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samedi 28 mars 2020

Ivan Tourgueniev : Terres vierges


Dans Terres Vierges paru en 1876, Tourguéniev explore la même période historique que Père et fils ou que Une nihiliste de Sophie Kavaleskaïa, celle de ces jeunes gens idéalistes qui « vont au peuple », cherchant à lui faire comprendre qu’il doit secouer le joug et prendre en main son avenir. Les serfs, en effet, ont beau être libérés depuis 1861, ils n’ont jamais pu récupérer les terres qui leur étaient promises et sont exploités par des profiteurs qui ont fait main basse sur les propriétés rachetées à la noblesse terrienne ruinée. D’autre part, le tsar libéral, Alexandre II, effrayé par les conséquences de l’abolition du servage qu’il a lui-même voulu, a fait machine arrière, revenant à des pratiques conservatrices et totalitaires qui éveillent une grande soif de liberté parmi la jeunesse.

Nous sommes en 1868. Alexis Nejdanof est le personnage principal de Terres vierges. Fils d’un prince et d’une gouvernante, Alexis a pu suivre des études grâce à son père naturel. Mais son appartenance au peuple et à la noblesse en fait un déclassé qui, bien qu’animé par des idées progressistes, ne parvient pas à agir, toujours tiraillé entre ses origines, mal à l’aise avec le peuple et en affinité avec le luxe d’une classe sociale qui ne le considérera jamais comme un égal. Il vit très modestement à Saint Petersbourg et conspire avec d’autres nihilistes, comme Machourina, et Ostrodoumof, tous deux humbles travailleurs et Pakline, fils disgracié d’un notable bourgeois, gagnés à la cause du peuple.

Alexis Nejdanof est engagé à la campagne, par le prince Sipiaguine, grand noble aux idées libérales, pour être le précepteur de son fils. En nous transportant dans cette maison campagnarde, après les quartiers populaires de Saint Petersbourg, Tourguéniev à l’occasion de nous présenter une grande tranche de la société de l’époque, de la grande noblesse terrienne libérale ou réactionnaire, aux jeunes nihilistes instruits mais venant de milieux très divers, aux ouvriers et aux paysans. Toute la société russe nous apparaît fidèlement peinte, et c’est là un des grands mérites du roman.

 L’épouse du prince, Valentine Sipiaguine, cherche d’abord à le charmer. C’est un belle femme coquette, raffinée, une noble qui professe des idées libérales, qui paraît très ouverte mais à condition que rien ne vienne mettre un frein à son autorité. Elle devient son ennemie quand elle le voit attiré par Marianne, nièce du prince, qui ne rêve qu’à servir « la cause du peuple ».
Il fait aussi connaissance du frère de Mme Sipiaguine, Serge Mikhaïlovitch Markelof, amoureux éconduit de Marianne, nihiliste actif et peut-être un peu trop fougueux et irréfléchi. A l’inverse il est obligé de cohabiter avec un ami de la famille, Simeon Kallomeïtsef, que Tourgueniev se plaît à caricaturer comme l’exemple typique du noble Petersbourgeois, guindé, « douceâtre », réactionnaire et rétrograde.

Alexis et Marianne décident de s’enfuir et vont se cacher chez Solomine, régisseur d’une fabrique, qui est aussi des leurs. Ils sont nombreux autour de Solomine qui semble être la tête pensante de leur groupe et ils se répandent parmi le peuple pour chercher à le convaincre. Ils échoueront lamentablement, dénoncés à la police par les paysans eux-mêmes.

SI Tourgueniev est libéral et partage l’idéal des nihilistes, il cherche aussi à nous montrer les faiblesses de leur organisation et les raisons de leur échec. Leur grande conspiration se passe surtout en palabres et vaines discussions et leur seule action consiste à être au plus près du peuple et aller lui parler.

  Alexis Nedjanov « …s’étonna surtout que l’on eût ainsi tout décidé sans aucune hésitation, sans tenir compte des circonstances, sans même se demander au juste ce que le peuple désire »

Le personnage d’Alexis Nedjanov manque tellement d’audace pour un révolutionnaire, est si hésitant, timoré qu’il agace le lecteur et aussi ses propres amis. Ce n’est pas pour rien que Pakline l’appelle le « Hamlet russe ». Incapable de prendre une décision, ses convictions politiques paraissent faibles, ondoyantes et même son amour pour Madeleine est tiède. On se demande s’il l’aime vraiment. C’est un être constamment tourmenté, insatisfait, mécontent de lui-même. ll ne parviendra jamais à comprendre le peuple et réciproquement.

« C’était un citadin ayant passé la plus grande partie de sa vie à Petersbourg, de sorte qu’entre lui et les paysans existait un abîme, que tous ses efforts ne parvenaient pas à lui faire franchir ».

Madeleine est par contraste, une personne réfléchie et décidée. En quittant sa famille, elle se met en accord avec ses idées, elle abandonne le luxe, les beaux vêtements et l’oisiveté propre aux riches. Elle a beaucoup de volonté et son amitié avec Tatiana, une femme du peuple à la langue bien pendue est un bon moment du récit.

Mais les autres sont surtout des idéalistes qui croient que se mêler au peuple consiste à s’habiller comme eux et à leur parler; or les paysans ne comprennent rien à ce qu’ils disent et se méfient de ces messieurs qui cherchent peut-être à les prendre au piège. Les nihilistes sont donc désorganisés, ils n’ont pas de plan précis, leur but est flou et ne correspond pas à une réalité et surtout ils ne  comprennent rien au peuple, en particulier aux paysans.
Solomine qui a plus de recul et de maturité constate « que la révolution doit se faire pas à pas » et que le peuple comme « une terre vierge doit être labourée en profondeur » C’est la leçon que Tourgueniev invite à tirer de ce récit. 



4 commentaires:

  1. Je ne connais pas bien Tourgueniev, hélas. Gogol, Tolstoï, Dostoïevski... oui. Je me demande si effectivement, en cette période, lire un auteur russe ne serait pas approprié car il faut du temps pour les lire.
    Merci pour cette suggestion. Je vais aller voir dans ma bibliothèque ce que j'ai.
    Bon dimanche !

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  2. Un jour je me lancerai dans ces romans russes;..

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  3. Tu continue ton voyage immobile dans la littérature russe? Une envie de Russie ou simplement un challenge?

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  4. Très intéressant, cela complète bien la chronique précédente et invite à revisiter l'époque.

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