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lundi 18 mars 2024

Yan Lespoux : Pour mourir, le monde


Dans Pour Mourir, le monde, Yan Lespoux, historien, universitaire spécialiste de la civilisation occitane, s’appuie sur un fait historique, le plus grand naufrage de l’histoire de la marine portugaise en janvier 1627 sur les côtes françaises de Saint-Jean-de-Luz et d'Arcachon jusqu’au Médoc à la suite de tempêtes violentes. 
 
 
Francisco Manuel de Melo ,, écrivain portugais et marin

 
 
Yan lespoux s'inspire des mémoires du capitaine-mor dom Manuel de Meneses, qui publia un mémoire, de dom Francisco Manuel de Melo, écrivain et marin, qui raconta son histoire trente ans après, et du livre de Jean-Yves Blot et Patrick Lizé qui ont réuni de nombreux documents retrouvés dans les archives espagnoles, portugaises et françaises.
Voilà quel est le bilan de ces naufrages d'après ces études  : «  7 navires coulés, deux énormes caraques des Indes de 1800 tonneaux, chargées de pierres précieuses et d'épices, escortées par cinq galions de guerre portant la fine fleur de l'aristocratie portugaise, 2000 morts, 300 rescapés. Tout cela donna lieu à un imbroglio diplomatique entre la France et le Portugal, qui impliqua le duc d'Epernon, Richelieu, Louis XIII, l'Eglise et les grandes familles du Médoc. Car si les " bourgeois " de Saint-Jean-de-Luz recueillirent des naufragés, plus au nord, sur les côtes des Landes et du Médoc, les Français pillèrent les épaves et massacrèrent les survivants. »
 
 
 
 Une caraque

 
 De Gao :  Le roman débute avec le naufrage, sur la côte du Médoc, à Lacanau, de la caraque Sao Bartolomeu, avec à sa tête, le capitaine-mor Vincente de Brito, navire revenant des Indes.  ll y avait à bord cinq cents voyageurs et un chargement d’une valeur inestimable, épices, pierres précieuses, étoffes. Il n’y eut que douze survivants. Fernando Teixeira, jeune portugais, personnage fictif du roman est l’un des leurs. Pauvre, orphelin, il a été recruté de force dans l’armée portugaise et amené aux Indes où il eut une vie aventureuse qui finit par le conduire dans les geôles de la Sainte Inquisition à Goa. Gracié, il embarque pour un retour au Portugal sur le Saint Bartolomeu et projette de voler les diamants transportés à bord, avec l’intention de sortir de sa condition car « naître petit et mourir grand est l’accomplissement d’un homme » dit le poème d’Antonio Vieira, mis en exergue du roman :  « Pour naître le Portugal; pour mourir le Monde. »

Dans le Médoc :  Fernando va rencontrer Marie. Cette dernière, une fille qui sait se défendre, a blessé un fils de famille qui l’agressait et doit se cacher des autorités dans les landes sauvages du Médoc, chez son oncle Louis, un homme brutal, pilleur d’épaves. Celui-ci qui règne par la terreur sur un peuple de travailleurs primitifs et misérables. Ces hommes vont non seulement piller les richesses de la nef mais aussi achever les rares rescapés.


Piet Heyn, le commandant de la flotte hollandaise occupe Bahia

De Salvador de Bahia :  Au Brésil, vit Diogo, dont les parents ont été brûlés vifs pendant le siège mené par la marine Hollandaise pour enlever la ville aux Portugais. Ces derniers, avec à sa tête Dom Manuel de Meneses secondé par les espagnols, vont reprendre Bahia. A cette époque le Portugal, au grand dam des nobles portugais, était alors réuni à la couronne d’Espagne. Au cours de cette guerre Diogo et son ami, un indien Tupinamba, Ignacio, deviennent les aides de camp de Dom Manuel Meneses et partiront avec lui vers le Portugal. Plus tard, sommés par le roi d’escorter les caraques venues de l’Inde, leur galion le Santo Antonio et Sao Diogo fera naufrage devant Saint Jean de Luz.

C’est ainsi que Yan Lespoux mène ses trois personnages principaux à travers les océans et de points de l’horizon diamétralement opposés jusqu’aux côtes françaises où ils se rencontreront, une navigation houleuse et tumultueuse qui se double d’une traversée de l’enfance à l’âge adulte, tout au long de ce roman initiatique.

Le roman de Yan Lespoux est très enlevé et bien écrit ! Les descriptions sont à la hauteur des éléments déchaînés, des pays exotiques. De plus, l’écrivain se révèle un bon conteur et nous plonge dans un récit mouvementé et aventureux, agréable à lire par un effet proportionnellement contradictoire aux émotions rencontrées, plus j’ai peur, mieux c’est !  Oui, je sais ! Je dois avoir gardé mon âme d’enfant parce qu’après les romans qui parlent du froid, de la neige et de la survie dans le Grand Nord, juste après, j’adore toujours les récits de mers démontées et de bateaux en détresse, voire d’îles désertes.

 Découvrir la vie au bord d’une caraque ou d’un galion, braver les tempêtes, souffrir du scorbut, faire naufrage deux fois, échapper à l’inquisition, commercer avec les Indes, découvrir la misère et la sauvagerie des résiniers, des costejaires et des bergers des Landes dans notre France du XVII siècle, mesurer la misère des peuples, qu’ils soient colonisés, esclaves ou nés, comme Fernando, « au mauvais endroit », du mauvais côté de la barrière sociale, tout est passionnant !
 Le sérieux de la documentation nous permet de découvrir des faits historiques que je ne connaissais pas , ce naufrage, la reconquête de Bahia, la colonisation des Indes et la présence de l'Inquisition jusque là-bas,  et ceci, comme si on le vivait en même temps que les personnages. 

 

Dom Manuel de Meneses capitaine-mor du Sao Juilao et du Bartolemeu

De plus, le texte ne manque pas d’humour. J’ai aimé le personnage du noble portugais, le Fidalgo, Dom Manuel de Meneses, dont l’écrivain fait un portrait réjouissant par exemple lorsqu'il refuse d’échapper à la flotte anglaise plus nombreuse et mieux armée que lui à la faveur de la nuit. Il fait attacher un fanal à la poupe de son navire pour ne pas avoir l’air de fuir … d’où un premier naufrage quand il se fait canarder le lendemain matin  ! Ou encore en 1627 quand il discute de figures de style dans un texte de Lope de Vega avec Dom Manuel de Melo alors que son navire est en train de sombrer, malmené par les vagues de l’océan déchaîné. On rit de son sens de l’honneur qui n’a d’égal que sa stupidité mais qui finit par forcer l’admiration, porté à un degré tel que la démesure l’empêche d’être ridicule !  De plus sous ses airs de grand seigneur impassible, l’écrivain nous fait toucher l’homme, celui qui éprouve de la peur et trahit parfois ses faiblesses, un être humain, pas des meilleurs, mais humain, en quelque sorte ! Une personnalité historique que Yan Lespoux traite comme l'un de ses personnages et à qui il donne une complexité.
 

