Pages

Affichage des articles dont le libellé est Editions des Syrtes. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Editions des Syrtes. Afficher tous les articles

lundi 29 mars 2021

Tatiana Tibuleac : Le jardin de verre

 

Empilées dans des casiers de fil de fer jusqu’au toit, lorsque la lumière les atteignait, les bouteilles se mettaient à vivre. Leurs couleurs simples se mêlaient et il en naissait d’autres, inattendues.
Un rang couleur cerise, un rang blanc : rose.
Un rang couleur brique, un rang marron : couleur miel.
Un rang vert, un rang blanc : couleur turquoise.
Les blanches seules : couleur argent.
Mon jardin de verre.

Le jardin de verre, c’est le titre du roman de Tatiana Tibuleac, écrivaine moldave.
Ce sont les rayons du soleil jouant avec les verres des bouteilles qu’elle a ramassées et lavées qui transportent la fillette, par la magie de la lumière et du verre, dans un monde coloré, loin de son univers habituel. C’est ce qu’elle appelle son jardin de verre et celui-ci apporte dans la grisaille de sa vie un peu de couleurs. Pas étonnant que, la jeune fille, plus âgée, risque un jour sa vie pour ramasser un kaléidoscope tombé dans la rue, au milieu de la circulation.


Le roman se situe à Chisinau, capitale de la Moldavie soviétique, et court sur une dizaine d’années. On y voit le bouleversement (qui divise les habitants) apporté par Gorbachev à partir de 1985, la déclaration de l’indépendance moldave en 1991 et la narration se poursuit environ jusqu’en 1995.
Le récit est vu par une enfant mais la voix de l’adulte qu’elle est devenue intervient aussi. Se mêlent alors le présent et le passé, sans aucun ordre chronologique, qui nous font entrer peu à peu dans la vie du personnage.  
 Lastochka, surnom que lui a donné sa mère adoptive (hirondelle en russe) n’est pas née sous une bonne étoile. Elle a été adoptée ou plutôt « achetée » à l’orphelinat de Chisinau, capitale de la Moldavie, par Tamara Pavlovna, une vieille dame russe qui exerce le métier de « ramasseuse de bouteilles ». Cette adoption n’est pas une marque d’amour. Tamara veut une aide pour collecter les bouteilles afin de gagner plus d’argent. Son bonheur, c’est compter ses sous, non pour les dépenser, mais pour être riche. La fillette de sept ans travaille comme une adulte, de longues journées. Elle apprend le russe qui est la langue de Tamara et reçoit des coups si elle commet des erreurs. Plus tard quand elle est scolarisée, elle préfère suivre les cours à l'école moldave plutôt que russe. Elle apprend à se méfier des hommes, prédateurs sexuels, et peu à peu, par bribes, tout ce qu’elle a eu à subir depuis son enfance nous est révélé. Nous partageons avec elle le quotidien des classes populaires, moldaves, russes, roumains, qui vivent dans des logements organisés autour d’une cour, lieu de rencontres, de jeux, de disputes ou vivent la fillette et sa mère adoptive.

J’ai beaucoup appris dans ce roman sur la Moldavie et j’ai eu même des surprises tant mon ignorance est grande. Je ne savais pas que la langue moldave était la même que la langue roumaine. Mais dans la période russe, la Moldavie soviétique a été contrainte d’employer l’alphabet cyrillique russe, puis après l’indépendance, les moldaves ont choisi de revenir à l’alphabet latin. D’où les difficultés de Lastochka pour apprendre sa langue maternelle.
La grande Histoire n’est pourtant pas le sujet du roman. Ce qui intéresse l’écrivaine c’est la petite histoire, au niveau des gens. Et en cela, le roman est réussi. Les portraits qu’elle brosse sont complexes : Tamara, par exemple n’est pas entièrement mauvaise d’où les sentiments ambivalents de rejet, d’amour et de pitié que peut éprouver Lastochka pour elle. Mais cette dernière est aussi très dure, cruelle, pleine de haine, façonnée par une enfance sans amour. Parfois, pourtant, le regard et les relations qu’elle noue avec les habitants de la cour qui sont des personnages riches, parfois émouvants, avec leurs faiblesses mais aussi leur générosité,  lui redonnent son humanité.
Un roman bien écrit, dense et intéressant.

