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jeudi 18 avril 2024

Le Jeudi avec Marcel Proust : Du côté de chez Swann Première partie Cambray : Albert Bloch

Mehmed II  :  Gentile Bellini (1429-15O7)

Gentile Bellini peintre vénitien est le frère de Giovanni Bellini, ce dernier étant l'un des grands peintres de Venise, un de mes peintres vénitiens préférés. 

Gentile se rend à Contantinople en 1479 à la cour du sultan Mehmed II. L'histoire dit que le souverain admirant une oeuvre du peintre représentant  la décollation de Saint Jean-Baptiste, veut lui signaler une erreur. Il tire son sabre et décapite un serviteur qui passait par là : "Vous voyez, lui dit-il, les organes ne sortent pas du cou comme vous les avez représentées mais se rétractent ".

 

 Albert Bloch
 
Le descendant de Mehmed II à notre époque

35 générations séparent ces deux portraits. D'après Swann, Bloch devait ressembler à ces deux portraits en plus jeune.


Il y a dans A la recherche des passages qui sont de vraies scènes de comédie : celles avec Albert Bloch en font partie.

Albert Bloch est un camarade d'école du narrateur. Il est un peu plus âgé et exerce une grande influence sur lui en lui conseillant la lecture de Bergotte, l'un des grands écrivains de A la Recherche, et en lui parlant de poésie. Swann dont c'est l'habitude de s'entourer de personnages descendus de leur tableau  affirme que Bloch est le portrait de Mehmed II de Gentile Bellini.  

Bloch est un personnage secondaire de A la Recherche mais il m'a tellement amusée que j'ai noté les passages où il apparaît dans cette première partie de Du côté de chez Swann Cambray

 J’avais entendu parler de Bergotte pour la première fois par un de mes camarades plus âgé que moi et pour qui j’avais une grande admiration, Bloch. En m’entendant lui avouer mon admiration pour la Nuit d’Octobre, il avait fait éclater un rire bruyant comme une trompette et m’avait dit : « Défie-toi de ta dilection assez basse pour le sieur de Musset. C’est un coco des plus malfaisants et une assez sinistre brute. Je dois confesser d’ailleurs, que lui et même le nommé Racine, ont fait chacun dans leur vie un vers assez bien rythmé, et qui a pour lui, ce qui est selon moi le mérite suprême, de ne signifier absolument rien. C’est : « La blanche Oloossone et la blanche Camire » et « La fille de Minos et de Pasiphaé ». Ils m’ont été signalés à la décharge de ces deux malandrins par un article de mon très cher maître, le Père Lecomte, agréable aux Dieux immortels. À propos voici un livre que je n’ai pas le temps de lire en ce moment qui est recommandé, paraît-il, par cet immense bonhomme. Il tient, m’a-t-on dit, l’auteur, le sieur Bergotte, pour un coco des plus subtils ; et bien qu’il fasse preuve, des fois, de mansuétudes assez mal explicables, sa parole est pour moi oracle delphique. (...)

 Le comique naît de l'alliance disparate de mots, certains tirés de l'argot des potaches " C'est un coco " (j'ai lu un article qui suggère que ce terme pourrait correspondre dans l'argot des lycéens d'aujourd'hui à "mec") mêlés à des mots savants "dilection" "mansuétude", à des expressions ampoulées, hyperboliques "agréable aux Dieux immortels" "cet immense bonhomme" "oracles delphiques" ou à des  archaïsmes comme  "le Sieur" "Malandrins". Toujours est-il que l'effet est comique et nous renseigne aussi sur le caractère de Bloch, intelligent ? peut-être ? cultivé, c'est certain, mais pédant, sentencieux, donneur de leçon ! Autrement dit un drôle de coco lui-même !  Mais ce n'est pas fini ! Et ce qui suit est encore plus hilarant si possible !

 

Albert Bloch et la famille de Marcel

 

 Jeanne Weil, madame Proust, mère de Marcel d' Anaïs Beauvais

 Albert Bloch est juif dans une société de la fin du XIX siècle et début du XX ième gangrénée par l'antisémitisme. L'affaire Dreyfus qui divise les familles se situe, en effet, entre 1894 et 1906. Il ne faut pas oublier que Marcel Proust appartient à une famille juive par sa mère, Jeanne Weil, même si l'écrivain est catholique comme son père. Bloch est donc accueilli dans la famille du jeune Marcel avec bienveillance  mais...

Mais Bloch avait déplu à mes parents pour d’autres raisons. Il avait commencé par agacer mon père qui, le voyant mouillé, lui avait dit avec intérêt :

— Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc ? Est-ce qu’il a plu ? Je n’y comprends rien, le baromètre était excellent.

Il n’en avait tiré que cette réponse :
— Monsieur, je ne puis absolument vous dire s’il a plu. Je vis si résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier.
— Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m’avait dit mon père quand Bloch fut parti. Comment ! il ne peut même pas me dire le temps qu’il fait ! Mais il n’y a rien de plus intéressant ! C’est un imbécile.
 

Puis Bloch avait déplu à ma grand’mère parce que, après le déjeuner comme elle disait qu’elle était un peu souffrante, il avait étouffé un sanglot et essuyé des larmes.
— Comment veux-tu que ça soit sincère, me dit-elle, puisqu’il ne me connaît pas ; ou bien alors il est fou.
 

Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce que, étant venu déjeuner une heure et demie en retard et couvert de boue, au lieu de s’excuser, il avait dit :

— Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations de l’atmosphère ni par les divisions conventionnelles du temps. Je réhabiliterais volontiers l’usage de la pipe d’opium et du kriss malais, mais j’ignore celui de ces instruments infiniment plus pernicieux et d’ailleurs platement bourgeois, la montre et le parapluie.


La fille de Minos et de Pasiphaé
 
 
La fille de Minos et de Pasiphaé : Sara Bernhard

 
"Mais j’aimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir, les problèmes insolubles que je me posais à propos de la beauté dénuée de signification de la fille de Minos et de Pasiphaé me fatiguaient davantage et me rendaient plus souffrant que n’auraient fait de nouvelles conversations avec lui, bien que ma mère les jugeât pernicieuses."
 
Ce qui est encore amusant, c'est la naïveté du jeune garçon  qui se tourmente à propos des vers d'Alfred de Musset dans La nuit de mai* « La blanche Oloossone et la blanche Camire » et de Racine dans Phèdre  La fille de Minos et de Pasiphaé » qui, d'après Bloch,  ne signifient rien.
 
Albert Bloch adhère ainsi à la théorie de l'Art pour l'Art que Théophile Gautier avec sa dose de provocation habituelle définit ainsi : Il n'y a vraiment de beau que ce qui ne peut servir à rien. Tout ce qui est utile est laid. Gautier se fait ainsi le précurseur du Parnasse dont Leconte de Lisle est le chef de file. Or, ce dernier est  le favori de Bloch qui le qualifie de "gigantesque assembleur de rythmes".
 
  Aussi quand le jeune narrateur se tourmente en prenant pour argent comptant l'affirmation de  Bloch  "quand il m’avait dit que les beaux vers (à moi qui n’attendais d’eux rien moins que la révélation de la vérité) étaient d’autant plus beaux qu’ils ne signifiaient rien du tout ", on peut être certain que l'écrivain adulte se moque de ces théories et nous invite à les réfuter !
 
La blanche Oloossone à la blanche Camyre; La fille de Minos et de Pasiphaé. Il est vrai que ces deux vers sont souvent cités comme ayant une pureté formelle, celles des sons et de la musicalité, des vers qui retentissent comme une incantation. Le côté ésotérique des noms propres les pare de mystère, éveille l'imagination et n'enchante pas seulement l'oreille mais l'esprit. Mais il est aussi bien évident que Bloch exagère, ce ne sont pas les seules beautés de ces oeuvres et elles sont aussi porteuses de sens !  Le vers de Musset convoque les images de la Grèce antique et, au-delà, celle d'Homère avec la cité antique dont le poète reprend l'épithète blanche, image du soleil, de la pureté. D'ailleurs tout le passage dans lequel défilent les noms de lieux grecs est incantatoire et magique !  C'est la muse qui parle au poète, une intervention divine...   
La fille Minos et de Pasiphaé est aussi plein de sens et donne toute sa profondeur à la tragédie de Racine. L'évocation de  Minos, le roi des Enfers, et Pasiphaé la fille du Soleil dont Phèdre est issue fait courir sur les vers de Racine toute une poésie de l'ombre et la lumière, décrit le combat entre le Bien et le Mal, entre la pureté et la souillure, unissant ainsi la religion grecque à la religion chrétienne de Racine, le janséniste torturé par l'idée de la grâce prédestinée et de la liberté humaine. 
 
 
 


 
   La Nuit de Mai Alfred de Musset

Partons, nous sommes seuls, l'univers est à nous.
Voici la verte Écosse et la brune Italie,
Et la Grèce, ma mère, où le miel est si doux,
Argos, et Ptéléon, ville des hécatombes,
Et Messa la divine, agréable aux colombes,
Et le front chevelu du Pélion changeant ;
Et le bleu Titarèse, et le golfe d'argent
Qui montre dans ses eaux, où le cygne se mire,
La blanche Oloossone à la blanche Camyre.
Dis-moi, quel songe d'or nos chants vont-ils bercer ?
D'où vont venir les pleurs que nous allons verser ? 
 
 
 
 
Camiros est un site archéologique de Rhodes, situé sur la côte nord-ouest de l'île. Cité par Homère
Oloossone est une ville située dans les terres de Thessalie, et non près de la mer.
 
 
 

 
 
*Phèdre Racine
 
Hyppolyte acte I scène 1

Cet heureux temps n’est plus. Tout a changé de face,
Depuis que sur ces bords les dieux ont envoyé
La fille de Minos et de Pasiphaé.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 

dimanche 14 avril 2024

Emmanuel Lepage, Sophie Michel et René Follet : Les voyages d'Ulysse

 

En cherchant Ar-men un livre d’Emmanuel Lepage que Fanja m’avait conseillé, je suis tombée, en l’absence de  celui-ci, sur deux autres titres : Les voyages d’Ulysse et les voyage de Jules, tous les deux sur le monde la mer.

Les voyages d’Ulysse est le second volume d’une trilogie qui finit avec Les voyages de Jules et commence avec un livre que je n’ai pas trouvé en bibliothèque Les voyages d’Anna. Il va donc falloir me passer du premier pour parler de ce magnifique volume. 


