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vendredi 4 octobre 2024

Marcel Proust : Sodome et Gomorrhe : L' humour de Proust (3)

 

J’ai vu au Festival d’Avignon 2023 un spectacle avec Denis Podalydes intitulé L’humour de Proust. Car Proust est un auteur qui sait manier l’humour et certains passages de La Recherche sont vraiment désopilants, hilarants, comiques, ( la règle des trois adjectifs voir ci-dessous) et j’en ai été enchantée, ravie, contente.

Les jeux sur le langage

Agranska Krolik: Marquise Zélia de Cambremer

Dans Sodome et Gomorrhe, Marcel Proust aime jouer sur les mots et s'amuse. Ainsi en est-il de la règle des trois adjectifs de la vieille marquise de Cambremer.

 C'était l'époque où les gens bien élevés observaient la règle d'être aimables et celle dite des trois adjectifs. Mme de Cambremer les combinait toutes les deux. Un adjectif louangeur ne lui suffisait pas, elle le faisait suivre (après un petit tiret) d'un second, puis (après un deuxième tiret) d'un troisième. Mais ce qui lui était particulier, c'est que, contrairement au but social et littéraire qu'elle se proposait, la succession des trois épithètes revêtait dans les billets de Mme de Cambremer l'aspect non d'une progression, mais d'un diminuendo. Mme de Cambremer me dit dans cette première lettre qu'elle avait vu Saint-Loup et avait encore plus apprécié que jamais ses qualités « uniques – rares – réelles », et qu'il devait revenir avec un de ses amis […], et que si je voulais venir avec ou sans eux dîner à Féterne, elle en serait « ravie – heureuse – contente ».

"Dès après le premier dîner que j’avais fait à la Raspelière (…) la vieille marquise m’avait écrit une de ces lettres dont on reconnaît l’écriture entre des milliers. Elle me disait : « Amenez votre cousine délicieuse — charmante — agréable. Ce sera un enchantement, un plaisir », manquant toujours avec une telle infaillibilité la progression attendue par celui qui recevait sa lettre que je finis par changer d’avis sur la nature de ces diminuendos, par les croire voulus, et y trouver la même dépravation du goût — transposée dans l’ordre mondain — qui poussait Sainte-Beuve à briser toutes les alliances de mots, à altérer toute expression un peu habituelle. Deux méthodes, enseignées sans doute par des maîtres différents, se contrariaient dans ce style épistolaire, la deuxième faisant racheter à Mde Cambremer la banalité des adjectifs multiples en les employant en gamme descendante, en évitant de finir sur l’accord parfait.

En revanche, je penchais à voir dans ces gradations inverses, non plus du raffinement, comme quand elles étaient l’œuvre de la marquise douairière, mais de la maladresse toutes les fois qu’elles étaient employées par le marquis son fils ou par ses cousines. Car dans toute la famille, jusqu’à un degré assez éloigné, et par une imitation admirative de tante Zélia, la règle des trois adjectifs était très en honneur, de même qu’une certaine manière enthousiaste de reprendre sa respiration en parlant. Imitation passée dans le sang, d’ailleurs ; et quand, dans la famille, une petite fille, dès son enfance, s’arrêtait en parlant pour avaler sa salive, on disait : « Elle tient de tante Zélia », on sentait que plus tard ses lèvres tendraient assez vite à s’ombrager d’une légère moustache, et on se promettait de cultiver chez elle les dispositions qu’elle aurait pour la musique."

 

Cabourg-Balbec  : Le Grand Hôtel

 

Le directeur du Grand Hôtel n'est pas en reste mais dans un style différent : A force de parler plusieurs langues, sa connaissance du français devient approximative. Le voici en train d'accueillir Marcel dans son établissement :

« J’espère, dit-il, que vous ne verrez pas là un manque d’impolitesse, j’étais ennuyé de vous donner une chambre dont vous êtes indigne, mais je l’ai fait rapport au bruit, parce que comme cela vous n’aurez personne au-dessus de vous pour vous fatiguer le trépan (pour tympan). « Soyez tranquille, je ferai fermer les fenêtres pour qu’elles ne battent pas. Là-dessus je suis intolérable », ces mots n’exprimant pas sa pensée, laquelle était qu’on le trouverait toujours inexorable à ce sujet, mais peut-être bien celle de ses valets d’étage. Les chambres étaient d’ailleurs celles du premier séjour. Elles n’étaient pas plus bas, mais j’avais monté dans l’estime du directeur. Je pourrais faire faire du feu si cela me plaisait (car sur l’ordre des médecins, j’étais parti dès Pâques), mais il craignait qu’il n’y eût des « fixures » dans le plafond. « Surtout attendez toujours pour allumer une flambée que la précédente soit consommée (pour consumée). Car l’important c’est d’éviter de ne pas mettre le feu à la cheminée, d’autant plus que, pour égayer un peu, j’ai fait placer dessus une grande postiche en vieux Chine, que cela pourrait abîmer. »