 Tatiana Tibuleac


Tatiana Ţîbuleac est un véritable phénomène littéraire. Née à Chisinau en République de Moldavie, elle était une journaliste reconnue dans l’audiovisuel. Elle décide de mettre fin à sa carrière pour s’installer en France. Dans cet anonymat qui est « le plus beau cadeau pour l’écriture », selon ses dires. Paru fin 2016 en roumain, L’Été où maman a eu les yeux verts a été traduit dans plusieurs langues et a reçu de nombreux prix dont le prix de la revue Observateur culturel pour la prose et Observateur des lycéens à Bucarest, ainsi que le prix des libraires en Espagne.

Son deuxième roman, Le Jardin de verre (2020) a reçu le prix de littérature de l’Union européenne en 2019 et est en cours de traduction dans plusieurs pays. (Editions des Syrtes)

 


mardi 19 mars 2019

Gyula Krudy : Sept hiboux



Le roman de Gyula Krudy, grand romancier hongrois, intitulé Sept Hiboux, est paru en 1922. Krudy a 44 ans. Le roman se déroule dans les années 1890, à Budapest, à une époque où il a lui-même 22 ans.
Budapest  : Antal Berkes peintre hongrois

Ce qui m’a frappée d’abord, dès les premières pages, c’est l’accumulation de détails précis, topographiques, sociologiques, ethnographiques que donne l’auteur : les lieux de la ville, rues, places, bâtiments, que l’on peut retrouver avec exactitude (je les chercherai quand j’irai à Budapest au mois de mai) sauf ceux qui ont aujourd’hui disparu; les coutumes selon les saisons et les fêtes, la manière de s’habiller, en particulier des dames, les classes sociales, les petits métiers, les noms de cafés, des tavernes, les noms de tous les écrivains, journalistes, hommes politiques, tout y est consigné comme si l’écrivain avait pris des notes pendant des années ou jouissait d’une mémoire phénoménale pour faire revivre tous les aspects de sa ville de Budapest.
Nous faisons connaissance du milieu des éditeurs, dans des imprimeries où s’activent des ouvriers intoxiqués par les vapeurs du plomb, et avons vu comment les auteurs, sans le sou, sont obligés de faire leur cour, subissant le mépris non déguisé de leur éditeur. Gyula Krudy dénonce un milieu qu’il connaît bien et se livre à une critique féroce de ces grands patrons qui, tout en exploitant leurs ouvriers et leurs auteurs, préfèrent choisir non la qualité des ouvrages qu’ils impriment mais ce qui leur fera gagner le plus d’argent. La satire n’épargne pas les écrivains désargentés, qui cultivent leur malheur, traînent dans les tavernes des mines désespérées et se font nourrir par leur vieille maîtresse qu’ils dédaignent par ailleurs.


Une foule de détails absolument incroyable ! Je suis restée bouche-bée devant la description - quatre pages- sur les sourcils, les cils, les cheveux des femmes, en particulier sur les bouclettes des brunes qui, selon leur forme respective, témoignent de la sensualité de chacune et livrent tout de leur intimité Une page aussi est consacrée aux différentes sortes de baisers ! L’étonnement que j'ai ressenti à la lecture vient bien de la précision des descriptions presque entomologistes qui a la femme, en particulier, mais pas seulement, comme sujet d’étude, alliée pourtant à une certaine poésie.

Par simple observation des cheveux, leur épaisseur, leur longueur, les ondulations, il perçait à jour l’intimité des femmes qui lui étaient complètement inconnues, ce qui lui causait des émotions dont il se serait bien passé. 
Au départ, j’ai été accablée par cette somme d’érudition, cette profusion de détails précis, j’ai vraiment eu peur de m’ennuyer et ceci d’autant plus que toutes ces allusions à des personnages célèbres ne me parlent pas! Je ne les connais absolument pas ! Et puis je me suis laissée prendre par le style, sa vigueur qui transmet les sensations les plus diverses, les odeurs, les bruits, le froid de l’hiver bleuté, les flocons de neige brûlants comme des baisers sur les voilettes des dames, le passage du vent : j’aime c’est cette façon de passer du détail le plus infime pour tendre vers ce qui est plus large, plus général, comme si la vision s’élevait et permettait de voir plus loin, toujours plus loin, bien au-delà de la ville.