Salomé Ziegler : La capitaine de l'Odysseus


Nous sommes dans les années 1885 à 1906.  Jules Toulet un peintre-dessinateur, hanté par la rupture avec la femme qu’il aime, Anna, se fait enrôler sur un voilier, l’Odysseus, dont le capitaine est une femme, Salomé Ziegler. Il paiera sa traversée en produisant une toile par semaine. Bien vite, il découvre que Salomé est à la recherche des oeuvres d’un grand peintre, spécialiste des antiquités grecques, Ammon Kasacz. Peu à peu, la jeune femme lui confie son passé et surtout son enfance heureuse et libre avec son frère Théo, entre ses parents, son père médecin et sa mère Athénais qui leur raconte les aventures d’Ulysse qui enflamment les jeunes imaginations. Après la mort accidentelle de sa mère, plus rien ne sera comme avant. 

 

Athénaïs, la mère de Salomé peinte par Ammon Kasacz

Je vous laisse découvrir les péripéties de la vie aventureuse et libre de Salomé qui apprend son métier de capitaine avec son mari Vassilios avant que celui-ci ne soit handicapé.  

 

Salomé sous les ordres de Vassilios
 

Mais il faut savoir que Salomé met, sans le vouloir, le feu aux tableaux du peintre Ammon Kasacz, ami de sa famille. Le portrait de sa mère disparaît dans l'incendie et son père est inconsolable.  La capitaine part alors à bord de l’Odysseus à la recherche du vieux peintre et de ses tableaux disséminés partout, Istanbul, Alexandrie, Athènes, Gibraltar, Ithaque, Santorin, la mer Méditerranée, celle qu'Ulysse a parcouru pendant vingt ans avant de retrouver son île.

 

La colère de Poséidon

 Un voyage maritime accompagné par Ulysse et ses compagnons car, à son tour, Salomé convoquent les personnages d’Homère auprès de son équipage, Circé, les sirènes, le monde des morts, le spectre de la mère d’Ulysse et celui d'Athanaïs...

 

Ulysse rend visite au Royaume des morts
 

... les tempêtes, les naufrages, la colère des Dieux, Poséidon, … Les univers s’interpénètrent, effaçant les frontières entre le passé et le présent, entre la réalité et la légende…


La colère de Poséidon


Les illustrations sont somptueuses et présentent à la fois l’univers des deux peintres Jules Toulet et celui de Omman Kasacz, alternant entre grand format sur deux pages

 

Le bateau d'Ulysse

et des planches avec des cadrages très variées aux couleurs tour à tour sombres ou violentes selon les évènements ou plus douces pour peindre l'enfance

 

La capitaine Salomé

 

 et partout, toujours, la mer, omniprésente, les navires peints avec précision, celui d’Ulysse, celui de Salomé, avec un luxe de détails

 

Le bateau de Salomé

 

  et le carnet de Ammon Kasarazc à la fin du livre comme un adieu.  Un très bel album.

 

L'Odysseus




jeudi 11 avril 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Du côté de Chez Swann Première partie Cambray : La vieillesse

Giorgione :  La Vecchia (1505- 1508 ) sur le cartellino est écrit : Avec le temps ( Voilà ce que je suis devenue)

 

Quand Marcel Proust nous parle de Tante Léonie, il la décrit parfois d'une manière satirique qui révèle ses ridicules et qui nous fait sourire. Mais derrière ce portrait on sent l'affection du jeune garçon et une petite musique triste, une phrase musicale obstinée, lancinante, qui nous étreint le coeur, celle d'une vie gâchée, d'une mort lente, d'un abandon à la vieillesse. Comment Proust qui meurt à l'âge de 51 ans peut-il connaître aussi bien  "ce grand renoncement de la vieillesse qui se prépare à la mort"  si ce n'est par sa maladie, cette lutte qu'il a menée parfois cloué au fond de son lit, terrassé par l'asthme, pour achever son oeuvre.

Aussi A la Recherche du temps Perdu qui permet de ressusciter l'enfance où tout est encore possible, où tout est découverte et nouveauté, est aussi le livre de la vieillesse, thème récurrent de l'oeuvre.

Dans du côté de chez Swann Cambray, l'enfant est sensible très jeune au passage du temps et aux ravages qu'il inflige aux êtres humains et qu'il devine métaphoriquement en observant le dessèchement des tiges, des feuilles et des fleurs du tilleul de l'infusion que Françoise prépare à Tante Léonie.

  Françoise faisait infuser son thé ; ou, si ma tante se sentait agitée, elle demandait à la place sa tisane et c’était moi qui étais chargé de faire tomber du sac de pharmacie dans une assiette la quantité de tilleul qu’il fallait mettre ensuite dans l’eau bouillante. Le dessèchement des tiges les avait incurvées en un capricieux treillage dans les entrelacs duquel s’ouvraient les fleurs pâles, comme si un peintre les eût arrangées, les eût fait poser de la façon la plus ornementale. Les feuilles, ayant perdu ou changé leur aspect, avaient l’air des choses les plus disparates, d’une aile transparente de mouche, de l’envers blanc d’une étiquette, d’un pétale de rose, mais qui eussent été empilées, concassées ou tressées comme dans la confection d’un nid. 

