de lui, la plupart du temps la lie de l’humanité, lui qui analyse ce qu’est la justice du tsar, qui s’interroge sur le mal et le bien, sur l’existence de Dieu. Pendant ces neufs ans d’exil, se forge sa personnalité complexe, maladive, torturée, pleine de contradictions, déchiré entre Dieu et le Diable, qui fera de lui l’auteur que nous connaissons, le créateur des Frères Karamazov, de l’Idiot, de Crime et châtiment, le double…
Dostoievsky décrit la vie quotidienne des forçats, le travail qu’ils doivent accomplir, la hiérarchie des punitions corporelles, les brimades qu’ils subissent de la part de leurs chefs, l’organisation interne et clandestine des bagnards qui échappe au contrôle des gardiens. Malgré la dureté de cette vie, ce dont Dostoievsky a le plus souffert, plus encore que de l’enfermement et l’exil, c’est de n’avoir jamais été admis par ses compagnons d’infortune à cause de son origine. Noble et intellectuel, il était mis au ban de la société de plus misérables que lui.
Des portraits terrifiants
Souvenirs de la maison des morts n’est pas un récit d’aventures, haut en couleurs, qui ménage des suspenses, mais un témoignage précis, à hauteur d’homme, de la vie quotidienne, de sa monotonie et de la routine. S’il y a de grands moments de fulgurance, ils sont dus au style et au talent de l’écrivain qui dresse des portraits inoubliables de ces hommes endurcis dans le crime : Sirotkine, «un être énigmatique à tous les égards » Gazine qui « était une horrible créature. Il produisait sur tout le monde une impression effrayante torturante. » ou encore Orlov « qui assassinait froidement jeunes et vieux » « doué d’un force de volonté extraordinaire, il avait l’orgueil et la conscience de cette force. » Il y a aussi le noble Aristov « exemple le plus repoussant de la bassesse et de l’avilissement ». Tous ces personnages , on le comprend, nourriront l’oeuvre ultérieure de l’écrivain.
Mais au milieu de ces criminels, apparaissent parfois des personnages attachants comme Nourra, bon et naïf, ou Ali dont la nature franche et généreuse attire l’écrivain qui entreprend de lui apprendre à lire avec succès.
Des réflexions sociales et métaphysiques
Ces observations amènent l’écrivain à s’interroger sur la justice et le bien fondé du châtiment. Pour lui, même le plus réprouvé des hommes est à l’image de Dieu. On ne peut le sauver en l’humiliant. La rédemption ne peut venir que d’un exemple qui élève le condamné, qui réveille son sens moral. Et ceci d’autant plus que ces bagnards sont souvent des hommes du peuple qui n’ont connu que la misère et la violence, ce qui explique leur dégradation morale. Le châtiment, la rédemption et l'humiliation du peuple, on retrouve ici des thèmes qui deviendront récurrents dans l’oeuvre de l’écrivain.
Mon dieu! un traitement humain peut relever jusqu’à ceux chez qui l’image de la divinité semble le plus obscurcie! C’est précisément avec ces « malheureux » qu’il faut se comporter le plus humainement possible pour leur salut et pour leur joie. J’ai rencontré des chefs d’un grand coeur et j’ai vu l’effet qu’ils produisent sur les humiliés. Avec quelques mots affables, ils ressuscitaient moralement leurs hommes.
Dostoievsky s’insurge donc contre les châtiments corporels, il démontre que loin d’éduquer les hommes, ils les endurcissent dans le mal.
« Le droit à la punition corporelle qu’exerce un homme sur un autre est une des plaies de la société; c’est un moyen sûr d’étouffer en elle tout germe de civisme, de provoquer sa décomposition »
Le travail aussi permet au bagnard de donner un sens à sa vie mais un travail utile, auquel il peut s’intéresser, non des corvées absurdes et dénuée de sens.