… à la période de Noël où les fêtes des saints patrons se disposent en cercle autour de la naissance du petit Jésus, l’odeur du vent était particulière, comme s’il concassait, lui-même les noix et le pavot des gâteaux, comme s’il portait sur ses ailes, même là où l’on ne célèbre pas les fêtes, l’odeur des bougies que l’on moule. Mais le vent pouvait avoir un parfum sauvage, à la fin de l’automne par exemple, lorsqu’il répandait dans le monde les clameurs des rabatteurs de gibier, les histoires contées par les usagers des moulins, les cris des garde champêtres, les chansons égayées par le vin nouveau, les gémissements des épouvantails dans les champs. »

Cette période « fin de siècle » si finement décrite introduit le personnage de l’avocat Szomjas Guszt, un homme distingué, d’un âge avancé qui arrive à Budapest pour se loger au Sept Hiboux, un immeuble de location où il a vécu pendant sa jeunesse estudiantine. Il veut revivre sa jeunesse en ressuscitant les souvenirs enfuis. C’est un vieillard (près de 70 ans), passé de mode, mais qui prône une certaine sagesse, une philosophie bonhomme qu’il a acquise avec l’expérience. Un personnage curieux, un peu ridicule parfois, mais finalement attachant.
L’autre personne principal masculin est Joszias, écrivain encore peu connu mais qui a pourtant publié plusieurs ouvrages. Cette courte renommée fait de lui un Dom Juan irrésistible auprès des dames mariées et romantiques, qui cherchent un peu de changement, de piment et de poésie dans leur vie réglée d’épouses de vieux bourgeois prosaïques. Il est amoureux de Szofia, jeune femme mariée, avant de le devenir d’Aldaska, jeune fille innocente. De plus, il cherche à se débarrasser de son ancienne conquête, trop vieille (44 ans) Leonora : une belle page sur les sentiments de la femme de quarante ans qui a peur de vieillir, de ne plus être aimée !

Peu à peu le ton devient grave, la mort s’introduit dans le récit et donne lieu à des pages d’une noirceur extrême sur les ramasseurs de cadavres des suicidés, ressemblant eux-mêmes à des morts vivants, et la visite à la morgue nous fait pénétrer dans un monde au-delà du réel. Passages glaçants, d’un réalisme qui touche au fantastique et qui culmine lors de la promenade sur l’île Marguerite, où Joszias et Szofias découvrent le Danube gelé, hérissé de blocs de glace, les arbres couverts de givre, au milieu d’une blancheur qui convoque les âmes des suicidés. Magnifiques pages! La promenade sur le Danube en débâcle au milieu des spectres est impressionnante mais fait ressortir d'autant plus le ton de farce qui suit cette épisode. Curieux contraste qui met le lecteur sens dessus dessous ! On est sans cesse pris entre le comique, la satire ironique, voire cruelle et désabusée de la société, et la tragédie.


Multiplication des registres, richesse des descriptions, richesse des thèmes, ce livre est donc extrêmement dense et touffu. J’ai parfois éprouvé de l’impatience à la lecture, et j'ai eu du mal à y entrer au début, mais j’ai toujours été retenue par ce talent littéraire très particulier qui parvient à créer une atmosphère, qui nous transporte dans une société dont on sent qu’elle est très loin de nous, désuète, entièrement disparue et pour cela précieuse. Une vision qui est à la fois très critique et poétique et qui passe de la nostalgie à l’amertume et à la tragédie. On y sent la griffe d’un grand écrivain !





