Pages

PAGES

mardi 9 février 2021

Santiago Gamboa : retourner dans l’obscure vallée

 

Comme il y a un littérature de la dictature dans les pays latino-américains, il y a aussi, en corollaire, une littérature de l’exil et du retour. Le retour est, en effet, le thème du livre Retourner dans l’obscure vallée de Santiago Gamboa, colombien, exilé en Europe. L’auteur emprunte ce titre à William Blake cité en exergue : « L’homme devrait travailler et s’attrister, apprendre, oublier et retourner dans l’obscure vallée d’où il est venu pour reprendre sa tâche. »

Et dans ce livre aux voix multiples, Santagio Gamboa place Rimbaud, le poète de l’exil, comme personnage à part entière, devenu le sujet d’une biographie écrite par le narrateur. Ce dernier est toujours désigné par son titre, Consul, fonction qu’il a occupée en Inde dans le passé. C’est autour de lui que tournent tous les autres personnages qui se confient à lui. Consul est dépositaire de leurs secrets car c’est lui le romancier qui écrit leur histoire.

Le Consul est exilé en Italie, à Rome, mais une amie, Manuela, qu’il a perdu de vue depuis des années, lui demande de venir le rejoindre à Madrid où elle vit. C’est à Madrid aussi que se trouve Juana, elle aussi colombienne. Elle étudie la langue et la philologie espagnoles à l'université, occasion pour elle de  fuir son pays, son enfance violente, la trahison d’une amie.  Il y a aussi Tertuliano, un néo-nazi populiste, violent, illuminé athée, créateur d’un culte à la Terre, un de ces fous qu’il vaut mieux avoir comme ami plutôt que comme ennemi ! Enfin, le prêtre Palacios qui, pendant la guerre civile lutte contre les forces révolutionnaires et veut rétablir l’ordre et défendre la propriété et l’église. Il fait torturer et tuer de nombreuses personnes soupçonnées de complicité, en trahissant le secret de la confession. Lui ne repartira pas. Il est emprisonné et doit répondre de ses crimes.

Vues de Bogota (wikipédia)
 
Ces exilés vont enfin rentrer au pays à la fin de la guerre pour poursuivre un affreux tortionnaire, paramilitaire cruel, trafiquant de drogues, afin de venger Juana, victime, dans son enfance, de cet homme  dangereux.
C’est le retour au pays. Le Consul retrouve sa ville natale, Bogota. Tout exilé porte en lui l’espoir du retour mais il est rarement synonyme de bonheur et d’apaisement. Retour impossible, source de désillusion. Nul ne peut retrouver son enfance et le passé est bien mort. Après nous avoir présenté, la Colombie des années de guerre, les exactions perpétrées sur les populations, les atrocités commises par une classe de riches propriétaires qui s’appuie sur des paramilitaires, tueurs exercés et sans états d’âme, et la toute puissance des cartels de la drogue, Santiago Gamboa dresse un tableau assez noir de la société colombienne actuelle. Bogota est à nouveau en paix, l’économie prospère mais elle n’est pourvoyeuse de richesses que pour les uns, exacerbant encore les inégalités sociales, laissant les autres dans la misère. Après la guerre civile, les colombiens sont condamnés à vivre ensemble aussi naît une société « du pardon » dont l’hypocrisie accable le consul et ses amis. Eux qui sont là pour accomplir une vengeance.
Ce livre, j’ai failli l'abandonner, effrayée par la violence et la crudité de certaines scènes, les viols, les tortures, l'horreur des assassinats, les massacres de masse, les attentats terroristes. Le roman est paru en 2017 et  dans l’Europe actuelle, la situation n’est pas plus rose qu’en Colombie ! A Madrid l’ambassade d’Irlande est occupée par des membres terroriste de Boko Haram qui tue les otages l’un après l’autre dans l’indifférence générale des gens attablés à la terrasse des cafés. L’extrême droite néo-nazie renaît de ses cendres, les haines raciales s’attisent. Les crises économiques se succèdent. Les migrants meurent noyés en Méditerranée. 
Bref! On en a envie de s’enfuir à cette lecture ! Mais il y a une sorte de lâcheté à ne pas regarder en face ce qu’est notre monde, si bien que j’ai continué à lire. Et puis, on a envie de savoir ce que deviennent les personnages dont on partage les tourments. Enfin, il y a une telle force dans ce roman que j’ai fini par ne plus le lâcher, subjuguée par ce récit puissant, tenue en haleine par le suspense de cette intrigue hallucinante.
Pourtant le roman se termine sur une note d’espoir pour ceux qui n’ont plus de pays parce que « le seul endroit où l’on puisse toujours revenir, c’est la littérature ». Et là Rimbaud tient encore une place prépondérante !
 