« mais qu’on le contraigne, par exemple, à transvaser de l’eau d’une tine dans une autre, et vice versa, à concasser du sable ou à transporter un tas de terre d’un endroit à un autre pour lui ordonner ensuite la réciproque, je suis persuadé qu’au bout de quelques jours le détenu s’étranglera ou commettra mille crimes comportant la peine de mort plutôt que de vivre dans un tel abaissement et de tels tourments. Il va de soi qu’un châtiment semblable serait plutôt une torture, une vengeance atroce qu’une correction; il serait absurde, car il n’atteindrait aucun but sensé. »
La complexité du personnage
On voit que Dostoïevsky a son idée sur la justice tsariste; il critique les méthodes, les abus des chefs, le dysfonctionnement. (avec beaucoup de prudence et de mesure). Mais pourtant il finira par adhérer à sa condamnation, à la juger bienfaisante, porteuse pour lui aussi de rédemption.
Seul avec mon âme, je considérais ma vie antérieure, je l'analysais jusque dans les dans ses plus infimes détails, je me jugeais sévèrement, sans pitié. A certains moments même, je bénissais le sort qui m'avait octroyé cette solitude sans laquelle je n'aurais pu me juger ainsi ni faire ce grave retour sur mon passé. ».
Retourné en Russie, il jugera sévèrement les idées sociales qui étaient les siennes et soutiendra le pouvoir du tsar. Claude Roy écrira à ce propos, comparant le pouvoir tsariste et soviétique : «La Russie d'hier et la Russie moderne sont exemplaires dans la science du "châtiment" sur deux points essentiels. Elles ont poussé plus avant peut-être qu'aucun peuple l'art de donner aux tortionnaires cette paix de l'esprit que procure la bonne conscience. Elles ont su simultanément contraindre un nombre important de leurs victimes, non seulement à subir sans révolte les épreuves infligées, mais à donner à leurs tourmenteurs un total acquiescement.»
Ce roman, très riche, témoigne de l’immense talent de Dostievsky, de la profondeur de ses analyses psychologiques. Il soulève des questions passionnantes sur l’être humain, sa nature profonde, sur le mal et le bien et la justice, sur la liberté, la force de l’habitude, le courage et la lâcheté... Il révèle les questions métaphysiques qui agitent Dostoïevsky. Bref, il contient en germe tout ce qui sera au centre de son oeuvre et permet de mieux comprendre l’homme derrière l’écrivain.
Extrait 1: L’arrivée dans la maison des morts :
Notre maison de force se trouvait à l’extrémité de la citadelle, derrière le rempart. Si l’on regarde par les fentes de la palissade, espérant voir quelque chose, – on n’aperçoit qu’un petit coin de ciel et un haut rempart de terre, couvert des grandes herbes de la steppe. Nuit et jour, des sentinelles s’y promènent en long et en large; on se dit alors que des années entières s’écouleront et que l’on verra, par la même fente de palissade, toujours le même rempart, toujours les mêmes sentinelles et le même petit coin de ciel, non pas de celui qui se trouve au-dessus de la prison, mais d’un autre ciel, lointain et libre. Représentez-vous une grande cour, longue de deux cents pas et large de cent cinquante, enceinte d’une palissade hexagonale irrégulière, formée de pieux étançonnés et profondément enfoncés en terre: voilà l’enceinte extérieure de la maison de force. D’un côté de la palissade est construite une grande porte, solide et toujours fermée, que gardent constamment des factionnaires, et qui ne s’ouvre que quand les condamnés vont au travail. Derrière cette porte se trouvaient la lumière, la liberté ; là vivaient des gens libres. En deçà de la palissade on se représentait ce monde merveilleux, fantastique comme un conte de fées: il n’en était pas de même du nôtre, – tout particulier, car il ne ressemblait à rien; il avait ses mœurs, son costume, ses lois spéciales : c’était une maison morte-vivante, une vie sans analogue et des hommes à part. C’est ce coin que j’entreprends de décrire.
Extrait 2 : L'inhumain dans l'humain
Cette réflexion sur la tyrannie est de tous les temps. Je la lis en pensant aux nazis, aux gardiens des camps de concentration. Elle me paraît terriblement vraie. Elle explique qu’un homme « normal » - un être humain semblable aux autres- puisse être amené à des actes monstrueux. C’est la conclusion du livre de Gita Sereny, Au fond des ténèbres, la thèse de Robert Merle dans Un métier de Seigneur ; La démonstration de Jonathan Littel dans Les bienveillantes.