Donc un bon roman ! N'hésitez pas à embarquer ! A lire pour le plaisir de l’aventure et de la rencontre avec l’Histoire !  

Et puis, quand vous l'aurez lu, venez nous voir Fanja et moi,  pour nous dire ce que vous avez pensé de la fin ouverte du roman, l'écrivain ne précisant pas vraiment ce que ses personnages sont devenus !

Enfin, j'ajoute que j'aime ce livre parus aux éditions Agullo. Je trouve que c'est un bel objet  (conception de la couverture par Cyril Favory) avec la carte jaquette d'après Jan Huygen van Linschoten et les images de la première et quatrième de couverture d'Alfredo Roque Gameiro.

Fanja ICI 

Keisha ICI

Première de couverture

Quatrième de couverture
 


Chez Fanja

                    

mardi 12 mars 2024

Jules Verne : Les forceurs de blocus

 


 

Les forceurs de blocus est une longue nouvelle de Jules Verne parue en 1871. La guerre de Sécession ou guerre civile américaine (1861 à 1865) eut de graves répercussions en Ecosse sur l’économie du textile. Pendant La famine du coton, six-cent vingt cinq mille métiers s’arrêtèrent, des milliers d’ouvriers sans travail furent réduits à la misère, les patrons subissant des revers de fortune importants. En effet, les Etats du Sud pourvoyeur du coton cultivé par les esclaves noirs subissaient un blocus de la part des fédérés et ne pouvait ni exporter leur coton, ni recevoir de l’aide extérieure.
Le jeune capitaine James Playfer dont l’oncle,Vincent Playfer, est un riche négociant de Glascow, décide de partir en mer avec un navire à vapeur d’une rapidité exceptionnelle, The Delphin, pour forcer le blocus de Charleston. Il partira chargé d’armes et, après avoir forcé le blocus il les échangera avec du coton.

Il embarque à son bord, en plus de l’équipage, un nommé Crockston, un homme qui se dit excellent marin et son jeune neveu. Or, dès le début du voyage, Crockston se révèle complètement ignorant des choses de la marine et James Playfer comprend tout de suite que le jeune neveu est, en fait, une fille. Je pense que l’on peut le révéler tout de suite car l’intérêt du récit n’est pas là et il ne s’agit en aucune mesure d’une surprise ! En effet, si le lecteur, se doute tout de suite du travestissement, le capitaine n’est pas dupe non plus et traite avec beaucoup d’égard sa jeune et jolie passagère, Jenny Halliburtt.  
Celle-ci a embarqué avec son domestique pour rejoindre son père, journaliste des Etats du Nord, anti-esclavagiste convaincu, retenu prisonnier dans le Fort de Charleston pas les confédérés.
Et c’est là que réside l’intérêt de ce récit :  Le capitaine est avant tout un commerçant et il voit les fédérés et leur cause, l’abolition de l’esclavage, d’un mauvais oeil. Tout ce qui est néfaste au commerce attire son courroux. Face à ce matérialisme, la jeune fille, idéaliste, va plaider pour les Etats du Nord, montrer que la question de  l’esclavage prime dans cette lutte entre le Sud et le Nord,  et mettre en valeur la noblesse de la cause défendue par son père. Le jeune homme, d’abord commerçant dans l’âme, se laisse peu à peu gagner par les idéaux de la jeune fille. Les idéaux? ou les beaux yeux ? Un peu des deux mais les beaux yeux surtout ! 

Les forceurs de blocus est donc un récit d’aventure mais aussi d’amour et ne manque pas d’humour comme on le voit dans la chute de la nouvelle ! Comment les héros forceront-ils le blocus ? Echapperont-ils aux dangers de l’aventure ? Parviendront-ils à libérer le père de Jenny ? C’est ce que je vous laisse découvrir !
Un petite oeuvre peu connue de Jules Verne mais très agréable à lire et qui présente une vue originale de la guerre de Sécession vue du côté européen et des idées de Jules Verne opposé à l'esclavage.

LC  avec Violette ICI

 LC avec Fanja ICI


Chez Fanja
 


 

Chez Nathalie

jeudi 7 mars 2024

David Grann : La note américaine

 

J’ai découvert David Grann avec Les Naufragés du Wager (ICI) que j’ai vraiment beaucoup aimé. Il me restait donc à lire La note américaine dont les échos sont élogieux dans les blogs.

Nous sommes en 1921 chez les Osages. Cette tribu indienne a été chassée de ses terres du Kansas pour y installer les colons blancs au XIX siècle, dans les années 1870, et a été reléguée sur les territoires les plus rocailleux, les plus déshérités de l’Oklahoma. Mais le découverte de gisements de pétroles va changer la donne et faire des Osages l’un  des peuples les plus riches du monde. Scandaleux ! Non seulement ils sont millionnaires mais, en plus, ils se font servir par des domestiques… blancs ! Le monde renversé ! Tout va être mis en place pour les dépouiller de leur fortune, les spolier de leurs biens, par tous les moyens légaux ou non, y compris le meurtre, et ceci avec la complicité des pouvoirs politiques, financiers et juridiques des Etat-Unis.

Le livre se divise en trois parties :

Première Chronique : La femme marquée

 

Mollie Buckhart et son interprète dans le film de Scorcese
 

C’est à travers le personnage de Mollie Burkhart, une indienne osage, que l’écrivain va présenter cette période qui  commence en 1921, période que l’on a appelée le règne de la terreur et dont la durée officielle est de quatre ans. Mais l'enquête révèle que les meurtres ont commencé certainement plus tôt et ont continué au-delà. Cette première partie nous éclaire aussi sur la vie des indiens osages par le passé et maintenant qu’ils sont devenus riches, la perte de leurs traditions, de leurs croyances. Leurs enfants leur sont enlevés pour être éduqués dans des internats religieux. Le gouvernement les déclare inaptes (ce sont des indiens donc incapables! ) à gérer leur fortune et les met sous tutelle. Les curateurs, des blancs, leur refusent toute dépense, chipotent sur leurs besoins et les dépouillent peu à peu de leurs biens.