 


 
 Santiago Gamboa


Santiago Gamboa est né le 30 décembre 1965 à Bogota. Il est une des voix les plus puissantes et originales de la littérature colombienne. Né en 1965, il étudie la littérature à l’université de Bogotá, la philologie hispanique à Madrid, et la littérature cubaine à La Sorbonne. Journaliste au service de langue espagnole de rfi, correspondant à Paris du quotidien colombien El Tiempo, il fait aussi de nombreux reportages à travers le monde pour des grands journaux latino-américains. Sur les conseils de García Márquez qui l’incite à écrire davantage, il devient diplomate au sein de la délégation colombienne à l’unesco, puis consul à New Delhi. Il vit ensuite un temps à Rome. Après presque trente ans d’exil, en 2014, il revient en Colombie, à Cali, prend part au processus de paix entre les farc et le gouvernement, et devient un redoutable chroniqueur pour El Espectador.
Sa carrière internationale commence avec un polar implacable, Perdre est une question de méthode (1997), traduit dans de nombreux pays, mais sa vraie patrie reste le roman (Esteban le héros, Les Captifs du Lys blanc). Le Syndrome d’Ulysse (2007), qui raconte les tribulations d’un jeune Colombien à Paris, au milieu d’une foule d’exilés de toutes origines, connaît un grand succès critique et lui gagne un public nombreux de jeunes adultes.
Suivront, entre autres, Nécropolis 1209 (2010), Décaméron des temps modernes, violent, fiévreux, qui remporte le prix La Otra Orilla, et Prières nocturnes (2014), situé à Bangkok. Ses livres sont traduits dans 17 langues et connaissent un succès croissant, notamment en Italie, en Allemagne, aux États-Unis.
Il a également publié plusieurs livres de voyage, un incroyable récit avec le chef de la Police nationale colombienne, responsable de l’arrestation des 7 chefs du cartel de Cali (Jaque mate), et, dernièrement, un essai politico-littéraire sur La Guerre et la Paix où il passe le processus de paix colombien au crible de la littérature mondiale.  source ici Editions Métailié

Du côté de l'art :

Bien sûr, Ferdinando Botero reste le peintre colombien le plus connu en Europe.


 

Mais comme c'est justement un peintre moins connu que je veux présenter ici, j'ai choisi de vous parler d'une femme, Débora Arango, peintre engagée, qui a été mise au ban de la société et dont l'oeuvre a fait scandale et a subi la censure la plus rigoureuse.

Débora Arango

 
Débora Arango Pérez née le en 1907 à Medellin et morte en 2005 à Envigado est une artiste et aquarelliste colombienne.
 