 Les feuilles de tilleul sont présentées comme un tableau de peintre " les eût fait poser de la façon la plus ornementale". Jouant sur les mots, Proust suggère qu'il ne s'agit pas de n'importe quel tableau mais d'une nature morte car la mort est présente dans tous les mots, dans la comparaison avec une aile transparente de mouche mais aussi dans l'accumulation des termes qui introduisent l'idée du changement en autre chose et de la perte, de la destruction : dessèchement, treillages, incurvées, perdu, changé, empilées, concassées, tressée...

Et l'enfant s'interrogeant sur la nature de ces végétaux, conclut : C’était bien des tiges de vrais tilleuls, justement parce que c’étaient non des doubles, mais elles-mêmes, et qu’elles avaient vieilli. 

De même le portait de Giorgione ci-dessus ( c'est la mère du peintre) perd son identité pour devenir l'allégorie de la vieillesse et nous dit, pointant le doigt vers sa poitrine : "voilà ce que je suis devenue !" .  La Vieccha comme les fleurs du tilleul, a subi la métamorphose d'un caractère nouveau à un caractère ancien.

Et chaque caractère nouveau n’y étant que la métamorphose d’un caractère ancien, dans de petites boules grises, je reconnaissais les boutons verts qui ne sont pas venus à terme; mais surtout l’éclat rose, lunaire et doux qui faisaient se détacher les fleurs dans la forêt fragile des tiges où elles étaient suspendues comme de petites roses d’or – signe, comme la lueur qui révèle encore sur une muraille la place d’une fresque effacée, de la différence entre les parties de l’arbre qui avaient été « en couleur » et celles qui ne l’avaient pas été – me montrait que ces pétales étaient bien ceux qui avant de fleurir le sac de pharmacie avaient embaumé les soirs de printemps. Cette flamme rose de cierge, c’était leur couleur encore mais à demi éteinte et assoupie dans cette vie diminuée qu’était la leur maintenant et qui est comme le crépuscule des fleurs (I, 51-52).  

 Ainsi tout le texte est le prolongement de cette antithèse entre la couleur qui s'oppose à l'absence de couleur,  la jeunesse à la vieillesse,  la vie à la mort :  l'éclat rose,  roses d'or,  flamme rose, lueur, viennent ainsi en antithèse avec  pâles,  fragile, effacée, demi éteinte, assoupie, diminuée. Opposition renforcée par la comparaison entre les soirs de printemps (le début de la vie, la naissance)/ et le crépuscule des fleurs (la fin de la vie, la mort).

 Quant à la vie, une métaphore la symbolise tout au cours du texte, celle de la lumière, une petite flamme frêle, toujours prête à s'éteindre : éclat rose, lunaire et doux, c'est la lumière d'un cierge vacillant dans l'obscurité de l'église.

La description du tilleul séché représente donc la vieillesse ou plus précisément l'effacement de la vie comme si la mort n'intervenait pas brutalement mais s'imposait peu à peu, insidieusement, telle une "fresque" qui perd peu à peu ses couleurs avant de disparaître sous le passage du temps.

Dans le texte qui suit l'on peut noter le parallélisme entre la description du tilleul séché et le procédé de vieillissement de Tante Léonie, son effacement progressif.

« Oui, un jour qu’il fera beau, j’irai en voiture jusqu’à la porte du parc. » C’est sincèrement qu’elle le disait. Elle eût aimé revoir Swann et Tansonville ; mais le désir qu’elle en avait suffisait à ce qui lui restait de forces ; sa réalisation les eût excédées. Quelquefois le beau temps lui rendait un peu de vigueur, elle se levait, s’habillait ; la fatigue commençait avant qu’elle fût passée dans l’autre chambre et elle réclamait son lit. Ce qui avait commencé pour elle — plus tôt seulement que cela n’arrive d’habitude — c’est ce grand renoncement de la vieillesse qui se prépare à la mort, s’enveloppe dans sa chrysalide, et qu’on peut observer, à la fin des vies qui se prolongent tard, même entre les anciens amants qui se sont le plus aimés, entre les amis unis par les liens les plus spirituels, et qui, à partir d’une certaine année cessent de faire le voyage ou la sortie nécessaire pour se voir, cessent de s’écrire et savent qu’ils ne communiqueront plus en ce monde. Ma tante devait parfaitement savoir qu’elle ne reverrait pas Swann, qu’elle ne quitterait plus jamais la maison, mais cette réclusion définitive devait lui être rendue assez aisée pour la raison même qui, selon nous, aurait dû la lui rendre plus douloureuse : c’est que cette réclusion lui était imposée par la diminution qu’elle pouvait constater chaque jour dans ses forces, et qui, en faisant de chaque action, de chaque mouvement, une fatigue, sinon une souffrance, donnait pour elle à l’inaction, à l’isolement, au silence, la douceur réparatrice et bénie du repos.