Gyula Krudy

Nationalité : Hongrie
Né(e) à : Nyiregyhaza , le 21/10/1878
Mort(e) à : Budapest , le 12/05/1933
Biographie :
Né d'un père avocat issu de la petite noblesse, dont il tient le nom et le prénom, et d'une mère issue du monde rural, Julianna Csákányi, Gyula Krúdy est le premier-né parmi les 7 enfants que compte sa famille. Il étudie au lycée de Szatmárnémeti (auj. Satu Mare) (1887-1888), puis à Podolin (auj. Podolínec) (1888-1891), puis de nouveau à Nyíregyháza (1891-1895), où il passe son baccalauréat en juin 1895. Il devient ensuite journaliste, travaillant d'abord à Debrecen, puis à Nagyvárad (auj. Oradea). Krúdy publie sa première nouvelle à l’âge de quinze ans. En 1896, quand il s'installe à Budapest, il a déjà une centaine de publications à son actif. Il connaît rapidement le succès et devient très populaire grâce à "Sindbad". Il gagne l’estime des milieux littéraires qui le saluent pour ses innovations littéraires. Il écrit dans la plupart des grands journaux et des revues de son époque comme le célèbre Nyugat (Occident) dont il est l’un des principaux rédacteurs dans les années 1920. En 1899, il se marie avec une institutrice nommée Bella Spiegler (de son nom d'écrivain Satanella). Plus tard, il la quitte pour Zsuzsa Rózsa. Son apparence seule a suscité une foison de légendes : « Prince de la Nuit », joueur, coureur de jupons invétéré… Amateur de vin et fin gourmet, il aimait passer son temps dans les restaurants et les cafés, mais aussi dans les tavernes des quartiers populaires. Il a néanmoins écrit près de 90 romans, plus de 2500 nouvelles et plusieurs milliers d’articles de journaux. La situation politique trouble après la Première guerre mondiale et les conséquences du Traité de Trianon (1920) ont causé de graves problèmes existentiels à beaucoup de Hongrois. Krúdy a passé les dernières années de sa vie dans une pauvreté extrême, aggravée par des problèmes de santé, parce qu’il ne pouvait plus travailler suffisamment. Le prix Baumgarten (1930) et le prix Rothermere (1932), reçu grâce à Kosztolányi, alors Président du Pen club hongrois, l’ont un peu aidé, mais il était déjà trop endetté. Il s'est éteint seul dans sa maison du Vieux-Buda où l’électricité avait été coupée. Il avait 55 ans. Les journaux ont publié la nouvelle de sa mort sur leurs unes. À son enterrement où l'orchestre tzigane de sa ville natale a joué sa chanson préférée, une foule s’est rendue composée d’écrivains, d’éditeurs, de jockeys, d’anciennes maîtresses, de garçons de café, de filles de rue… La Hongrie officielle n’a pas souhaité de s'y faire représenter. (voir bio babelio)