 
Debora Arango va affirmer la volonté de la femme à ne pas être traitée comme la propriété de l'homme et revendique la liberté  physique, morale et intellectuelle de la femme
«Les hommes de ma génération n'éprouvaient de satisfaction que si la femme était docile et obéissante; peu leur importait ce qu'elle pensait, et encore moins ce qu'elle ressentait. [...] La plupart des hommes sont durs et distants. Quand j'étais jeune, se marier à l'un d'eux était comme épouser un épouvantable orage.».
Elle est la première femme en Colombie à représenter dans ses peintures le corps dénudée de la femmes  soulevant l'indignation des partis conservateurs et de l'église. Elle fut déclarée "folle" par les autorités écclesiastiques et son frère obtint qu'elle soit envoyée à l'asile, ce qui lui évita la prison. Mais elle en fut chassée après avoir représenté dans une peinture d'une rare violence une femme prisonnière de l'institution médicale.

Debora Arango :Esquizofrenia en el manicomio, 19 40


Debora Arango : Les droits de la femme
 
L'église étant l'un des pouvoirs le plus conservateur en ce qui concerne la liberté,  le clergé est une des cibles principale des thèmes de Debora Arango.

 Debora Arango : La procession
 
Dans le tableau ci-dessus, un jeune femme croyante s'agenouille au pied du prélat sous le regard concuspiscent des jeunes prêtres. Le tableau fit scandale, l'église en demanda l'interdiction.
"Les attaques à son encontre furent très violentes. Débora Arango  fut une des premières femmes à conduire une voiture à Medellin, qui portait le pantalon, qui faisait du cheval à califourchon, et on lui jetajetait des sceaux d’eau bouillante pour ces dernières raisons. Nombreuses de ses œuvres furent censurées et elle dut parfois se retirer chez elle et y laisser quelques œuvres, pour sa propre sécurité. Débora ne réussit pas à faire accrocher deux de ses tableaux lors d’un salon auquel elle fut conviée par un ministre de l’éducation, un nu féminin appelé « Montagnes » et une représentation des travailleurs des abattoirs de la région de Medellin. Son tableau La procesión (La procession) représentait une femme incitant la sexualité des jeunes curés et qui subit la réprobation des dames de la société. On évitait ou refusait souvent d’exposer ses tableaux, pour « éviter des scandales ». En 1957, dans sa ville natale de Medellin, les événements politiques nationaux l’obligèrent même à décrocher elle même ses travaux devant toute une assemblée. Enfin, elle fut exclue des expositions internationales organisées par le gouvernement colombien dans les années 1990 pour promouvoir les artistes colombiens. Le prétexte était qu’elle nuirait à « la bonne image » du pays. Débora Arango est aussi la première artiste qui représenta, dans l’art colombien, les grands bouleversements historiques. Elle fit par exemples des tableaux représentant les foules manifestant." (source ICI)


Debora Arango : La République

Debora Arango  : La République (détail)


Dans ce tableau, Débora Arango s’attaqua  au dictateur Laureano Gomez,  représentant le plus intransigeant du  catholicisme, responsable du plus grand génocide de l’histoire colombienne moderne.
Quand enfin il abandonne le pouvoir, malade, Débora le peint en crapaud à la cravate tricolore. Sa civière est transportée par des vautours ; son cortège est mené par la camarde ; des hommes, curés, fanatiques, l’armée, les canons lui font des honneurs. Des petits crapauds-clones du malade sont chassés par le Général qui le succédera à la tête du pays dévasté.

Pour les curieux

 *Ce qu'il est bon de se rappeler pour la lecture de ce livre (résumé)

Les Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple ( : Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia – Ejército del Pueblo), généralement appelées FARC, étaient la principale guérilla communiste impliquée dans le conflit armé colombien.
Les origines :
 
