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lundi 12 février 2024

Almudena Grandes : Les Secrets de Ciempozuelos


Je ne connaissais pas Almudena Grandes avant de voir sur Netflix ( et oui, on peut y trouver des pépites) Les patients du docteur Garcia du même auteur. C’est pourquoi j’ai été heureuse de dénicher à la médiathèque d’Avignon Les Secrets de Ciempozuelos d'Almudena Grandes qui  est un de mes coups de coeur ce mois-ci.


Hildegard et Aurora Carballeira

German Vélasquez a fui l’Espagne en 1939 après la victoire de Franco et s’est installé en Suisse. Son père, psychiatre réputé, condamné à mort par les nationalistes, s'est suicidé en prison. Or en 1954, Jose Luis Roblès, directeur de l’asile pour femmes de Ciempozuelos propose à German, devenu psychiatre lui aussi, de venir travailler dans son établissement afin de mettre au point le protocole d’un nouveau médicament susceptible de venir en aide aux malades mentaux jusqu’alors incurables. Si German peut revenir en Espagne en toute sécurité, c’est que le pays manque de psychiatres. En arrivant à l’asile, German découvre qu’elle abrite une patiente Aurora Rodrigue Carballeira, qu’il avait aperçue, lorsqu’il était enfant, dans le cabinet de son père, et qui défrayait alors la chronique, personnage devenue tristement célèbre en 1933 pour avoir tué sa fille Hildegard, jeune prodige. Il y fait également la connaissance d'une aide-soignante, María Castejón, à qui doña Aurora a appris à lire et à écrire. La jeune fille intelligente et sensible, dont le grand-père est jardinier à l’asile de Ciempozuelos, a vécu dans ce lieu depuis son enfance et est attachée à Aurora qui lui a ouvert les portes du savoir. German, fasciné par cette patiente, paranoïaque, espère en apprendre plus sur elle en interrogeant Maria. 

Bien vite, les jeunes gens sont attirés l’un vers l’autre mais outre la différence sociale - médecin/aide-soignante-, dans un pays où tout est hiérarchisé, un avenir est-il possible pour deux êtres que leur passé fragilise au coeur d’une terrible dictature ?

On peut se demander ce qui pousse German à accepter cette invitation, à se jeter dans la gueule du loup ? Ses collègues espagnols qui vivent la dictature comme une oppression et étouffent dans ce pays sans horizon, sans espoir n'osent lui poser la question.  Mais on le comprend peu à peu. La réponse est à la fois simple et complexe : Le désir, bien sûr, d’expérimenter en tant que chef du service ce médicament prometteur, le besoin de fuir un divorce difficile et de s'éloigner de la famille juive de son beau-père qui vit dans la douleur de la perte de son fils tué par les nazis,  fuir aussi un pays, la Suisse, qu’il trouve gris et froid, et puis la nostalgie de l’Espagne, de ses couleurs, de sa chaleur, le bonheur de revoir, après quinze ans d’exil, sa mère et sa soeur… La liste est longue.

C’est qu’il ne connaît pas, non plus, la réalité de l’Espagne franquiste, et ce qu’il découvre est au-delà de ce qu’il peut imaginer dans une dictature que Almudena Grandes qualifie au cours d’une interview de « prototypique à cause de son application nette de la terreur ».
 Et d’abord l’obscurantisme religieux avec une église catholique toute puissante qui pèse sur les esprits, brime les consciences avec l’obligation de participer aux offices, condamne la sexualité et où tout est péché, une église qui dénonce, punit, culpabilise, manipule ceux qui ne font pas partie des puissants. Ces derniers sont intouchables et l’hypocrisie des élites n’a d’égale que la stigmatisation et le mépris des pauvres. Maria va l’apprendre à ses dépens, elle qui est un temps domestique chez des bourgeois « méritants » et « bien-pensants » !

C’est ce que découvre German lorsqu’il dit à Maria avec un franc-parler qui paraît extraordinaire voire scandaleux dans cette société  :  «  Ce pays est vraiment bizarre ! Les gens n’ont que ça en tête. Ils espionnent, critiquent, disent du mal des autres, se signent parce que c’est péché, mais ils ne parlent que de ça, ne pensent qu’au sexe, c’est l’obsession nationale.  Cette dernière phrase, c’est ce qui m’a le plus impressionnée, j’ai eu peur de l’entendre évoquer ces choses-là si naturellement, comme s’il parlait la météo. Cela faisait trop longtemps que je n'avais pas entendu ce mot, sexe, prononcé aussi simplement, sans importance. »

Un gouvernement qui met à mal toute liberté, une société où personne ne peut exprimer sans danger des idées non-conformes à celles du régime. La sexualité, l’homosexualité, la lecture, le socialisme, tout est sévèrement réprimé. Une chape de plomb pèse sur le pays et chacun se méfie de son voisin, les parents demandent à leurs enfants de ne pas répéter ce qui s'est dit dans les foyers.

"Parler, lire des livres, acheter le magazine La Cordoniz, ou s’embrasser sur la bouche en plein jour, même chez soi, étaient des activités suspectes, qui pouvaient attirer l’attention d’une personne en lien avec la police."

L’Espagne et son penchant pour l’eugénisme, sa ségrégation sociale, son mépris des humbles mais aussi des femmes qui sont les premières touchées, tellement formatées qu’elles ne peuvent, même en pensée, échapper à la cage qu’on leur destine. Le roman est donc aussi un livre écrit en mémoire de ces femmes victimes d’une société qui les tient pour biologiquement inférieures.

