L'amour mourra aussi
Hammershoï, peintre danois |
J’ai découvert Inger Hagerup, poétesse et dramaturge norvégienne, grâce à la collection Pour une rivière de vitrail aux éditions Rafael de Surtis avec le recueil L’amour mourra aussi. J'ai choisi ici quelques poésies d'elle parmi mes préférées.
Bonheur
Nikolaï Astrup, peintre norvégien |
Dans ce poème, Inger Hagerup décrit le goût simple et intense du bonheur, celui que l’on éprouve quand on est très jeune, quand on est un peu et délicieusement puéril(e) (conseil aux marguerites) quand la vie est pleine d’espérance. Le bonheur n’est possible, semble dire Inger Hagerup, que si l’on est en attente, en devenir, quand on rêve encore la vie plutôt que de la vivre. J’aime ce ressenti qui s’exprime par de toutes petites choses (toile d’araignée vaporeuse, piqûres de moustique) et qui fait appel à tous les sens. Alors, l’esprit n’intervient pas entre le corps et ce qu’il ressent (indolemment) à l’exception de petites pensées légères qui affleurent ( la pluie et le beau temps, la lettre). La jeune fille est tout au présent de cette promenade, en suspension dans cette belle journée d’été, à l’écoute d’elle-même.
Qu’est-ce que le bonheur?
- C’est de marcher sur un sentier montagne herbu
en vêtements d’été, légers,
de gratter ses piqûres de moustiques fraîches
en réfléchissant indolemment,
être jeune, très riche
d’amours non vécues.
C’est de recevoir une toile d’araignée aussi légère qu’une étoffe
vaporeuse telle une çaresse sur la bouche et la joue
et penser un peu à la pluie et au beau temps.
Peut-être attendre une lettre.
Demander conseil aux marguerites
et peut-être oui - peut-être non-
qu’il m’aime-qu’il ne m’aime pas.
Ne pas encore te connaître.
Le jour neuf
Peter Balde peintre norvégien |
Le jour neuf exprime un peu la même idée mais d’une manière
différente. Lorsque le jour arrive encore enveloppé par la nuit, il est
promesse de bonheur (les mains emplies de sommeil), de beauté (sourire
éblouissant), de pureté (il lave les montagnes). Ce n’est que lorsqu’il s’installe
qu’il est porteur de chagrins.
Le jour neuf est encore sans visage.
Enveloppé dans une cape d’étoiles
il file vers la terre. Puis il jette
sa cape et paraît là, superbe, nu,
les mains emplies de soleil.
Entre les extrémités de ses doigts
il laisse les heures de l’éternité s’égoutter.
Il lave les montagnes de son sourire éblouissant
et, sur ses épaules blanches, porte
mille chagrins inconnus.
L’amour mourra aussi
Edward Munch : Séparation, peintre norvégien |
Le sentiment exprimé ici semble être la suite logique des précédents. Lorsque la vie n'est plus un rêve mais une réalité, elle est condamnée. Il en est de même pour l'amour! Mieux vaut choisir de mourir plutôt que de subir passivement la fin de la vie et de l'amour.
Tue-moi, dit-elle, car la mort
nous possède quoi qu’il arrive.
Plutôt que d’être abandonnée par la vie,
Je l’abandonnerai moi-même.
L’amour mourra aussi
sans jamais revenir.
Mon amour, laisse-moi le précéder.
Laisse-moi mourir avec lui!
Aust-Vagoy/ Mars 1941
Video Aust-Vagoy par Inger Hagerup
Un autre aspect de la poésie de Inger Hagerup, celui qui la fait se dresser contre l’idéologie nazie et incarner la résistance. Les norvégiens connaissent tous les vers : De brente våre gårder/De drepte våre menn.
De drepte våre menn.
Lå våre hjerter hamre
det om og om igjen.
La våre hjerter hugge
med harde, vonde slag:
De brente våre gårder.
De gjorde det i dag.
De brente våre gårder.
De drepte våre menn.
Bak hver som gikk i døden.
Står tusener igjen.
Står tusen andre samlet
I steil og naken tross.
Å, døde kamerater,
De kuer aldri oss.
*
Ils ont tué nos hommes.
Laissons nos coeurs le répéter
encore et encore.
Laissons nos coeur cogner
de coups durs, mauvais,
Ils ont brûlé nos fermes,
Ils l’ont fait aujourd’hui.
Ils ont brûlé nos fermes.
Ils ont tué nos hommes.
Derrière chacun de ceux qui sont partis
à la mort, ils sont des milliers.
Des milliers d’autres assemblés
dans le défi nu et intraitable.
Ô camarades morts,
ils ne viendront jamais à bout de nous.
Ce poème très connu par tous les norvégiens ainsi que d'autres de Inger Hagerup ont été mis en musique.
Inger Hagerup, née le 12 avril 1905 à Bergen et morte le 6 février 1985 à Fredrikstad, est une poétesse, dramaturge et traductrice norvégienne. Son recueil Je me suis perdue dans les bois l’a fait connaître en 1939. Elle écrit aussi pour la radio et pour les enfants. Pendant l’occupation allemande pendant la seconde guerre mondiale, elle incarne la résistance avec ses vers Aust-Vagoy Mars 1941 publiés dans l’illégalité : Ils ont brûlé nos fermes./ Ils ont tué nos hommes.
autres recueils philosophiques et lyriques de Inger Hagrup : La septième nuit (1947), Mon navire vogue (1951), Du cratère de la terre (1964) et deux livres de Souvenirs(1965 et 1966).
Merci pour le partage ! ce sont de beaux poèmes et une belle personne
RépondreSupprimerOui, tu as raison! C'est ce que j'ai ressenti!
SupprimerQuel contraste entre les premiers poèmes et les deux derniers ! J'aime beaucoup la fraîcheur et l'espérance des premiers. Son talent est tout aussi présent quand les épreuves sont là. Sous une apparente simplicité, elle exprime l'essentiel. J'admire les tableaux au passage.
RépondreSupprimerAlliance entre l'art et la poésie. J'aime la correspondance entre les deux.
SupprimerJ'aime beaucoup "Le jour neuf", il exprime exactement ce que je ressens et que je n'aurais jamais su dire.
RépondreSupprimerMerci pour ce billet.
Moi aussi j'aime le jour neuf et Bonheur qui portent tous les deux la promesse de la vie telle qu'on la perçoit quand on n'a pas encore vécu.
Supprimerje suis très sensible aux couleurs des tableaux et j'aime vraiment le dernier poème de résistance
RépondreSupprimerNikolaï Astrup et sa (fausse) naïveté expriment le bonheur de la jeunesse face à la nature et à l'éveil du jour. Hammershoï l'espérance s'assombrit déjà; Munch c'est la souffrance comme une sanglante blessure.
SupprimerCe dernier poème est très fort, merci de nous le faire connaître.
RépondreSupprimerOui il est fort et du coup je l'ai écouté en norvégien en ayant le texte sous les yeux avec you tube.
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