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jeudi 24 février 2022

Alejo Carpentier : Le royaume de ce monde


Le hasard des recherches en bibliothèque pour répondre à l’appel du mois de littérature latino-améraine d’Ingammic, m’a amenée à emprunter le même jour deux livres Le royaume de ce monde de Alejo Carpentier, écrivain cubain, et L’île sous La mer d’Isabelle Allende, écrivaine chilienne. Or tous deux traitent de l’esclavage sous le joug des colons français, propriétaires terriens à Saint Domingue, et des révoltes d'esclaves, en particulier celle de  1791 et la révolution qui a amené à l’indépendance de Saint Domingue (1804 ) et la création de la république de Haïti.

L'esclavage à Saint Domingue

Le Royaume de ce monde

Le titre du roman de Carpentier Le Royaume de ce monde semble être en antithèse aux paroles de Jésus dans l’Evangile selon Saint Jean : Mon royaume n'est pas de ce monde, répondit Jésus. Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour moi afin que je ne fusse pas livré aux Juifs.

Le Royaume de ce monde est conquis par la lutte, la violence et les massacres entre esclavagistes et esclaves révoltés. Non le royaume du Ciel mais celui de la Terre ! Alejo Carpentier s’appuie sur l’Histoire pour construire un récit où se mêlent des personnages ayant existé et d’autres issus de l’imagination de l’auteur comme Ti Noël, personnage fictionnel que nous suivons jusqu’à sa mort à travers les évènements qui vont bouleverser le pays. Il est l’esclave de M. Lenormand de Mezy, connu, lui, pour avoir été le maître du Mandingue Mackandal, personnage historique. Ti Noël participe aux révoltes mais finit par suivre son maître à Santiago de Cuba. Quand il reviendra dans son pays, Haïti, en homme libre, il devra alors déchanter.

 Le royaume de ce monde est un roman court qui ne laisse pas place au temps. Divisé en grands chapitres, il survole une période qui s'étend du milieu du XVIII siècle au début du XIX siècle après 1820.  L’auteur ne nous permet pas de nous attacher à un personnage, ni d’être ému par les atrocités, les humiliations, châtiments,  meurtres, des viols, dont sont victimes les africains. Il ne nous épargne pas non plus, celles commises par les esclaves pendant et après la Révolution dans une sorte d’escalade où l’humain n’a plus lieu d’exister. Le  récit pourrait donc paraître assez froid mais agit, en fait, comme un coup de poing en nous faisant découvrir la violence de l’esclavage mais aussi, la manière dont les hommes - qu’ils soient blancs ou noirs- se laissent corrompre par le pouvoir et, de victimes deviennent tourmenteurs. Ceux qui étaient esclaves, hier, se font dictateurs à vie, se proclament empereur ou roi et imposent le travail forcé aux anciens esclaves prétendument devenus libres !
Le roman est éclairé de grandes scènes baroques, de personnages hors du commun et surprenants sur lesquels plane la présence de la Mort. Car ce qui intéresse l’écrivain, c’est la peinture de la démesure, de ce qui échappe aux règles de la raison.
Ainsi évoluent des personnages hauts en couleurs, hors norme, que l’on a peine à croire réels et non issues de l'imagination délirante de leur auteur,  mais qui ont pourtant bel et bien existé !

Ainsi le personnage de Mackandal, l’insurgé noir, auréolé de légendes, maître des plantes vénéneuses, qui empoisonnent le bétail puis les maîtres comme par magie. Reconnu comme un Houngan, (prêtre vaudou), nègre marron, il convoque les dieux africains, les loas, dans les forêts tropicales, il se métamorphose en animal, en insecte, échappant - aux yeux des esclaves- au bûcher sous la forme d’un moustique pendant son exécution, en 1758, au Cap (actuel Cap haïtien). L’auteur décrit la puissance des croyances vaudous, de cette religion animiste auquel les africains sont fortement attachés et qui est une forme de résistance aux colons français qui leur imposent le baptême chrétien.