« …par exemple le cas d’une veuve dont le curateur avait disparu en emportant presque tous ses biens, avant de l’informer qu’elle n’avait plus un sou, et l’avait laissée élever ses deux enfants en bas âge dans la misère. Quand l’un des enfants tomba malade, le curateur refusa de lui octroyer le moindre centime. Dépourvu d’une nourriture suffisante et de soins médicaux, l’enfant décéda. »

Mollie, mariée à un blanc Ernest Buchart, a vu disparaître sa soeur Minnie et sa mère Lizzie, toutes deux empoisonnées, sa soeur Anna tuée d’un balle est retrouvée dans un ravin. Plus tard c’est sa soeur Rita et son mari qui disparaissent dans un attentat contre leur maison. D’autres meurtres font régner la terreur dans tout le comté osage. La police et la justice bâclent les enquêtes, peu soucieuses de trouver les coupables dont on pressent qu’ils bénéficient de protections occultes. Devant la mauvaise volonté des autorités, les familles touchées par ces meurtres engagent des détectives privés qui engrangent de nombreux renseignements, ouvrent de nombreuses pistes mais en vain. W W. Vaughan, un avocat honnête, semble avoir élucidé les crimes, mais au moment où il va révéler la vérité, il meurt assassiné. Mollie, désespérée, se barricade dans sa maison mais on apprend qu’elle est en train de mourir, elle aussi empoisonnée.


Deuxième chronique : L’homme d’indices



Dès 1908 Roosevelt avait créé le Bureau of investigation (Le BOI)  qui deviendra le FBI. En 1925, le nouveau patron du BOI, J. Edgar Hoover va le diriger de manière dictatoriale et le moderniser. Il demande à l’ancien ranger, Tom White, de prendre l’affaire en main et lui envoie des agents infiltrés. Le groupe parvient à établir la culpabilité de certains, en particulier d’un personnage haut placé. Cette seconde partie nous révèle les dessous de l’enquête et décrit le procès difficile et tumultueux. Mollie qui a survécu y assiste.

« Mais White savait que le système judiciaire américain, au même titre que ses services de police, était gangréné par la corruption. Il y avait beaucoup de juges et d’avocats véreux. Les témoins étaient menacés et le jury acheté. »


Troisième chronique : Le journaliste


Ernest Buckhart et son Interprète Di caprio

Au-delà de l’enquête, le journaliste, David Grann donc, continue ses recherches. Il rencontre les petits-enfants des Osages qui ont connu le règne de la terreur. Ces descendants gardent en mémoire cette horrible période et les meurtres de leurs grands-parents qui n’ont pas obtenu justice. Les coupables ont bénéficié de remises peine, d’amnistie, ou n’ont tout simplement pas été poursuivis. Le journaliste  découvre qu’il y a de nombreux meurtres restés impunis ou qui n’ont été ni reconnus comme tels, ni fait l’objet d’une enquête.

Les Osages vivent dans le souvenir et l’amertume : «  Cette terre est gorgée de sang » commenta Mary Jo  (Marie Jo Webb petite-fille de Paul Pearce assassiné pendant la terreur ). Elle se tut un instant et nous entendîmes les feuilles des chênes bruisser dans le vent. Puis elle me rappela ce que Dieu avait dit à Caïn après le meurtre d’Abel : « La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi. ».

Le livre de David Grann se révèle une enquête complexe qui tient en haleine, éclairant les manquements de la justice face à la disparition violente de nombreux membres de la tribu, révélant les zones d’ombre, les complicités, les mensonges et les non-dits. Les personnages prennent vie et nous assistons, révoltés et désemparés, à leurs souffrances. Grâce au dépouillement d'archives, de mémoires, et de la presse de l’époque et à la rencontre des descendants des Osages disparus, David Grann mène une investigation passionnante que l'on ressent aussi comme un cri d'indignation et un appel à la justice.

jeudi 22 février 2024

Elsa Osorio : Double fond


 

Double fond, le roman de Elsa Osorio, écrivaine argentine, se déroule dans deux espaces temporels différents qui finiront par se rejoindre dans le dénouement.

2024 ; Le corps d’une femme, le docteur Marie Le Boullec, est retrouvé, échoué sur une plage de La Turballe, près de Saint Nazaire. Le commissaire Fouquet enquête et met sur l’affaire (officieusement)  une jeune  journaliste Française, Muriel Le Bris qu’il juge brillante, en lui faisant part de ses soupçons. La morte aurait été anesthésiée puis jetée dans l’océan d’une très haute altitude, avion ou hélicoptère. Ce procédé rappelle à la mémoire les vols de la mort pratiqués par la dictature argentine dans les années 1976-1983 pour se débarrasser des opposants sans laisser de trace. Cette technique employée pendant la guerre d’Algérie, fut enseignée aux argentins par des militaires français (L’OAS). Muriel aidée par Marcel, son petit ami, et par une vieille dame, Geneviève, amie de Marie le Boullec, découvre des mails entre un jeune argentin Mathias et celle qui semble être Marie Le Boullec  mais se présente sous le nom de Soledad Durant. Elle apparaît aussi sous un autre nom Maria Landaburu ? Un double fond ?

Qui est réellement Marie Le Boullec, médecin urgentiste, épouse d’Yves Le Boullec,  unanimement aimée et saluée par ses patients ? Pourquoi a-t- elle promis à Mathias de lui raconter la vie de sa mère, disparue, que le jeune homme n’a pas revue depuis des années ? Marie Le Boullec a-t-elle réellement été assassinée ou s’est-elle suicidée après la mort de son mari Yves Le Boullec ?

Emilio Eduardo Massera


1978 : Nous sommes en pleine dictature militaire depuis le coup d’état de 1976 dirigé par le général Jorge Rafael Videla, avec l'amiral Emilio Eduardo Massera appelé le commandant Zéro et le brigadier Orlando Ramón Agosti. Les opposants au régime,  entre autres les membres du FAR (force armée révolutionnaire) et les Monteneros, (organisation de lutte armée de tendance péroniste de gauche) sont enlevés, séquestrés à L’ESMA (école mécanique de la marine) qui devient un lieu sinistrement célèbre, tortures, viols, vols de bébés, assassinats…  Les victimes disparaissent, enterrés dans des fosses communes ou jetés à la mer lors des vols de la mort et les familles restent dans l’ignorance de ce qui leur est arrivé. Il y eut près de 30 000  desaparecidos ou disparus. Bien vite, les crimes ne concernent plus seulement les opposants mais ceux qui ont des biens, riches propriétés, entreprises, qui attirent la convoitise d’un régime organisé en mafia et qui s’enrichit de la confiscation des biens. Marcel, historien, oriente d’ailleurs  sa thèse sur la répression mafieuse en Argentine au temps de la dictature.