 Comme dans toute grande oeuvre, quand un auteur vous parle de lui, il vous parle de vous. Cependant on ne peut pas lire les textes de Marcel Proust de la même manière, que l'on soit jeune ou âgé, et l'émotion qu'il suscite en nous ne peut-être la même quand on se sent proche ou non de la vieillesse. Il y a fort à parier que si vous êtes jeune, ce texte vous paraîtra remarquablement bien écrit voire plein d'émotion mais peu menaçant.  Mais si vous êtes âgé(e), si vous avez des amis qui, déjà, maladie ou fatigue, ne vous écrivent plus ou ne se déplacent plus, vous sentirez une sorte d'osmose passer de Tante Léonie à vous-même à peine encore retenu(e) au-dessus de l'abîme. Je crois que ce qu'il y a de plus triste dans le renoncement, c'est le fait que l'on éprouve du plaisir à le ressentir, aucune révolte mais un assentiment, et c'est ce que me fait découvrir Marcel Proust...




dimanche 7 avril 2024

Théâtre : Sophocle : Antigone

 

Antigone de Sophocle Entre danse et théâtre

J’ai assisté à la représentation de Antigone de Sophocle à La Scala de Provence dans la mise en scène de Laurent Hatat  et Emma Gustaffon.

Antigone, Ismène, Polynice et Etéocle sont les enfants de Jocaste et d’Oedipe qui sans le savoir a épousé sa mère et est devenu le roi de Thèbes. Tous appartiennent à la famille de Labdacides marquée par la fatalité.
Après la mort d’Oedipe, Polynice et Etéocle se disputent le pouvoir et Polynice appuyé par les Argiens attaque Thèbes. Thèbes triomphe mais les deux frères sont morts. Créon, leur oncle, prend le pouvoir. Il ordonne d’enterrer Etéocle mais refuse toute sépulture à Polynice qu’il considère comme un traître. Antigone décide d’ensevelir son frère malgré l’interdiction. Elle sait qu’elle risque la mort. Découverte, elle est enfermée vivante et se pend. Son fiancé Hémon, fils de Créon, se suicide et la mère d’Hémon aussi.
Dans la pièce de Sophocle, Antigone juge que les lois de Dieu sont supérieures au pouvoir humain et elle se dresse contre la tyrannie de Créon. Ce dernier représente l’Hybris, l’orgueil démesuré de l’homme qui se prétend l’égal de Dieux.  Il représente ici la raison d'état supérieure pour lui au règles de la morale.
Au-delà de la signification religieuse, Antigone est devenue le symbole de tous ceux qui s’élèvent contre le pouvoir lorsqu’il est synonyme d’injustice ou d’inhumanité. Elle s’insurge contre l’illégitimité et le Mal en  politique.

Le texte traduit par Irène Bonnaud et Malika Hammou est moderne, direct et beau et résonne toujours de manière aussi actuelle quant au message qu’il fait passer depuis près de  2500 ans qu’il ne cesse de nous parler ! Il nous dit qu’il faut savoir dire non au pouvoir lorsque celui-ci est injuste. Et c’est bien sûr un message toujours vrai qui ne cesse de nous interpeller dès que nous tournons nos regards vers le présent. C’est pourquoi j’ai moins apprécié le texte moderne ajouté à celui de Sophocle pour nous « donner des exemples d’injustice et de lutte à notre époque », comme si le spectateur n’était pas capable de comprendre tout seul, comme si le texte n’était pas assez clair !

Que Sophocle ait choisi une femme pour nous montrer cette vérité n’est pas anodine. Créon ne supporte pas la désobéissance mais il l'accepte encore moins venant d’une femme !  Et ce n’est pas, non plus, inintéressant de savoir que c’est une toute jeune fille (les femmes grecques étaient mariées en moyenne vers l’âge de 14-15ans) et Antigone est sur le point de célébrer son mariage avec Hémon. J’ai d’ailleurs bien aimé l’interprétation d’Antigone toute pétrie d’indignation envers le mal, d’intransigeance envers ceux qui ne pensent pas comme elle (sa soeur Ismène ), de courage et de fragilité pourtant devant la mort. Ismène est un personnage secondaire. Elle représente ceux qui, silencieux, n’approuvent pas mais ont peur d’intervenir. Pourtant, elle ne manque pas de courage lorsqu’elle veut partager le sort de sa soeur et la comédienne qui interprète le rôle permet de souligner son importance. La majorité n’est-elle pas plutôt Ismène qu’Antigone quand il s’agit de risquer sa vie ? Par contre, l’interprétation de Créon joué par une femme m’a paru moins convaincante, pas assez naturelle, un peu trop déclamatoire. Je ne suis jamais arrivée à voir le personnage ni à ressentir de l’émotion à travers elle.
Ce que j’ai le plus apprécié dans la mise en scène, c’est le mélange entre le théâtre et la danse, le mouvement laissant place à la parole, la parole le cédant au mouvement, une danse sur une musique originale qui est très belle en harmonie avec le texte et signifiant par rapport aux évènements. La scène est couverte de fibres noires qui est à la fois la terre qu’Antigone dépose par poignées sur le corps de son frère, mais qui représente aussi le destin, les danseurs dessinant leurs évolutions, traçant des arabesques sur la noirceur du sol éclairé de rouge, troué de sang.