Les portraits-caricatures    

 

Artiste flamand anonyme (XVI)


On a vu que Marcel Proust est passé maître dans la caricature. Ainsi dans Sodome et Gomorrhe, nous faisons connaissance du marquis de Cambremer (Cancan pour les intimes), fils de la vieille marquise, époux de la jeune marquise René-Elodie de Cambremer-Legrandin..

"Mais son nez avait choisi, pour venir se placer de travers au-dessus de sa bouche, peut-être la seule ligne oblique, entre tant d’autres, qu’on n’eût eu l’idée de tracer sur ce visage, et qui signifiait une bêtise vulgaire, aggravée encore par le voisinage d’un teint normand à la rougeur de pommes. 
Il est possible que les yeux de M. de Cambremer gardassent dans leurs paupières un peu de ce ciel du Cotentin, si doux par les beaux jours ensoleillés, où le promeneur s’amuse à voir, arrêtées au bord de la route, et à compter par centaines les ombres des peupliers, mais ces paupières lourdes, chassieuses et mal rabattues, eussent empêché l’intelligence elle-même de passer. Aussi, décontenancé par la minceur de ce regard bleu, se reportait-on au grand nez de travers. Par une transposition de sens, M. de Cambremer vous regardait avec son nez. Ce nez de M. de Cambremer n’était pas laid, plutôt un peu trop beau, trop fort, trop fier de son importance. Busqué, astiqué, luisant, flambant neuf, il était tout disposé à compenser l’insuffisance spirituelle du regard ; malheureusement, si les yeux sont quelquefois l’organe où se révèle l’intelligence, le nez (quelle que soit d’ailleurs l’intime solidarité et la répercussion insoupçonnée des traits les uns sur les autres), le nez est généralement l’organe où s’étale le plus aisément la bêtise."

   Et encore la vieille marquise de Cambremer  (qui au demeurant est le seul personnage sympathique dans la noblesse malgré ses ridicules)

La marquise douairière ne se lassait pas de célébrer la superbe vue de la mer que nous avions à Balbec, et m’enviait, elle qui de la Raspelière (qu’elle n’habitait du reste pas cette année) ne voyait les flots que de si loin. Elle avait deux singulières habitudes qui tenaient à la fois à son amour exalté pour les arts (surtout pour la musique) et à son insuffisance dentaire. Chaque fois qu’elle parlait esthétique, ses glandes salivaires, comme celles de certains animaux au moment du rut, entraient dans une phase d’hypersécrétion telle que la bouche édentée de la vieille dame laissait passer, au coin des lèvres légèrement moustachues, quelques gouttes dont ce n’était pas la place. Aussitôt elle les ravalait avec un grand soupir, comme quelqu’un qui reprend sa respiration. Enfin, s’il s’agissait d’une trop grande beauté musicale, dans son enthousiasme elle levait les bras et proférait quelques jugements sommaires, énergiquement mastiqués et au besoin venant du nez."

"Ah ! j’avais bien senti que vous étiez musicien, s’écria-t-elle. Je comprends, artiste comme vous êtes, que vous aimiez cela. C’est si beau ! » Et sa voix était aussi caillouteuse que si, pour m’exprimer son ardeur pour Chopin, elle eût, imitant Démosthène, rempli sa bouche avec tous les galets de la plage. Enfin le reflux vint, atteignant jusqu’à la voilette qu’elle n’eut pas le temps de mettre à l’abri et qui fut transpercée, enfin la marquise essuya avec son mouchoir brodé la bave d’écume dont le souvenir de Chopin venait de tremper ses moustaches."


La littérature et la philosophie

 


Les discussion philosophiques ou littéraires sont souvent un moment de plaisir pour le lecteur parce qu'au milieu des arguments sérieux, Proust confie la controverse à un imbécile !  Ici, c'est le docteur Cottard qui joue ce rôle.