Pauline Bonaparte

Autre apparition surprenante, celle de Pauline Bonaparte, soeur de Napoléon, blanche statue d’albâtre, qui se fait masser nue par un esclave noir appelée Soliman (celui-ci est aussi un personnage récurrent dans le roman)  tandis que son mari le général Leclerc, chargé de mater la révolution en 1802, agonise de la fièvre jaune,  dans la chambre à côté. 

Le roi Henry Christophe
 

Mais le personnage le plus étonnant lorsque Ti Noël retourne dans son île, en se croyant libre, c’est le roi Henri Christophe dont on pourrait croire qu’il n'a pas  existé jusqu’à preuve du contraire tellement sa destinée est incroyable et son ambition extravagante. Esclave, il participe à la révolution. Après l’assassinat de Jean Jacques Dessalines, son prédécesseur, il prend le pouvoir dans les plaines du Nord,  se proclame roi d’Haïti et rétablit une classe nobiliaire. 

 

Tableau du palais de Sans Souci

La description de son domaine, des palais de Sans-Souci et de la Belle Rivière, et de la construction de la Citadelle Henry (citadelle La Ferrière) au sommet de la montagne est absolument étourdissante ! On y voit ce que sont devenus « les hommes libres » d’après la révolution ! La corruption par le pouvoir prend une dimension incroyable !

 La citadelle Henry ( La Ferrière)

Ti Noël put observer en route que sur tous les flancs de la montagne, par tous les sentiers et chemins de traverse montaient des files compactes de femmes, d’enfants et de vieillards; ils portaient toujours la même brique pour la déposer au pied de la forteresse que l’on construisait telle une termitière, avec ces grains de terre cuite qui sans cesse montaient vers elle, d’une saison à autre, d’un bout de l’année à l’autre. Bientôt Ti Noël apprit que ça durait depuis plus de douze ans, et que toute la population du Nord avait été mobilisée par force afin de travailler à cette oeuvre invraisemblable. Toutes les tentatives de protestation avaient été étouffés dans le sang. Tout en marchant sans arrêt, de haut en bas, de bas en haut, le nègre se prit à penser que les orchestres de Chambre de Sans-Souci, le faste des uniformes et les statues de Blanches nues qui se chauffaient au soleil sur leurs socles ornée d’entrelacs, parmi les buis taillés des parterres, étaient dus à un esclavage aussi abominable que celui qu’il avait connu à l’habitation de M. Lenormand de Mezy.


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Certains passages sont savoureux et comiques. Ainsi la scène où la seconde femme de M. Lenormand de Mezy, artiste parisienne ratée et frustrée, enveloppée dans des voiles transparents, déclame des vers de Racine devant les esclaves médusés  de son mari :
Mes crimes désormais ont comblé la mesure
Je respire à la fois l’inceste et l’imposture
Mes homicides mains, promptes à me venger,
Dans le sang innocent brûlent de se plonger.

Stupéfaits, sans rien comprendre, mais instruits par certains mots, qui, en créole également se rapportaient à des fautes dont le châtiment allait pour eux d’une simple volée à une décapitation, les nègres avaient fini par croire que cette dame avait dû commettre de nombreux délits autrefois et qu’elle se trouvait probablement à la colonie pour fuir la police de Paris, comme tant de prostituées du Cap.

Je publierai rapidement un billet sur le roman d'Isabelle Allende : L'île sous la mer
 


4 commentaires:

  1. J'ai découvert Alejo Carpentier il y a fort longtemps, et avais lu plusieurs de ses romans, mais pas celui-ci. J'avoue que je m'en souviens peu, j'avais beaucoup aimé Le partage des eaux qui se passe au Vénézuela.

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  2. Un auteur "classique" de la littérature cubaine, que je n'ai pourtant toujours pas lu.. l'année prochaine, peut-être. La thématique de ce titre m'intéresse fortement.

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  3. Je n'ai jamais lu cet auteur. Un roman certainement très intéressant historiquement et qui a l'air haut en couleurs (et en fureur).

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  4. Tiens j'ai cru avoir laissé un commentaire ici et apparemment non... Je disais donc (ou croyais) que Carpentier a aussi commis Le Siècle des Lumières pour parler de la Révolution aux Antilles et en Guyane. Un roman brillant, tu aimeras peut-être.

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