Antigone : Texte Sophocle


Traduction Irène Bonnaud et Malika Hammou


augmentée de textes commandés à Julie Ménard


Conception et mise en scène Laurent Hatat & Emma Gustafsson


Avec Mathilde Auneveux, Flora Chéreau, Sylvie Debrun, Bouba Landrille Tchouda, Claire-Lyse Larsonneur, Samir M’Kirech


Assistant à la mise en scène Mathias Zakhar


Création musicale Laurent Pernice


Création lumière Anna Sauvage


Régie générale et plateau Roméo Rebiere


Administration et production Henri Brigaud et Elena Le Junter


jeudi 4 avril 2024

Le Jeudi avec Marcel Proust : Du côté de chez Swann, première partie Cambray : Marcel Proust et l'Art

Claude Monet Nymphéa


Je suis en train de lire du côté de chez Swann, le premier livre de A la Recherche du temps perdu dont nous devons faire une LC avec Miriam le 15 mai. Mais cette lecture me donne envie de venir de temps en temps, avant cette date, noter les impressions qu'éveille en moi la rencontre du texte dans une chronique que j'appellerai Le Jeudi avec Marcel Proust. Et d'abord, outre l'omniprésence de la nature, l'omniprésence de l'Art, sous toutes ses formes, qui imprègne l'oeuvre et devient une façon de voir, une manière d'appréhender la réalité et de la transformer. Marcel Proust n'est pas peintre mais il voit la nature comme un tableau et pas seulement la nature, mais les êtres et les choses aussi.

Ainsi, je note, quand il va se promener au bord de la Vivonne, du côté de Guermantes, combien cette description des Nymphéas est proche des tableaux de Monet. C'est une évidence tant il y a de points communs entre la vision du peintre et de l'écrivain. Dans son livre L'herbier de Marcel Proust, Dane Mc Dowell écrit :  
 
"Chasseur d'éphémère comme Monet, obsédé comme lui par le temps qu'il fait et le temps qui fuit, Proust évoque avec des mots la poésie et le mystère de la peinture impressionniste, autant que la sérénité et la joie qu'elle transmet ".  (Editions Flammarion)
 

L'impressionnisme : les Nymphéas de Monet

" Çà et là, à la surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords. "

 

Claude Monet "une fleur de nymphéa au coeur écarlate"
 

" Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux qu’on croyait voir flotter à la dérive, comme après l’effeuillement mélancolique d’une fête galante, des roses mousseuses en guirlandes dénouées."

 

Claude Monet : " des roses mousseuses en guirlandes dénouées"
 

" Ailleurs un coin semblait réservé aux espèces communes qui montraient le blanc et rose proprets de la julienne, lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis qu’un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leurs ailes bleuâtres et glacées sur l’obliquité transparente de ce parterre d’eau ; de ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol d’une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l’après-midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d’un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu’il s’emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu’il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux — avec ce qu’il y a d’infini — dans l’heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel."

 

Monet : il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel."



L'impressionnisme : les asperges : Manet

 Botte d'asperges Manet
 
 
 Mais Proust ne dédaigne pas les natures mortes et si la description des asperges fait penser à Manet, elle évoque aussi les peintres hollandais. Ah! ces asperges ! Elles jouent un grand rôle dans toute la première partie comme révélation du caractère de Françoise. Comme sujet de conversation avec Léonie aussi, qui de son lit, observe les passant et les voit passer avec "des asperges grosses comme le bras" , elles témoignent de la curiosité de la vieille dame mais aussi de sa vie étriquée, réduite à la fenêtre de sa chambre entrouverte sur le monde où elle ne va plus jamais.
 
"Mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d'outre-mer et de rose et dont l'épi, finement pignoché de mauve et d'azur, se dégrade insensiblement jusqu'au pied – encore souillé pourtant du sol de leur plant – par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s'étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d'aurore, en ces ébauches d'arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j'en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum.


Edouard Manet : l'asperge



La pauvre Charité de Giotto, comme l'appelait Swann, chargée par Françoise de les « plumer », les avait près d'elle dans une corbeille, son air était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs de la terre ; et les légères couronnes d'azur qui ceignaient les asperges au-dessus de leurs tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de Padoue."
 
La Charité de Giotto ainsi nommée par Swann est la fille de cuisine qui assiste Françoise, la cuisinière, et qui est terriblement enceinte ! On apprendra plus tard que si Françoise a fait manger des asperges à ses maîtres presque tous les jours cet été-là, c'est parce que ces légumes donnaient des crises d'asthme à la pauvre Charité dont la cuisinière était jalouse, craignant que sa patronne tante Léonie ne la préfère à elle.
 

Le Trecento italien : La charité de Giotto

La charité de Giotto


"L’année où nous mangeâmes tant d’asperges, la fille de cuisine habituellement chargée de les « plumer » était une pauvre créature maladive, dans un état de grossesse déjà assez avancé quand nous arrivâmes à Pâques, et on s’étonnait même que Françoise lui laissât faire tant de courses et de besogne, car elle commençait à porter difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque jour plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraux la forme magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui revêtent certaines des figures symboliques de Giotto dont M. Swann m’avait donné des photographies. C’est lui-même qui nous l’avait fait remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la fille de cuisine, il nous disait : « Comment va la Charité de Giotto ? ». D’ailleurs elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu’à la figure, jusqu’aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l’Arena. Et je me rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui ressemblaient encore d’une autre manière.
 
 
Giotto chapelle de Scrovegni : La prudence, la fermeté, la tempérance, la foi, la charité, lespérance

 
 De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s'en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom « Caritas » et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser ; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui « passe », comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée."
 