Ils avaient volé tous leurs biens aux disparus, ils s’étaient appropriés, par la torture, des terrains et des entreprises appartenant à des personnes qui n’avaient aucun lien avec le militantisme, le syndicalisme, ni les groupes armés révolutionnaires, et ces personnes sont  encore aujourd’hui disparus. Ils faisaient des affaires juteuses en Argentine et à l’étranger, avec le concours de la loge P2.

 

83 avenue Henri Martin


Juana, guerillera, officier montanera, a été emprisonnée à L’ESMA avec son fils Mathias âgé de trois ans. Affreusement torturée, elle a obtenu de son tortionnaire Raul Raidas dit le Poulpe que son enfant soit libéré et envoyé chez son père. Devenue la maîtresse de Raul, elle se dit « repentie » car c’est le seul moyen pour elle de survivre et d’épargner la vie de son fils qui est toujours menacée. Mais elle espère pouvoir un jour témoigner des crimes du régime. Toujours sous surveillance, privée de liberté malgré les apparences, elle est envoyée à Paris en 1978 pour infiltrer les comités du COBA, organisme qui prend position, à l’époque, en France, contre la dictature et le fait que Le Mondial du football ait lieu en Argentine.

83 avenue Henri Martin. Elle monte l’escalier qui conduit au bureau du Centre pilote de Paris , et de nouveau cette sensation : un cloaque puant dans des pièces élégantes et claires. La Folie est encore pire qu’à l’ESMA. C’est une annexe de l’ESMA, mais à Paris, à l’angle d’une avenue arborée, au premier étage d’un superbe immeuble.

 C’est en France qu’elle rencontre Yves Le Boullec et qu’elle en tombe amoureuse. Un amour réciproque mais qui met sa vie en danger car son amant Raul est d’une jalousie féroce. Obligée à paraître véritablement « repentie » aux yeux de la junte  sous peine de mort, elle est de plus considérée comme traître et menacée par les siens.  

Parallèlement à ces deux récits temporels un texte en italique semble être le récit promis par Soledad à Mathias sur sa mère, Juana, et joue le rôle de trait d’union entre les deux récits. Il nous en apprend plus sur l’horreur des crimes de masse en argentine avec la complicité silencieuse ou non du gouvernement français..

L’année dernière j’ai rencontré Poniatowski, le ministre de Giscard, quand il est venu en Argentine, et il était totalement d’accord avec nous sur la nécessité d’éradiquer le terrorisme. Et tu veux que je lui parle de victimes ?

 

L'amiral Massera et Alfredo Artiz lors de leur procès

 

Que dire de ce roman ? C’est qu’il m’a appris beaucoup sur la dictature en Argentine ! Et je dois ajouter que j’ai dû faire une incursion dans le net pour me documenter sur tous les personnages historiques du roman tant mon ignorance est profonde. Par exemple, je pensais qu'Elena Homlberg était un personnage fictionnel mais j’ai découvert que, attachée de presse à l’ambassade d’Argentine à Paris et pourtant proche de la dictature, elle avait été assassinée par ordre de l’amiral Massera. On rencontre ainsi à Paris Alfredo Astiz surnommé l’ange blond de la mort, tortionnaire de l’ESMA, responsable de la disparition de deux religieuses françaises.  Il est question aussi des mères de la place de Mai qui se réunissent avec la photo de leurs enfants disparus. Je me suis perdue dans les noms des responsables militaires parfois désignés par leur nom, parfois par leur surnom comme le capitaine de corvette Acosta, criminel de guerre, appelé Le Tigre. j'ai cherché aussi ce qu'était la loge P2, loge maçonnique secrète où se retrouvent mafia, criminels argentins, et bien d'autres d'où est issu Berlusconi.

Ma lecture n’a donc pas été aisée tout au moins au début et j’ai eu du mal à entrer dans l’histoire. D’autre part la trame narrative est complexe et parfois un peu trop enchevêtrée. J’ai trouvé aussi qu’il y avait des longueurs dans la partie enquête, les personnages fictionnels refusant de dire à Matthias la vérité sur le meurtre de Marie Le Boullec, et lui écrivant comme si elle était toujours vivante. On se demande bien pourquoi si ce n’est pour prolonger artificiellement l’enquête. Bref! Je n’ai pas tout aimé dans ce livre. Mais j’ai apprécié l'aspect historique et l'immersion pas obligatoirement agréable, on s'en doute,  mais nécessaire dans cette cette période tragique de l’histoire de ce pays et d'en savoir plus sur la complicité de la France, de l’église catholique et des Etats-Unis. Du coup, je suis allée me documenter sur les procès menés contre les responsables de ces crimes contre l’humanité. Il faut savoir que ceux-ci, en 1983, à la fin de la dictature, ont été protégés par des lois d’amnistie et ceux qui ont été condamnés lors procès de la junte en1985 ont été grâciés par le président Carlos Menem. Il a fallu attendre 2003 pour mettre fin à l’impunité. Une soixantaine de condamnations furent prononcées entre 2005 et 2009. En 2006 et 2010 deux témoins à charge payèrent de leur vie. De grands procès auront lieu en 2009, 2012, 2016, 2017. Au cours de mes recherches j’ai trouvé un procès en 2022 mettant en cause dix officiers pour les atrocités commises dans la caserne militaire de Campo de Mayo contre 350 personnes, dont des femmes enceintes et des ouvriers de l’industrie automobile. Une Histoire qui n'a jamais fini de s'écrire !

Et voilà ce que je lis dans wikipédia


Le procès de Luis Maria Mendia et les « vols de la mort »
En janvier 2007, lors de son procès, en Argentine, pour crimes contre l’humanité, l’amiral Luis Maria Mendia, idéologue des « vols de la mort », demanda la présence de Valéry Giscard d’Estaing, de l’ancien Premier ministre Pierre Messmer, de l’ex-ambassadrice à Buenos Aires Françoise de la Gosse et de tous les officiels en place à l’ambassade de France à Buenos Aires entre 1976 et 1983, pour qu'ils comparaissent devant la cour en tant que témoins.
Tout comme Alfredo Astiz, l’« ange de la mort », avant lui, Luis Maria Mendia a, en effet, fait appel au documentaire de la journaliste Marie-Monique Robin, Les escadrons de la mort – l’école française, qui montrait comment la France — et notamment des anciens de la guerre d’Algérie —, par un accord secret militaire en vigueur de 1959 à 1981, avait entraîné les militaires argentins. Ils demandèrent par ailleurs la présence d'Isabel Peron (arrêtée en Espagne début 2007), Italo Luder, Carlos Ruckauf et Antonio Cafiero.
Luis Maria Mendia accusa un ancien agent français, membre de l'OAS, d'avoir participé à l'enlèvement des nonnes Léonie Duquet et Alice Domon. Celui-ci, réfugié en Thaïlande, nia les faits, tout en admettant avoir fui en Argentine après les accords d'Évian de mars 1962.
Par ailleurs, début janvier 2010, l'ex-pilote militaire Julio Alberto Poch, détenu en Espagne, accepta d'être extradé pour répondre des accusations l'impliquant dans les « vols de la mort », dans lesquels il nie avoir eu la moindre participation.