Au cours des années 1930 et 1940 e la concentration de la terre entre les mains de quelques grands propriétaires favorise le développement d'un puissant mouvement paysan visant à l'obtention d'une réforme agraire. Ce mouvement débouche sur la dislocation de plusieurs grandes haciendas et sur la création de zones d'autodéfenses paysannes, souvent de sensibilité communiste, pour défendre les terres prises aux haciendas dans des zones reculées du pays. Entre 1945 et 1948, plus de 15 000 paysans sont assassinés par des groupes armés soutenus par les propriétaires terriens. Le 9 Avril 1948, le principal meneur de la gauche colombienne Jorge Eliecer Gaitan, figure très populaire auprès de la population pauvre et probable futur président du pays, est assassiné. Son homicide marque une profonde blessure dans la société colombienne, et provoque plusieurs jours d'émeutes à Bogota. La période qui suit,  jusqu'en 1960, années dites de La Violenca, reste la plus violente de l'histoire de la Colombie. Elle fera entre 100 000 et 300 000 victimes.  Les FARC sont habituellement considérés comme le produit de ces luttes et de leurs violentes répressions

Les représentants des FARC signent le 26 septembre 2016 un accord de paix avec le gouvernement. À la suite de cet accord, les FARC fondent le un parti politique légal.

 Les paramilitaires

Autodéfenses unies de Colombie (AUC, Autodefensas Unidas de Colombia) sont le principal groupe paramilitaire colombien, fondé le 18 Avril 1987 à partir d'une unification des groupes paramilitaires pré-existants fondés à l'initiative de l’armée, de propriétaires terriens ou des cartels de drogue.

Les paramilitaires constituaient une force auxiliaire de l’armée colombienne "utilisée pour semer la terreur et détourner les soupçons concernant la responsabilité des forces armées dans les violations des droits humains." Pour les Nations-unies, les guérillas colombiennes seraient responsables de 12 % des assassinats de civils perpétrés dans le cadre du conflit armé, les paramilitaires de 80 % et les forces gouvernementales des 8 % restant. (Merci wikipédia)

9 commentaires:

  1. Un auteur dont j'ai lu plein de livres (dont celui ci) oui oui, il est à connaitre!

    RépondreSupprimer
  2. Tes articles sont de vraies parenthèses culturelles fort passionnantes ! Cette artiste peintre a l'air fascinante.
    Et j'avais beaucoup aimé ce titre avec lequel j'ai découvert Gamboa. Les deux autres que j'ai lus ensuite m'ont un peu surprise par leur humour..

    RépondreSupprimer
  3. Trop dur pour moi... j'ai déjà "donné" avec ma dernière lecture (vénézuélienne). Quant à Debora Arango, même noirceur. Ce qui se conçoit, quand on connaît (un peu) l'histoire de ce pays.

    RépondreSupprimer
  4. je n'ai jamais lu cet auteur mais mon retard sur cette littérature latine est ....bref je le note comme beaucoup d'autres en ce moment merci à toi pour ce billet très riche

    RépondreSupprimer
  5. Superbe billet ! Je me retrouve dans tes réactions à la lecture de ce livre. Il me laisse un souvenir marquant. J'ai moins apprécié ma seconde lecture de l'auteur " Necropolis 1209 " bien qu'elle soit intéressante tout de même.

    RépondreSupprimer
  6. Je note, malgré la noirceur du propos, mais je te rejoins quand tu écris que l'on ne doit pas détourner le regard de ce qui se passe dans le monde, c'est trop facile. Très dure aussi la peinture de cette femme, je ne peux pas dire que j'aime, par contre j'admire son parcours.

    RépondreSupprimer
  7. tu es partie très loin de l'autre côté de l'Atlantique. Encore un auteur que je ne connais pas à découvrir. Côté peinture, bien sûr Botero, quoique... Cette femme peintre est étonnante, quelle force:

    RépondreSupprimer
  8. Merci pour cet article vraiment très intéressant

    RépondreSupprimer
  9. Je n'ai lu qu'un seul titre de cet auteur, qui était moins violent que celui-ci visiblement, et qui ne m'avait pas particulièrement marquée ( Les hommes en noir). Je note le titre pour ce que tu en lis et visiblement, il a marqué d'autres lectrices. La peinture d'Arango en tout cas donne une idée dudegré de violence que ce pays a pu connaître.

    RépondreSupprimer

Merci pour votre visite. Votre message apparaîtra après validation.