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samedi 17 février 2024

Mariana Enriquez : Les dangers de fumer au lit



Les dangers de fumer au lit est le titre d’une nouvelle qui donne son nom au recueil de l’écrivaine argentine  Marianna Enriquez. Douze nouvelles qui ont pour fil conducteur des personnages, essentiellement féminins. Ainsi dans la nouvelle éponyme, la femme qui fume au lit, confrontée à son corps qui la lâche, à la solitude, n’a plus comme horizon que son drap troué par la cigarette, éclairé par les rais de lumière formant une constellation au-dessus de sa tête, une poésie du désespoir. Un monde réaliste et noir, peuplé d’enfants ou d’adolescentes rebelles dans lequel la mort est omniprésente, où le fantastique côtoie la misère, où les fantômes des enfants, enlevés, disparus du foyer familial, prostitués, battus, prennent possession des villes, rejetés par tous dans la vie comme dans la mort (Les petits revenants) où la magie noire convoque les chiens des enfers pour satisfaire les fantasmes d’une adolescente vindicative dans le texte saisissant intitulé La Vierge des tufières, où la magie noire s’exerce au détriment d’une fillette innocente comme dans Le puits, symbole de l'enfance sacrifiée. Le Caddie ressemble beaucoup à ce conte traditionnel dans lequel une fée récompense la personne qui a été charitable et punit ceux qui n'ont pas d'humanité. La fée est ici un vieillard miséreux et malade qui va faire périr tout un quartier en épargnant la seule famille qui a su faire preuve de compassion.

Ces nouvelles sont d’une force impressionnante, l’écriture en est ramassée, sans fioriture, un style coup de poing qui va droit à l'essentiel. Le mélange de détails horribles et d’imagination débridée où tout est possible, donne plus de poids à la critique sociale et politique d’un pays où la dictature a maintenu le peuple dans la misère et la violence, où les enlèvements étaient monnaie courante, les tortures, les viols et les exécutions sommaires également. (Je suis en train de lire Double fond de l'écrivaine argentine Elsa Osorio qui me plonge dans la terrible violence de la dictature.)

Pourtant Mariana Enriquez aime ses personnages, celles qui sont des victimes, qui sont du mauvais côté de la vie et elle fait partager sa compassion pour elles. Il y a donc une grande humanité dans ces textes par ailleurs féroces.    

 L’Exhumation d’Angelita, la première nouvelle qui ouvre le recueil est un bon exemple de ce mélange de noirceur et d’empathie :  la narratrice trouve des petits os dans le jardin après une pluie qui a transformé la terre en mare de boue :« Je les ai montrés à mon père. Il a dit que c’était des os de poulets » mais la grand-mère lui apprend la vérité :

«  C’était sa soeur, la numéro dix ou onze, ma grand-mère n’était pas très sûre, à l’époque on ne prêtait pas autant d’attention aux enfants. Elle était morte quelques mois après sa naissance, de fièvres, de diarrhées. Comme c’était un petit ange ils l’avaient assise sur une table décorée de fleurs, enveloppée d’un linge rose, appuyée contre un coussin, et lui avaient fabriqué des ailes de carton pour qu’elle monte au ciel plus rapidement.»  
Une petite fille, Angelina, enterrée à la va vite dans le jardin, une petite fille qui n'a même pas de numéro, une parmi tant d'autres comme tous ces enfants oubliés, effacés, niés, une petit fille qui pleure toutes les nuits quand elle est loin de sa famille et qui vient hanter la narratrice quand celle-ci vend la maison. Mais au milieu de cette horreur, de la banalité de la mort, l'on sent pourtant toute la tendresse de l’auteur envers cette créature car le petit fantôme ressemble beaucoup à un bébé malade, une tendresse qui, d’ailleurs, n’est pas dépourvue d’humour… noir  : « Si mon père avait su, ai-je pensé, lui qui s’était toujours plaint qu’il allait mourir sans avoir de  petits-enfants…
Je lui ai acheté des jouets, des poupées, des dés en plastique et des tétines… »


Lorsque Angelina découvre que les nouveaux propriétaires ont fait construire une piscine à la place du jardin, dispersant définitivement ses restes, la narratrice comprend qu’elle ne pourra jamais se débarrasser du petit fantôme : «… j’ai marché rapidement jusqu’à l’arrêt du 15, l’obligeant à courir derrière moi avec ses pieds nus, tellement décharnés qu’on pouvait voir ses petits os blancs.
 

 Un livre qui m'a remuée, qui m'a emplie à la fois de tristesse et de révolte, et qu'il faut parfois relire dans la foulée (le premier saisissement passé) pour mieux en sentir l'impact !



un livre lu dans le cadre du challenge d'Ingammic sur la littérature sud-américaine

Voir Moka qui a un avis différent

Shangols : ici

Bison :Ici

19 commentaires:

  1. Une auteure que je n'ai pas encore lue, et pourtant, ce n'est pas l'envie qui manque (et voilà un billet qui la renforce) et j'ai d'ailleurs Notre part de nuit sur ma pile depuis sa sortie.. mais j'ai fait la bêtise de l'acquérir en grand format (sans doute trop impatiente..), et donc peu facile à transporter.. Merci pour cette nouvelle participation, et pour ce très beau billet.

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    1. Je pense que je lirai d'autres livres d'elle. Celui-ci m'a beaucoup touchée.

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  2. Entièrement d’accord avec cette analyse. Une lecture dont on ne sort pas indemne.

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    1. Tout à fait. Je pense que le mélange de réalisme et de magie crée une atmosphère particulière, une sorte d'envoûtement.

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  3. Ce livre était mis en avant à la bibli de mes petits-enfants l'année dernière. J'ai bien aimé certaines nouvelles et moins d'autres, mais le thèmes est original: il faut le lire.

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    1. J'ai cité les nouvelles qui m'ont le plus plu mais il y en a d'autres intéressantes aussi.

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  4. J'ai lu beaucoup de critiques positives sur ce recueil, ainsi que sur le roman intitulé "Notre part de nuit", mais je ne pensais pas que c'était si marquant.

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  5. ça a l'air de bousculer, je note!

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    1. J'ai l'impression que toute cette littérature latino-américaine bouscule !

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  6. plus je lis vos billets sur ce mois de littérature Amérique latine plus je comprends pourquoi je vais très difficilement vers cette littérature; Le mélange fantastique et dureté me met très mal à l'aise

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    1. C'est certain! Ces lectures ne sont pas souvent une partie de plaisir ! Mais elles sont fortes et nous permettent de connaître un univers très éloigné du nôtre.

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  7. Oh merci, je ne connais pas du tout cette auteure, à découvrir .

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    1. Oui, à découvrir ! C'est le seul que j'aie lu d'elle !

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  8. Son premier recueil : Ce que nous avons perdu dans le feu m'avait fait une forte impression. En lisant quelques nouvelles de celui-ci, j'ai eu une impression de redites.

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  9. Je lis peu de nouvelles, et ici, le sujet n'est pas très engageant - je passe.

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    1. Je préfère le roman à la nouvelle ! Mais celles-ci sont très fortes.

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  10. je ne connais pas du tout cette auteure, mais je n'accroche aps toujours aux nouvelles d'une inconnue

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