mardi 9 août 2011

Sofia Tolstoï : A qui la faute? et Léon Tolstoï La sonate à Kreutzer


Sofia Tolstoï : A qui la faute? ou une brillante réponse à La Sonate à Kreutzer

Les éditions des Syrtes ont réuni dans une même publication la très célèbre nouvelle de Léon Tostoï : La sonate à Kreutzer et celle de Sofia Tolstoï : A qui la faute? qui est une réponse directe à son illustre mari.
L'oeuvre de Sofia n'a jamais été publiée en France et a dû attendre ces dernières années pour l'être en Russie. Pourtant, elle ne manque pas de piquant et répond point par point et d'une manière intelligente aux réflexions philosophiques et religieuses du grand écrivain et à sa vision misogyne de la Femme. De plus, elle éclaire d'un jour nouveau La Sonate à Kreutzer qui est une des oeuvres les plus surprenantes et les plus controversées de Léon Tolstoï puisque ce dernier a dû répondre, dans une postface publiée dans cette édition, à ses lecteurs qui lui demandaient des éclaircissements.
Si l'on ajoute à ces deux ouvrages un autre roman de Sofia Tolstoï : Romances sans paroles  et la réponse de Léon Tolstoï fils à La Sonate à Kreutzer sous le titre Le prélude de Chopin, l'on verra que les éditions des Syrtes nous offre une véritable saga de la famille Tolstoï.
Dans La sonate à Kreutzer,  au cours d'un long voyage en train, des voyageurs entament une discussion sur le mariage. La réussite d'un mariage repose-t-elle sur la crainte exercée par le mari sur sa femme, ou au contraire, sur un amour véritable et réciproque entre les deux époux? Un homme prend alors la parole pour nier l'amour que l'on confond, dit-il, avec la sensualité. Il n'y a pas d'amour spirituel, il n'y a  que l'amour charnel, "répugnant", "repoussant et malpropre" et celui-ci ne peut durer qu'un temps. De plus, il donne un pouvoir exorbitant à la femme qui devient pour l'homme "un objet dangereux". Ainsi le  mariage n'est que duperie.  Lui-même  a épousé une jeune femme dont il pensait être amoureux. Mais après le mariage et  la satisfaction de l'acte sexuel, la honte ressentie par "ces excès bestiaux" a fait naître la haine entre les deux époux. Cet homme, Pozdnychev, resté seul avec le narrateur, lui explique alors son histoire et pourquoi il a tué sa femme éprise d'un musicien...
Ce que Tosltoï veut démontrer dans ce récit, c'est que l'acte sexuel est néfaste aussi bien dans le célibat que dans le mariage, qu'en aucun cas c'est un acte naturel et indispensable pour la santé. Le bien ne viendra que de la pureté et de la continence. A ceux qui lui répondent que la race humaine disparaîtrait si l'homme respectait ce précepte, Tolstoï répond que toutes les doctrines religieuses  et scientifiques annoncent la fin du monde et que celle-ci est par conséquent inéluctable. Il ajoute dans sa postface que la chasteté est un idéal voulu par le Christ, vers lequel il faut tendre, mais qui est-  comme tout idéal-  hors d'atteinte.
"La passion sexuelle est un mal terrible qu'il faut combattre et pas encourager comme nous le faisons."
La réponse de Sofia Tolstoï est un récit A qui la faute? qui met en scène une jeune fille intelligente, cultivée et sensible, un peu exaltée, Anna, qui a du mariage une conception idéaliste et pure. Mariée avec un vieil ami de la famille, le Prince Prozorski, un célibataire endurci et débauché, dont elle est amoureuse et qu'elle idéalise, elle va vite déchanter. Le Prince ne s'intéresse à elle que pour l'acte sexuel. Il admire sa beauté et la considère comme un objet de plaisir mais refuse tout partage intellectuel ou spirituel. Il méprise son travail de peintre dans lequel elle met toute son âme. Ses lectures, ses pensées lui sont totalement inconnues. Il se soucie peu de ses sentiments, ne manifeste aucune tendresse envers elle et même envers ses enfants qui lui sont indifférents en dehors du fait qu'ils perpétuent son nom. La rencontre avec son voisin, peintre lui aussi, avec qui elle peut avoir un échange intellectuel et tendre, lui prouve que tous les hommes ne sont pas comme son mari. Cependant, elle met tout son honneur à rester fidèle à son mariage. Le prince, fou de jalousie, ne veut pas croire à son innocence et la tue.
L'habileté de Sofia Tolstoï est de répondre à son mari en créant un récit semblable à celui de La Sonate à Kreutzer  mais raconté du point de vue de la femme.
La thèse qui répond à celle de Léon Tolstoï est la suivante: si les hommes considéraient leur femme comme un être humain et non comme un objet sexuel et acceptaient d'avoir d'autres échanges avec elle, le mariage ne serait pas un échec. A qui la faute, donc?
"Cette façon tendre et désintéressée de se comporter avec une femme était la seule qui pût apporter le bonheur absolu dans sa vie"
Chacune des particularités du récit de La Sonate à Kreutzer est reprise mais transposée : à la rencontre avec le musicien correspond celle du peintre qui dans les deux cas permet une entente intellectuelle et spirituelle. A l'indifférence du mari envers les maladies des enfants, Sofia oppose l'inquiétude de la mère, les nuits sans sommeil, la peur de la mort. A l'obligation de l'allaitement exigé par le mari de La Sonate à Kreutzer (et donc par Tolstoï lui-même) répond le regard que jette Anna dans sa glace qui lui renvoie un image d'elle négligée avec un vieux corsage trop large, des cheveux en désordre. A l'obligation de la procréation comme justification des rapports sexuels correspond la libération d'Anna quand une femme médecin lui donne des conseils pour ne plus avoir d'enfant. Quand on pense que Sofia a eu treize enfants de son mari (dont cinq ont disparu en bas âge) et que Léon Tolstoï est mort loin d'elle en refusant de la revoir, on comprend qu'elle sait de quoi elle parle!
L'analyse des sentiments féminins est bien menée et subtile et si Sofia n'est pas un écrivain à la mesure de Léon Tolstoï, son récit ne manque pas de finesse dans l'étude psychologique complexe qui refuse tout manichéisme et dans la construction du récit.

capture-d_ecran-2010-05-27-a-10-14-261.1281609365.pngMerci à Dialogues croisés et aux éditions des Syrtes pour l'envoi de ce livre qui paraîtra le 19 août 2010
Article de mon ancien blog