Le baron Charlus fervent admirateur de Balzac s'extasie devant ce passage des Illusions perdues où un personnage Carlos Herrera  demande le nom du château devant lequel il passe et qui est la demeure du jeune homme qu'il a aimé autrefois. Et il ajoute : "Et la mort de Lucien ! Je ne me rappelle plus quel homme de goût avait eu cette réponse, à qui lui demandait quel événement l’avait le plus affligé dans sa vie : « La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et Misères".

L'universitaire Brichot, un vrai savant celui-là, je l'aime bien parce qu'il est un peu iconoclaste -  avec intelligence et toujours en connaissant son sujet - critique Balzac, son style et raille ses romans feuilletons  "... et je confesse en toute simplicité d’âme que ces romans-feuilletons, rédigés en pathos, en galimatias double et triple (Esther heureuse, Où mènent les mauvais chemins, À combien l’amour revient aux vieillards), m’ont toujours fait l’effet des mystères de Rocambole..." .

 Charlus  réplique, vexée par la critique et Brichot répond avec humour en se mettant du côté de Rabelais et de Voltaire et contre Chateaubriand et Balzac  :  "Et il est permis de préférer un sentier à mi-côte, qui mène à la cure de Meudon ou à l’Ermitage de Ferney, à égale distance de la Vallée-aux-Loups où René remplissait superbement les devoirs d’un pontificat sans mansuétude, et les Jardies où Honoré de Balzac, harcelé par les recors, ne s’arrêtait pas de cacographier pour une Polonaise, en apôtre zélé du charabia."  "Cacographier" ! J'adore cette réplique mais ce n'est pas sûr qu'elle soit du goût de Proust (??) étant donné ses idées conservatrices et ses affinités pour Saint-Germain des Prés. Et en tout cas, elle ne l'est pas de Charlus, bien évidemment !  

 

Socrate

C'est au milieu cette dispute que  Cottard, bon médecin mais lettré médiocre et humoriste lourd, intervient apportant, avec ses gros sabots, une note comique à l'entretien.

J’entends bien, répondit Brichot, que, pour parler comme Maître François Rabelais, vous voulez dire que je suis moult sorbonagre, sorbonicole et sorboniforme. Pourtant, tout autant que les camarades, j’aime qu’un livre donne l’impression de la sincérité et de la vie, je ne suis pas de ces clercs… — Le quart d’heure de Rabelais, interrompit le docteur Cottard avec un air non plus de doute, mais de spirituelle assurance. — … qui font vœu de littérature en suivant la règle de l’Abbaye-aux-Bois dans l’obédience de M. le vicomte de Chateaubriand, grand maître du chiqué, selon la règle stricte des humanistes. M. le vicomte de Chateaubriand… — Chateaubriand aux pommes ? interrompit le docteur Cottard. — C’est lui le patron de la confrérie, continua Brichot sans relever la plaisanterie du docteur, lequel, en revanche, alarmé par la phrase de l’universitaire, regarda M. de Charlus avec inquiétude. Brichot avait semblé manquer de tact à Cottard, duquel le calembour avait amené un fin sourire sur les lèvres de la princesse Sherbatoff. — Avec le professeur, l’ironie mordante du parfait sceptique ne perd jamais ses droits, dit-elle par amabilité et pour montrer que le « mot » du médecin n’avait pas passé inaperçu pour elle. — Le sage est forcément sceptique, répondit le docteur. Que sais-je ? γυωθι σεαυτου, disait Socrate. C’est très juste, l’excès en tout est un défaut. Mais je reste bleu quand je pense que cela a suffi à faire durer le nom de Socrate jusqu’à nos jours. Qu’est-ce qu’il y a dans cette philosophie ? peu de chose en somme. Quand on pense que Charcot et d’autres ont fait des travaux mille fois plus remarquables et qui s’appuient, au moins, sur quelque chose, sur la suppression du réflexe pupillaire comme syndrome de la paralysie générale, et qu’ils sont presque oubliés ! En somme, Socrate, ce n’est pas extraordinaire.

 

De vraies scènes de comédie

 

Molière  : Le bourgeois gentilhomme


La scène du faux duel du baron Charlus est une comédie farcesque. C'est Proust lui-même qui cite Molière à son propos. Il est vrai que le baron Charlus en train de se battre dans le vide pour un faux duel n'est pas si loin de Monsieur Jourdain apprenant l'escrime !