 
L'envie et la colère

 
L’Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression d’envie. Mais dans cette fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté comme si réel, le serpent qui siffle aux lèvres de l’Envie est si gros, il lui remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux d’un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que l’attention de l’Envie — et la nôtre du même coup — tout entière concentrée sur l’action de ses lèvres, n’a guère de temps à donner à d’envieuses pensées."

C'est dans l'église Arena, à Padoue  et dans la chapelle Scrovegni que l'on peut admirer les fresques de Giotto qui raconte la vie du Christ et les groupes de Sept vertus et sept vices. J'ai toujours eu envie de les voir et disons que Proust en  rajoute encore !
 


L'Arena et les fresques de Giotto Chapelle des Scrovegni




Giotto : Les vices: le désespoir, l'envie, l'idolâtrie, l'injustice, la colère, l'inconstance, la sottise


Giottodi Bondone ou Ambrogiotto di Bondone, dit Giotto, né en 1266 ou 1267 à Vespignano ou Romignano et mort le 8 janvier 1337 à Florence, est un peintre, sculpteur et architecte italien de la République florentine. Artiste majeur du Trecento, ses œuvres sont à l'origine du renouveau de la peinture occidentale.((Wikipédia) On peut voir de très belles fresques de lui à la basilique de Santa Croce et à la Basilique de Saint François d'Assise.


L'Architecture  médiévale : entre roman et gothique
 
 
L' église de Saint Loup de Naud


 

Tantôt, c’est une femme réelle, la servante qui perd son statut d'être humain et qui devient peinture, qui se transmue en  oeuvre d'Art  sous la puissance de l’imagination de l’enfant renforcée et comme authentifiée  par celle de l’adulte, monsieur Swann.

Tantôt ce sont les statues du porche de l’église de Saint André des Champs qui deviennent vivantes s’incarnant comme des figures familières qui peuplent les rues de Combray. Ainsi en est-il de Théodore, le garçon de chez Camus, mauvais sujet peut-être mais  qui, pour venir en aide à Tante Léonie alitée, prend  la mine naïve et zélée des petits anges des bas-reliefs, s’empressant, un cierge à la main, autour de la Vierge défaillante, comme si les visages de pierre sculptée, grisâtres et nus, ainsi que sont les bois en hiver, n’étaient qu’un ensommeillement, qu’une réserve, prête à refleurir dans la vie en innombrables visages populaires, révérends et futés comme celui de Théodore, enluminés de la rougeur d’une pomme mûre. Non plus appliquée à la pierre comme ces petits anges, mais détachée du porche, d’une stature plus qu’humaine, debout sur un socle comme sur un tabouret qui lui évitât de poser ses pieds sur le sol humide, une sainte avait les joues pleines, le sein ferme et qui gonflait la draperie comme une grappe mûre dans un sac de crin, le front étroit, le nez court et mutin, les prunelles enfoncées, l’air valide, insensible et courageux des paysannes de la contrée. 
 
 
Vierge gothique Calvados

 
Cette ressemblance, qui insinuait dans la statue une douceur que je n’y avais pas cherchée, était souvent certifiée par quelque fille des champs, venue comme nous se mettre à couvert, et dont la présence, pareille à celle de ces feuillages pariétaires qui ont poussé à côté des feuillages sculptés, semblait destinée à permettre, par une confrontation avec la nature, de juger de la vérité de l’œuvre d’art.
 
Comme le personnage de Swann, le jeune Marcel fait descendre les personnages des murs, des toiles ou des socles où les siècles les avait figés. La réalité ne lui apparaît vraie que confirmée par l'oeuvre d'Art ou inversement !





Cette église Saint André des Champs est citée dix-sept fois dans la Recherche. C'est l'ancien prieuré clunisien de Saint Martin des Champs à Paris, exemple parfait du passage du roman au gothique et symbole du peuple français, qui a servi de modèle à Proust pour la description de l'église de Saint André des champs. 
Mais celle-ci est aussi  composée de plusieurs références architecturales : La Cathédrale de Chartres, l’église de Saint-Loup-de-Naud (Seine-et-Marne, près de Provins).
 
 
Cathédrale de Chartres


Quant à l'église Saint-Hilaire son clocher et ses fameux vitraux, elle aussi est une construction à partir de  de monuments différents dont Proust lui-même a parfois oublié l'origine. Il écrit en 1918 : « Ma mémoire m'a prêté comme modèles beaucoup d'églises. Je ne saurais plus vous dire lesquelles. Je ne me rappelle même plus si le paysage vient de Saint-Pierre-sur-Dives ou de Lisieux. Certains vitraux sont certainement les uns d’Évreux, les autres de la Sainte-Chapelle et de Pont-Audemer »