Celui qui a, même une fois, exercé un pouvoir illimité sur le corps, l’âme de son semblable, sur le corps de son frère selon le loi du Christ, celui qui a joui d’avilir au suprême degré un autre être fait à l’image de Dieu, celui-là devient incapable de maîtriser ses sensations. La tyrannie est une habitude douée d’extension, elle peut se développer, devenir à la longue une maladie. Je soutiens que le meilleur des hommes peut, grâce à l’habitude devenir une bête féroce. Le sang et la puissance enivrent, engendrent la brutalité et la perversion, si bien que l’âme et l’esprit deviennent accessibles aux jouissances les plus anormales.
Très beau billet qui donne envie de découvrir ce texte. Par contre, ne connaissant que très peu l'oeuvre de Dostoïevski, je me demande si je ne devrais pas d'abord lire/relire ses romans pour vraiment profiter de ces mémoires...
RépondreSupprimerCommencer par ses romans. Non pas obligatoirement sauf si tu le souhaites. Mais .celui-ci est une bonne introduction à l'oeuvre!
RépondreSupprimerJe l'ai lu il y a longtemps, trop jeune sans doute. Ce serait bien que je le relise maintenant.
RépondreSupprimerOui, ce n'est pas un livre facile; il faut une certaine maturité. Mais toutes ces réflexions m'ont passionnée.
SupprimerPeut être l'occasion d'accrocher enfin avec cet auteur!
RépondreSupprimerPeut-être? mais c'est ce qu'il est qui ne te plaît pas, non?
Supprimerlà on est dans la grande littérature, c'est un des premiers livres que j'ai lu de lui et il m'avait laissé sans voix, j'étais jeune et j'avais peine à imaginer cet enfer
RépondreSupprimerDans la même veine je te conseille L'île de Sakhaline de Tchekov reportage et pas roman mais un grand moment d'humanisme
En effet, là c'est de la grande littérature! Il n'y a que les grands écrivains qui résistent au temps!
SupprimerUn texte d'une puissance extraordinaire, un de ces livres "qui brisent la mer gelée en nous", comme disait Kafka. A relire.
RépondreSupprimerTout à fait d'accord avec toi! Une puissance extraordinaire. Je suis en train de me demander si nous avons un écrivain qui soit à ce niveau à l'heure actuelle?
RépondreSupprimerDès que j'ai le temps (et j'en aurai à partir de juillet!) je me mets aux russes que je ne connais pas
RépondreSupprimerAlors, si tu veux, on les (re)découvrira ensemble.
SupprimerUn très beau billet. C'est un des rares textes de Dostoïevski qu'il me reste à lire (avec les frères Karamazov, plusieurs fois commencé, mais jamais fini). J'ai adoré ce auteur, il y a déjà un moment, et les passages que tu cites me rappellent que ce n'était pas pour rien.
RépondreSupprimerJe l'ai beaucoup lu aussi à une époque de ma vie mais je ne connais pas encore toutes ses oeuvres. C'est un grand écrivain. On trouve souvent fade ce qu'on lit ensuite!
SupprimerC'est noté, cela fait longtemps que je n'ai pas lu d'auteurs russes... J'aime l'aspect témoignage... et réflexion sur la société ( justice)
RépondreSupprimerOui, c'est ce qui m'a plu dans ce livre.
SupprimerMême commentaire qu'Aifelle, je crois que je me contenterai de ton billet bien que j'aime beaucoup beaucoup lire tout ce qui est de ou bien a trait à Dostoïevski.
RépondreSupprimerPas envie de te remettre à Dostoievsky, donc! Moi j'ai envie de lire tous les livres que je n'ai pas encore lus de lui!
RépondreSupprimerJe suis épatée de lire à quel point les idées de Dostoïevski sont modernes, voire visionnaires (j'en avais déjà eu un aperçu dans "Crime et châtiment"). Tu m'étonnes que ça ne passait pas dans la Russie tsariste...
RépondreSupprimerEffectivement,ça ne passait pas, d'où le biais d'un personnage fictif (l'auteur n'est plus "responsable", ce n'est pas lui qui pense mais son personnage). Effectivement c'est très moderne par ce que c'est universel, comme ce qu'il dit sur l'habitude de faire le mal qui transforme l'homme en monstre.
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