https://www.france24.com/fr/20121127-argentine-proces-histoire-vol-mort-dictature-militaire-esma-armee-astiz-acosta-cavallo-miguel
https://www.rfi.fr/fr/ameriques/20171130-proces-esma-argentine-vols-mort-astiz-acosta-verdict-perpetuite

 https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_sale

 https://www.lemonde.fr/international/article/2022/07/07/argentine-dix-officiers-condamnes-a-la-perpetuite-pour-des-crimes-commis-sous-la-dictature_6133675_3210.html


 


lundi 12 février 2024

Almudena Grandes : Les Secrets de Ciempozuelos


Je ne connaissais pas Almudena Grandes avant de voir sur Netflix ( et oui, on peut y trouver des pépites) Les patients du docteur Garcia du même auteur. C’est pourquoi j’ai été heureuse de dénicher à la médiathèque d’Avignon Les Secrets de Ciempozuelos d'Almudena Grandes qui  est un de mes coups de coeur ce mois-ci.


Hildegard et Aurora Carballeira

German Vélasquez a fui l’Espagne en 1939 après la victoire de Franco et s’est installé en Suisse. Son père, psychiatre réputé, condamné à mort par les nationalistes, s'est suicidé en prison. Or en 1954, Jose Luis Roblès, directeur de l’asile pour femmes de Ciempozuelos propose à German, devenu psychiatre lui aussi, de venir travailler dans son établissement afin de mettre au point le protocole d’un nouveau médicament susceptible de venir en aide aux malades mentaux jusqu’alors incurables. Si German peut revenir en Espagne en toute sécurité, c’est que le pays manque de psychiatres. En arrivant à l’asile, German découvre qu’elle abrite une patiente Aurora Rodrigue Carballeira, qu’il avait aperçue, lorsqu’il était enfant, dans le cabinet de son père, et qui défrayait alors la chronique, personnage devenue tristement célèbre en 1933 pour avoir tué sa fille Hildegard, jeune prodige. Il y fait également la connaissance d'une aide-soignante, María Castejón, à qui doña Aurora a appris à lire et à écrire. La jeune fille intelligente et sensible, dont le grand-père est jardinier à l’asile de Ciempozuelos, a vécu dans ce lieu depuis son enfance et est attachée à Aurora qui lui a ouvert les portes du savoir. German, fasciné par cette patiente, paranoïaque, espère en apprendre plus sur elle en interrogeant Maria. 

Bien vite, les jeunes gens sont attirés l’un vers l’autre mais outre la différence sociale - médecin/aide-soignante-, dans un pays où tout est hiérarchisé, un avenir est-il possible pour deux êtres que leur passé fragilise au coeur d’une terrible dictature ?

On peut se demander ce qui pousse German à accepter cette invitation, à se jeter dans la gueule du loup ? Ses collègues espagnols qui vivent la dictature comme une oppression et étouffent dans ce pays sans horizon, sans espoir n'osent lui poser la question.  Mais on le comprend peu à peu. La réponse est à la fois simple et complexe : Le désir, bien sûr, d’expérimenter en tant que chef du service ce médicament prometteur, le besoin de fuir un divorce difficile et de s'éloigner de la famille juive de son beau-père qui vit dans la douleur de la perte de son fils tué par les nazis,  fuir aussi un pays, la Suisse, qu’il trouve gris et froid, et puis la nostalgie de l’Espagne, de ses couleurs, de sa chaleur, le bonheur de revoir, après quinze ans d’exil, sa mère et sa soeur… La liste est longue.

C’est qu’il ne connaît pas, non plus, la réalité de l’Espagne franquiste, et ce qu’il découvre est au-delà de ce qu’il peut imaginer dans une dictature que Almudena Grandes qualifie au cours d’une interview de « prototypique à cause de son application nette de la terreur ».
 Et d’abord l’obscurantisme religieux avec une église catholique toute puissante qui pèse sur les esprits, brime les consciences avec l’obligation de participer aux offices, condamne la sexualité et où tout est péché, une église qui dénonce, punit, culpabilise, manipule ceux qui ne font pas partie des puissants. Ces derniers sont intouchables et l’hypocrisie des élites n’a d’égale que la stigmatisation et le mépris des pauvres. Maria va l’apprendre à ses dépens, elle qui est un temps domestique chez des bourgeois « méritants » et « bien-pensants » !

C’est ce que découvre German lorsqu’il dit à Maria avec un franc-parler qui paraît extraordinaire voire scandaleux dans cette société  :  «  Ce pays est vraiment bizarre ! Les gens n’ont que ça en tête. Ils espionnent, critiquent, disent du mal des autres, se signent parce que c’est péché, mais ils ne parlent que de ça, ne pensent qu’au sexe, c’est l’obsession nationale.  Cette dernière phrase, c’est ce qui m’a le plus impressionnée, j’ai eu peur de l’entendre évoquer ces choses-là si naturellement, comme s’il parlait la météo. Cela faisait trop longtemps que je n'avais pas entendu ce mot, sexe, prononcé aussi simplement, sans importance. »

Un gouvernement qui met à mal toute liberté, une société où personne ne peut exprimer sans danger des idées non-conformes à celles du régime. La sexualité, l’homosexualité, la lecture, le socialisme, tout est sévèrement réprimé. Une chape de plomb pèse sur le pays et chacun se méfie de son voisin, les parents demandent à leurs enfants de ne pas répéter ce qui s'est dit dans les foyers.

"Parler, lire des livres, acheter le magazine La Cordoniz, ou s’embrasser sur la bouche en plein jour, même chez soi, étaient des activités suspectes, qui pouvaient attirer l’attention d’une personne en lien avec la police."

L’Espagne et son penchant pour l’eugénisme, sa ségrégation sociale, son mépris des humbles mais aussi des femmes qui sont les premières touchées, tellement formatées qu’elles ne peuvent, même en pensée, échapper à la cage qu’on leur destine. Le roman est donc aussi un livre écrit en mémoire de ces femmes victimes d’une société qui les tient pour biologiquement inférieures.