Don Eijo Garay évêque franquiste


Tout cela, German va rapidement le découvrir quand il rencontre le père Armenteros, secrétaire particulier de don Eijo Garay, évêque de Madrid-Alcala et patriarche des Indes occidentales qui s’oppose à un traitement des malades mentaux.

« Ces créatures (il bougea le bras comme s’il voulait étreindre tous les malades qui l’entouraient) sont aussi des enfants de Dieu, sûrement les plus aimés. En les créant ainsi, le Seigneur a voulu qu’ils fassent partie de son oeuvre. Sincèrement, il nous semble préoccupant d’aspirer à corriger le plan divin. »

ou encore Antonio Vallejo Najera, directeur de l’asile pour hommes de Ciempozuelos, colonel de l’armée nationale, idéologue de l’eugénisme qui a pratiqué des expériences sur les prisonniers politiques pour isoler le gène du socialisme. 

Antonio Vallejo Najera

« Et je saluai l’idéologue de l’eugénisme fasciste espagnol, créateur de la théorie selon laquelle le marxisme était un gène pervers, intrinsèquement associé à l’infériorité mentale, qu’il fallait extirper à tout prix en fusillant tous ceux qui le portaient et en confiant leurs nouveau-nés à des familles irréprochables, qui sauraient neutraliser leur épouvantable héritage génétique grâce à une éducation religieuse et patriotique appropriée. »

 
Mais plus que tout, ce que dénonce Almuneda Grandes, c’est le silence qui s’est abattu sur la population, le silence qui est le seul moyen de se préserver de la dictature quand exprimer ses pensées devient dangereux. L’écrivaine rend sensible cette peur qui s’insinue en chacun d’entre eux lorsqu’il doit sans cesse contrôler ses pensées, cacher ses opinions, se méfier de son interlocuteur. Ainsi tout en nous racontant le passé, l’écrivaine s’interroge aussi sur le présent et nous montre comment, par la suite, dans l’Espagne démocrate, les petits-enfants n’ont pu exercer une pensée critique sur l’époque franquiste, n’ont pu comprendre le passé de leurs grands-parents, le silence toujours de rigueur rognant les ailes à la mémoire. C’est ce que veut dire Pedro Almodovar quand il écrit : « Almudena Grandes est un phare pour tous ceux qui, comme moi, veulent savoir d’où ils viennent... En plus d’être un roman-fleuve jouissif à lire, il est le meilleur antidote à l’inquiétude actuelle. »

Oui,  Les Secrets de Ciempozuelos est un roman additif, passionnant, qui épouse tour à tour des  points de vue différents, German, Maria, Aurora…  et fait alterner le passé, celui de German et de Maria, et les lieux, la Suisse et l’Espagne, avec une incursion dans l’Allemagne nazie et l’holocauste. Les  personnages, Maria et German, en sont extrêmement attachants et tous ceux qui gravitent autour d’eux sont intéressants. Avec leurs forces et leurs faiblesses, ils nous apparaissent profondément humains. On aime les accompagner tout au long de leur vie et de leurs épreuves. Il faut ajouter qu’en interrogeant le passé, Almuneda Grandes ne nous parle pas seulement du présent de l’Espagne mais aussi du nôtre. Elle nous rappelle que la privation de la liberté est peut-être l’une des plus grandes épreuves qu’un peuple ait à subir et que la dictature détruit jusqu’à l’âme et le coeur d’un pays.

Les Secrets de Ciempozuelos est le cinquième de la fresque écrite par l’écrivaine sur l’époque franquiste (Episodes d’une guerre interminable). Il est aussi le dernier car l’écrivaine est décédée en 2021. J’ai bien l’intention de les lire tous !



 

8 commentaires:

  1. Tu présentes très bien ce roman et ça donne envie de le lire... mais 700 pages, quand même ! Je viens de voir que Les patients du docteur Garcia en compte 100 de plus. Je vais déjà me tourner vers la série Netflix pour voir si ça me plaît. Je lis très peu d'écrivains espagnols... surtout par méconnaissance.

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    1. 700 ? ou 500 ? Je ne m'en souviens pas. J'ai rendu le livre à la bibliothèque. Ceci dit, j'ai tellement aimé le livre que je ne l'ai pas trouvé long.

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  2. une plongée dans l'Espagne franquiste qui a l'air passionnante

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  3. Je suis ravie que tu aies découvert cette toute grande écrivaine espagnole ! Décédée il y a il y a peu (3-4-ans) à 61 ans, hélas.
    J'ai presque tout lu d'elle et te recommande chaudement les "épisodes d'une guerre interminable", grande fresque de la société espagnole, et particulièrement "Inès et la joie" et le superbe "Le lecteur de Jules Vernes".

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  4. Elle n'a pas eu le temps de finir le dernier volume de cette fresque sur le franquisme ! Mais j'ai bien l'intention de continuer à lire les autres livres, en particulier ceux que tu me conseilles.

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  5. Ton billet me donne fort envie de découvrir ce roman. Colo avait déjà attiré mon attention sur la romancière, et je vais immédiatement voir si ce titre est au catalogue de la bibliothèque ou en collection de poche. Merci et bonne journée, Claudialucia.

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  6. j'aimerais bien découvrir la littérature espagnole

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