Vitrail de la cathédrale d' Evreux


"Il y en avait un qui était un haut compartiment divisé en une centaine de petits vitraux rectangulaires où dominait le bleu, comme un grand jeu de cartes pareil à ceux qui devaient distraire le roi Charles VI ; mais soit qu’un rayon eût brillé, soit que mon regard en bougeant eût promené à travers la verrière tour à tour éteinte et rallumée un mouvant et précieux incendie, l’instant d’après elle avait pris l’éclat changeant d’une traîne de paon, puis elle tremblait et ondulait en une pluie flamboyante et fantastique qui dégouttait du haut de la voûte sombre et rocheuse, le long des parois humides, comme si c’était dans la nef de quelque grotte irisée de sinueux stalactites que je suivais mes parents, qui portaient leur paroissien ; un instant après les petits vitraux en losange avaient pris la transparence profonde, l’infrangible dureté de saphirs qui eussent été juxtaposés sur quelque immense pectoral, mais derrière lesquels on sentait, plus aimé que toutes ces richesses, un sourire momentané de soleil ; il était aussi reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait les pierreries que sur le pavé de la place ou la paille du marché ; et, même à nos premiers dimanches quand nous étions arrivés avant Pâques, il me consolait que la terre fût encore nue et noire, en faisant épanouir, comme en un printemps historique et qui datait des successeurs de saint Louis, ce tapis éblouissant et doré de myosotis en verre."

On le voit, ce que décrit Marcel Proust rappelle l'émerveillement ressenti par l'enfant quand il contemple les effets fantastiques du kaléidoscope. Le vocabulaire fait appel tour à tour aux champs lexicaux de l'incendie "éteinte et rallumée""mouvant et précieux", et surtout de la pluie dans une longue métaphore filée "ondulait""dégouttait" , "les parois humides" "le flot bleu et doux", "baignait" et où l'oxymore pluie flamboyante unit l'incendie à la pluie, le ruissellement de l'eau entraînant l'image de la grotte "irisée de sinueux stalactites". Mais l'enfant n'oublie pas qu'il est dans une église "la nef de quelque grotte". Puis intervient le champ lexical de la pierre précieuse : "l'infrangible dureté des saphirs" "les pierreries", la beauté de la nature prenant ensuite le relais de la beauté de l'art , "un sourire momentané du soleil" et  les myosotis de verre."
 
Comparaisons avec l'incendie, métaphores de la pluie, image de la grotte et de ses stalactites, de la pierre précieuse, des fleurs et du soleil. Le texte de Proust est en lui-même un éblouissement, une oeuvre d'art qui rend bien compte de la beauté des vitraux. !
 
 
 
Pont-Audemer : Eglise Saint-Ouen

 
XVIII siècle :   Le goût des  ruines


Clair de lune Hubert Robert


Dans chaque jardin le clair de lune, comme Hubert Robert, semait ses degrés rompus de marbre blanc, ses jets d’eau, ses grilles entr’ouvertes. Sa lumière avait détruit le bureau du télégraphe. Il n’en subsistait plus qu’une colonne à demi brisée, mais qui gardait la beauté d’une ruine immortelle. Je traînais la jambe, je tombais de sommeil, l’odeur des tilleuls qui embaumait m’apparaissait comme une récompense qu’on ne pouvait obtenir qu’au prix des plus grandes fatigues et qui n’en valait pas la peine. Des grilles fort éloignées les unes des autres, des chiens réveillés par nos pas solitaires faisaient alterner des aboiements comme il m’arrive encore quelquefois d’en entendre le soir, et entre lesquels dut venir (quand sur son emplacement on créa le jardin public de Combray) se réfugier le boulevard de la gare, car, où que je me trouve, dès qu’ils commencent à retentir et à se répondre, je l’aperçois, avec ses tilleuls et son trottoir éclairé par la lune.

Dans ce texte le point de vue artistique est délibérément choisi par l'écrivain, un peintre du XVIII siècle à une époque où le goût des ruines romaines ou médiévales prédominent dans l'art. Ici, le tableau du peintre vient se substituer à la réalité et parvient même à l'effacer : "le clair de lune semait ses degrés rompus de marbre blanc" pour faire apparaître "une colonne à demi brisée". C'est la lumière qui fait surgir la fantasmagorie comme le fait la lanterne magique dans sa chambre d'enfant à Combray, envoyant danser sur les murs et la poignée de la porte les ombres de Geneviève de Brabant et de Golo. 
On voit ici comment, plus tard, le son (les aboiements des chiens) et l'odeur (des tilleuls) associés à cette vision du peintre du XVIII siècle, ressuscitent le souvenir et rappellent l'image du passé enfoui dans la mémoire comme le fait le goût de la madeleine trempée dans du tilleul de Tante Léonie. Ainsi le temps n'est jamais retrouvé brut,  directement,  mais seulement  par l'intermédiaire de tous les  sens.
 
 Hubert Robert né le 22 mai 1733 à Paris et mort le 15 avril 1808 dans la même ville est un peintre français, dessinateur, graveur, professeur de dessin, créateur de jardins et conservateur au muséum central des arts de la République. Il est un des principaux artistes français du XVIIIᵉ siècle. (Wikipédia) Ses peintures de ruines en font un précurseur des romantiques.
 
 
Et comme l'on ne peut épuiser ce thème de l'art chez Proust, je m'arrête, sachant que ces passages sont presque tous  situés dans la première partie de Du côté de chez Swann intitulée Cambray et que j'en ai noté bien d'autres en avançant dans ma lecture.


Voir ce livre recommandé par Keisha sur l'Art dans l'ensemble de La Recherche du temps perdu.
 
Le musée imaginaire de Marcel Proust  Tous les tableaux de A la recherche du temps perdu  Eric Karpeles Editions Gallimard
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