Don Eijo Garay évêque franquiste


Tout cela, German va rapidement le découvrir quand il rencontre le père Armenteros, secrétaire particulier de don Eijo Garay, évêque de Madrid-Alcala et patriarche des Indes occidentales qui s’oppose à un traitement des malades mentaux.

« Ces créatures (il bougea le bras comme s’il voulait étreindre tous les malades qui l’entouraient) sont aussi des enfants de Dieu, sûrement les plus aimés. En les créant ainsi, le Seigneur a voulu qu’ils fassent partie de son oeuvre. Sincèrement, il nous semble préoccupant d’aspirer à corriger le plan divin. »

ou encore Antonio Vallejo Najera, directeur de l’asile pour hommes de Ciempozuelos, colonel de l’armée nationale, idéologue de l’eugénisme qui a pratiqué des expériences sur les prisonniers politiques pour isoler le gène du socialisme. 

Antonio Vallejo Najera

« Et je saluai l’idéologue de l’eugénisme fasciste espagnol, créateur de la théorie selon laquelle le marxisme était un gène pervers, intrinsèquement associé à l’infériorité mentale, qu’il fallait extirper à tout prix en fusillant tous ceux qui le portaient et en confiant leurs nouveau-nés à des familles irréprochables, qui sauraient neutraliser leur épouvantable héritage génétique grâce à une éducation religieuse et patriotique appropriée. »

 
Mais plus que tout, ce que dénonce Almuneda Grandes, c’est le silence qui s’est abattu sur la population, le silence qui est le seul moyen de se préserver de la dictature quand exprimer ses pensées devient dangereux. L’écrivaine rend sensible cette peur qui s’insinue en chacun d’entre eux lorsqu’il doit sans cesse contrôler ses pensées, cacher ses opinions, se méfier de son interlocuteur. Ainsi tout en nous racontant le passé, l’écrivaine s’interroge aussi sur le présent et nous montre comment, par la suite, dans l’Espagne démocrate, les petits-enfants n’ont pu exercer une pensée critique sur l’époque franquiste, n’ont pu comprendre le passé de leurs grands-parents, le silence toujours de rigueur rognant les ailes à la mémoire. C’est ce que veut dire Pedro Almodovar quand il écrit : « Almudena Grandes est un phare pour tous ceux qui, comme moi, veulent savoir d’où ils viennent... En plus d’être un roman-fleuve jouissif à lire, il est le meilleur antidote à l’inquiétude actuelle. »

Oui,  Les Secrets de Ciempozuelos est un roman additif, passionnant, qui épouse tour à tour des  points de vue différents, German, Maria, Aurora…  et fait alterner le passé, celui de German et de Maria, et les lieux, la Suisse et l’Espagne, avec une incursion dans l’Allemagne nazie et l’holocauste. Les  personnages, Maria et German, en sont extrêmement attachants et tous ceux qui gravitent autour d’eux sont intéressants. Avec leurs forces et leurs faiblesses, ils nous apparaissent profondément humains. On aime les accompagner tout au long de leur vie et de leurs épreuves. Il faut ajouter qu’en interrogeant le passé, Almuneda Grandes ne nous parle pas seulement du présent de l’Espagne mais aussi du nôtre. Elle nous rappelle que la privation de la liberté est peut-être l’une des plus grandes épreuves qu’un peuple ait à subir et que la dictature détruit jusqu’à l’âme et le coeur d’un pays.

Les Secrets de Ciempozuelos est le cinquième de la fresque écrite par l’écrivaine sur l’époque franquiste (Episodes d’une guerre interminable). Il est aussi le dernier car l’écrivaine est décédée en 2021. J’ai bien l’intention de les lire tous !



 

lundi 15 janvier 2024

Annette Hess : La maison allemande

 

Dans La maison allemande de Annette Hess, nous sommes en 1963 et le deuxième procès des criminels nazis du camp d’extermination d’Autschwitz va avoir lieu à la grande la désapprobation de l’opinion publique, les journaux se faisant l’écho de  la population qui pense que l’on ne doit pas remuer le passé.

« Ce qui ressortait de la plupart des articles, c’était qu’il fallait tirer un trait sur le passé. Les vingt et un accusés étaient de gentils grands-pères et pères de famille, de braves citoyens travailleurs qui avaient traversé le processus de dénazification sans se faire particulièrement remarquer. »

Evan Bruhns, une jeune interprète allemand-polonais, est sollicitée pour traduite les  dépositions des victimes polonaises mais elle se heurte dès le début à l’opposition de ses parents Edith et Ludwig et de son fiancé Junger, un riche héritier.  Eva comme la plupart des jeunes gens de son âge a été tenue dans l’ignorance de ce qui s’est passé, les générations précédentes préférant laisser dans l’oubli l’horreur des faits et le rôle actif ou passif qui a été le leur.
Pour la jeune fille qui va traduire les témoignages et être au plus près des victimes, ce sera la prise de conscience de ce qu’a été le nazisme et l’horreur des camps de concentration. Elle découvrira la responsabilité, pour ne pas dire la culpabilité d’une grande partie de la population, y compris de ses parents. Sa compassion envers les victimes et son indignation sont d’autant plus virulentes que les accusés, presque certains de leur impunité, nient les faits et opposent indifférence et mépris aux juifs qui ont le courage de venir témoigner.  Et effectivement les peines retenues contre eux seront légères.
 

"Mais Otto Cohn leva la main.
_ J’ai une dernière chose à dire. Je sais que tous ces messieurs affirment qu’ils ne savaient pas ce qui se passait dans le camp. Le lendemain de mon arrivée, je savais déjà tout.  Et je n’étais pas le seul. Il y avait là un garçon de seize ans qui s’appelait Andreas Rapaport. Il a écrit  avec son sang sur le mur en hongrois : « Andréas mort à seize ans. ». Ils sont venus le chercher au bout de deux jours. Il m’a crié : «Je sais que je vais mourir. Dis à ma mère que j’ai pensé à elle jusqu’au dernier instant. » Mais je n’ai pas pu le lui dire car elle était morte aussi. Ce garçon, il savait ce qui se passait là-bas !
Cohn fit quelques pas en direction des accusés. Les deux poings levés , il criait.
-Il savait et vous non ? ! Vous, Non ?
!
Eva se dit que Cohn ressemblait  à un personnage de la Bible, Dieu en colère, et qu’à la place des accusés elle le craindrait. Mais ces messieurs en costume-cravate gratifiaient Cohn de regards méprisants, amusés ou indifférents. »

Pour Eva, le procès provoque un bouleversement qui va impacter toute sa vie. Un sentiment de culpabilité pèse sur elle. Les fautes des parents doivent-ils retomber sur les épaules des enfants ? C’est la question que pose ce roman.  Ainsi quand Eva va retrouver le coiffeur juif qui a survécu au camp de concentration et où sa mère l'amenait se faire coiffer, elle ne sait comment exprimer sa désolation. Après son départ,  celui-ci répond à une assistante qui demande ce que voulait sa visiteuse : " Ils veulent qu'on les console".