Le Baron Palamède Charlus de Guermantes est homosexuel. Il aime platoniquement Morel, un jeune musicien sans moralité, qui profite sans scrupules de ses largesses mais se moque de lui et refuse de le voir. Morel un personnage profondément répugnant. Pour obliger le jeune homme à venir, Charlus imagine un duel fictif contre un adversaire tout aussi fictif et fait savoir au jeune homme qu’il va risquer sa vie pour lui, prétendant que son adversaire a  insulté le jeune homme devant lui, un affront impardonnable. Le Baron écrit à son témoin le docteur Cottard et le prie de venir le retrouver pour organiser les modalités de la rencontre. Le narrateur est présent et raconte la scène :        

 « Mort m’est vie. » Et M. de Charlus le disait sincèrement, non seulement par amour pour Morel, mais parce qu’un goût batailleur, qu’il croyait naïvement tenir de ses aïeux, lui donnait tant d’allégresse à la pensée de se battre que, ce duel machiné d’abord seulement pour faire venir Morel, il eût éprouvé maintenant du regret à y renoncer. Il n’avait jamais eu d’affaire sans se croire aussitôt valeureux et identifié à l’illustre connétable de Guermantes, alors que, pour tout autre, ce même acte d’aller sur le terrain lui paraissait de la dernière insignifiance. « Je crois que ce sera bien beau, nous dit-il sincèrement, en psalmodiant chaque terme. Voir Sarah Bernhardt dans l’Aiglon, qu’est-ce que c’est ? du caca. Mounet-Sully dans Œdipe ? caca. Tout au plus prend-il une certaine pâleur de transfiguration quand cela se passe dans les Arènes de Nîmes. Mais qu’est-ce que c’est à côté de cette chose inouïe, voir batailler le propre descendant du Connétable ? » Et à cette seule pensée, M. de Charlus, ne se tenant pas de joie, se mit à faire des contre-de-quarte qui, rappelant Molière, nous firent rapprocher prudemment de nous nos bocks, et craindre que les premiers croisements de fer blessassent les adversaires, le médecin et les témoins.

 

Jourdain/Charlus

Morel effrayé à  la pensée d’un combat qui ferait de lui la risée de son régiment promet à Charlus de venir le voir et de rester quelques jours auprès de lui. Désormais, le faux duel n’a plus de raison d’être et le baron l’annonce à son témoin le docteur Cottard. Ce dernier, d’abord furieux d’avoir été dérangé pour rien, reste  poli envers Charlus pour ménager ses intérêts. Il faut savoir pour bien apprécier la suite du récit que Cottard et tous les invités de Verdurin ne cessent de se moquer de l’homosexualité de Palamède (Mémé pour les intimes) Charlus… derrière son dos !

M. de Charlus, désireux de témoigner sa reconnaissance au docteur de la même façon que M. le duc son frère eût arrangé le col du paletot de mon père, comme une duchesse surtout eût tenu la taille à une plébéienne, approcha sa chaise tout près de celle du docteur, malgré le dégoût que celui-ci lui inspirait. Et non seulement sans plaisir physique, mais surmontant une répulsion physique, en Guermantes, non en inverti, pour dire adieu au docteur il lui prit la main et la lui caressa un moment avec une bonté de maître flattant le museau de son cheval et lui donnant du sucre. Mais Cottard, qui n’avait jamais laissé voir au baron qu’il eût même entendu courir de vagues mauvais bruits sur ses mœurs, et ne l’en considérait pas moins, dans son for intérieur, comme faisant partie de la classe des « anormaux » (même, avec son habituelle impropriété de termes et sur le ton le plus sérieux, il disait d’un valet de chambre de M. Verdurin : « Est-ce que ce n’est pas la maîtresse du baron ? »), personnages dont il avait peu l’expérience, il se figura que cette caresse de la main était le prélude immédiat d’un viol, pour l’accomplissement duquel il avait été, le duel n’ayant servi que de prétexte, attiré dans un guet-apens et conduit par le baron dans ce salon solitaire où il allait être pris de force. N’osant quitter sa chaise, où la peur le tenait cloué, il roulait des yeux d’épouvante, comme tombé aux mains d’un sauvage dont il n’était pas bien assuré qu’il ne se nourrît pas de chair humaine.



Le docteur Cottard





3 commentaires:

  1. je copie le lien pour le Bilan 4

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  2. moi aussi j'rai apprécié l'humour de Proust!

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  3. Oui, il me fait rire. J'adore la tête de Cottard quand il a peur de se faire violer par Charlus !

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