En même temps qu’elle découvre le passé, elle prend conscience de l’aliénation féminine dans l’Allemagne des années 60 où la femme a obligation de se marier et d’être une épouse obéissante et soumise, et obligatoirement  une mère de famille dévouée !  La dépendance dans laquelle Junger, son fiancé, veut  la maintenir n’a d’égale que le conformisme social du jeune homme même si celui-ci évolue comme on le verra au cours du récit. La différence de milieu social entre Junger qui se trouve à la tête de l’entreprise de son père et Eva, fille de propriétaires d’un petit restaurant dans un quartier populaire de Francfort, complète cette vision sociale.
Un autre personnage curieux, c’est Annegret, la soeur d’Eva, elle aussi victime des hommes. Peut-être aussi, porte-t-elle a sa manière le monstrueux passé de son pays ? Plus âgée que sa soeur Eva, elle a peut-être mieux compris ce qui se passait à ce camp ? Ses actes, ceux d’un esprit malade, sont aussi glauques que ceux des SS des camps de concentration mais le dénouement est assez surprenant, peut-être à l’image de tous ces bourreaux qui ont fini tranquillement leur vie dans leur lit, n’ayant jamais à rendre compte de leurs crimes comme on le verra  à l'issue du procès !
Un roman intéressant et lucide à la fois pour connaître cette période en Allemagne et pour l’analyse psychologique des personnages qui réagissent à ces faits.


 

vendredi 12 janvier 2024

Gouzel Iakhina : Les enfants de la Volga

 

Dans Les enfants de la Volga, Gouzel Iakhina raconte l’histoire des Allemands de la Volga, près de Saratov,  une communauté attirée en Russie par la tsarine Catherine II dans la seconde moitié du XVIII siècle  et qui a conservé sa langue, ses traditions et sa culture. En 1918, Lénine reconnait leur autonomie. Dans les années 1921-1922, les Allemands connaissent la famine, ce qui en décide certains à retourner dans leur pays d’origine. Les autres ont eu à subir les vicissitudes de l’histoire, réquisitions, collectivisation, déportation en Sibérie pendant la guerre de 1940-45; après la guerre, la communauté ne s’est jamais  reformée et a disparu.

C’est dans ce cadre que s’inscrit l’histoire du schulmeister (maître d’école) Jakob Ivanovitch Bach, un être laid, falot, effacé et solitaire, à la parole difficile, qui mène une vie monotone, réglée  par la cloche de l’école dans un petit village allemand au bord de la Volga. Le cours de cette terne existence va être rompu lorsqu’un riche fermier, habitant l’autre rive de la Volga gardée par de hautes falaises, le fait venir pour donner des leçons à sa fille Klara. La jeune fille doit apprendre l’allemand car son père a décidé de repartir en Allemagne. Comment le destin va réunir les jeunes gens, comment la mort de Klara à la naissance de sa fille va les séparer, comment l’existence de Bach va se dérouler à l’écart du Monde, des révolutions, de la guerre, un monde tourmenté qui ne fait irruption que de temps à autre pour bouleverser la vie de Bach, à l’abri de la haute rive du fleuve, c’est ce que je vous laisse découvrir…

Il y a comme d’habitude chez Gouzel Iakhina une puissance d’écriture assez fulgurante qui font de la Volga un personnage à part entière, une  frontière qui retranche du cours de la vie, force protéïforme selon les saisons, prise dans la glace en hiver ou déchaînée au moment de la débâcle.

Ils voguaient dans la nuit : la Volga était comme une mer d'encre. L'encre clapotait contre la coque, l'encre noyait l'horizon - on ne comprenait pas où s'arrêtait le fleuve, où commençait la steppe, où arrivait la steppe et où commençait le ciel. Les étoiles se reflétaient sur les flots d'encre, les feux de Gnadenthal y tremblotaient, et personne n'aurait pu dire, à cette heure, quelles lumières venaient des maisons, et quelles lumières venaient du ciel.

La nature tient une place prépondérante dans le roman avec des descriptions somptueuses qui font appel à tous les sens.

Ces images figées -la ferme de Grimm, les forêts sur la rive droite de la Volga, les steppes sur la rive gauche, la Volga elle-même, et la chouette chassant le mulot -, tout avait été pétrifiéen un instant par la puissance du froid et recouverte du cristal glacé le plus pur, comme une fourmi peut-être enfermée dans un morceau d’ambre transparent.
Les mélodies à peine audibles de ce monde engourdi - le crépitement des glaçons entre les rondins de l’isba, le grincement des troncs des chênes dans la forêt - disparaissaient peu à peu, se transformaient en silence. L’ouïe de Bach se dissolvait dans ce merveilleux silence, tout comme ses sensations et ses pensées venaient de se dissoudre dans la glace. »


De beaux passages, prenants, témoignent du talent de narratrice de l’écrivaine, comme lorsque Jakob Bach donne des leçons à Klara Grimm qu’il ne peut voir, séparé d’elle par un paravent dressé par la méfiance d’un père, lorsque la littérature tient lieu de trait d’union entre les deux personnages. On a parfois l’impression d’être dans un conte traditionnel comme ceux que Bach aime tant, où une belle jeune fille retenue prisonnière par un méchant génie  devra sa liberté à l’amour. Et Bach est souvent semblable à un personnage de conte :

« Une nuit, il se fit soudain réflexion qu’il était devenu comme un nain avide tremblant pour son or. Comme Udo Grimm, qui avait essayé de séparer sa fille du monde avec un paravent. »

 Mais comme nous ne sommes pas réellement dans un conte, la réalité sera tout autre ! Moments d’une grande beauté morbide, le corps de Klara conservé dans la remise-glacière pendant l’hiver, princesse morte se parant des joyaux scintillants du gel comme une Blanche Neige dans son cercueil de verre.

« Elle était couchée, plus froide et plus blanche que la neige, dans un coffre en bois où ils conservaient les oiseaux abattus, les poissons morts, ses cils -couverts de givre. Il pleurait parceque Klara était morte. »
« Le corps de la femme étendue sur la glace -pâle, avec le dessin capricieux de ses veines bleues. »


Et puis il y a l’amour du maître d’école pour les mots, le folklore allemand, les légendes et les traditions qu’il nous raconte ou plutôt qu’il écrit, lui qui bégaie et finit pas ne plus parler.   

Mais d’où vient alors que j’ai moins aimé ce livre que Zouleika ou Convoi pour Sarmacande ! Je me le suis demandé à plusieurs reprises quand je sentais mon intérêt faiblir.

Ma réponse est la suivante : les personnages, Bach surtout, s’abîment tous deux dans le silence, sont dans l’impossibilité de partager leurs sentiments, de communiquer entre eux. Il m’a donc été difficile de m’intéresser à eux tout le temps !  Bach paraît souvent immobilisé, prisonnier de son absence de paroles, comme de son impuissance à exprimer ses émotions. Evidemment, c’est ce que veut montrer l’écrivaine mais j’ai éprouvé de la frustration de ne pas en savoir plus. Ce n’est pas toujours facile de retenir le lecteur avec un antihéros !  D’autre part, j’ai trouvé que le roman avait des longueurs. Je n’ai pas été intéressée, par exemple, par tout ce qui concerne le personnage de Staline, jamais nommé, mais mis en scène d’un manière un peu trop démonstrative. Bref ! j’ai trouvé que l’intérêt du livre n’était pas constant. Et c’est dommage car Gouzel Iakhine est une grande écrivaine au style évocateur, puissant, poétique et original !



jeudi 28 décembre 2023

Ellen J. Levy : Le médecin de Cape Town

 

Dans le roman Le médecin de Cape Town, Ellen J. Levy  nous raconte l'histoire de Margaret Ann Bulkley, irlandaise, née à la fin du XVIII siècle, devenue chirurgienne en se faisant passer pour un homme à une époque où le savoir est interdit aux femmes.

 

James Barry peintre, oncle de Margaret Bulkley

C’est la ruine de son père, emprisonné pour dette, qui précipite le destin de Margaret en la plongeant, elle et sa mère, dans une situation précaire. Son oncle, le célèbre peintre James Barry décède après leur  avoir refusé son aide. Aussi, c’est avec le soutien de son tuteur vénézuélien, le général Fernando de Mirandus, qui lui servit de professeur et lui ouvrit sa bibliothèque et avec l’accord de sa mère, qu’elle décide de prendre une identité masculine afin de pouvoir s’inscrire à l’université de médecine d’Edimbourg interdite aux femmes. Elle emprunte alors le nom de son oncle auquel elle ajoute celui du général et devient James Miranda Barry. Elle obtient son doctorat de médecine en 1812 à l’université d’Edimbourg et devient chirurgien militaire après avoir passé son examen au Collège Royal de chirurgie à Londres en 1813.
 

James Miranda Barry, chirurgien
 

Nommée au Cap, elle devient inspecteur médical pour la colonie. Elle se lie d’amitié avec le gouverneur Lord Charles Somerset et tous deux sont soupçonnés d’homosexualité,  délit sévèrement réprimé à l’époque, ce qui crée un scandale. Elle est obligée de quitter le Cap pour l’île Maurice et ne revient en Angleterre que pour assister aux funérailles de Lord Somerset. C’est ainsi qu’Ellen Levy a choisi de terminer son roman.  Après la mort du Lord, l’écrivaine résume ensuite dans un bref épilogue les trente ans de vie de James Barry à travers le monde et ce qui a trait à son métier de médecin. On sait qu’il effectua la première césarienne en Afrique, lutta contre le choléra, la syphilis, améliora l’hygiène publique et la prise en charge de la santé des soldats.

Le roman d’Ellen J. Levy est intéressant à plusieurs titres. Dans une premier partie qui présente l’enfance et la formation universitaire de le jeune fille ainsi que sa transformation du féminin au masculin, l’écrivaine nous présente un personnage qui a réellement existé et qui a eu une vie hors du commun. Bien sûr, l’on ne sait pas tout sur le docteur Barry mais Ellen Levy s’est appuyée sur des faits avérés pour retracer son histoire. Pour le reste, elle a dû laisser libre cours à son imagination.
Toute la première partie du roman m’a beaucoup plu car elle présente la société et la condition féminine de ce début du XIX siècle dans laquelle la femme n'a aucun doit et doit rester dans l'ombre pour ne pas déranger l’ordre établi.

 "Naturellement, c'était illégal d'être une femme sur un bateau de la marine. Il existait tellement de situations où les femmes étaient illégales – la médecine, l'armée, l'université. A en croire la loi, le sexe féminin devait être une puissance monstrueuse – risquant à tout moment de dépasser les hommes, constituant une terrible menace -, une force redoutable pour entraîner de telles contraintes. Il semblait que nous étions plus dangereuses que l'opium, la poudre à canon ou les Enclosure Acts combinés."

 
Elle nous amène aussi à une réflexion sur ce que c’est qu’être homme ou femme ou tout simplement ce que c'est qu'être ! Il ne suffit pas d’un changement de vêtements. Au début, Margaret s’entraîne à devenir James Barry mais elle ne le sera vraiment qu’en prenant conscience que c’est son intériorité qu’il faut modifier. Vivre en tant que femme, c’est vivre sous contrainte, sous éteignoir, éviter de donner son avis, cacher son intelligence, être conforme aux exigences de la société. Vivre en tant qu’homme, c’est vivre librement, au grand jour. En fait, c’est être elle-même !

« Malgré ma petite stature, j’avais le maintien des hommes libres, me comportais comme si j’appartenais au monde, ou plutôt comme si le monde m’appartenait. Ce n’étaient pas mes vêtements qui les convainquaient, c’était ma conduite : on voyait dans ma démarche que mon corps m’appartenait. On voyait dans ma démarche que j’avais le monde en héritage, que j’étais un fils fortuné. »
« Ils ont raison bien sûr, ceux qui disent que je n'étais pas une femme faisant semblant d'être un homme : j'étais quelque chose de bien plus choquant – j'étais une femme qui avait arrêté de faire semblant d'être autre chose, une femme qui n'était qu'une personne, l'égale de n'importe qui d'autre – en étant simplement moi-même : une personne qui avait de l'esprit, était difficile, charmante, têtue, brillante, en colère, je ne faisais plus semblant de ne pas être cette personne ».
 

Elle nous présente aussi la formation des étudiants en médecine, les difficultés que rencontre James  pour tenir son rôle, en ce qui concerne la sexualité, les règles, la nécessité de porter des bandages pour comprimer les seins, dans un monde exclusivement masculin.

James Barry et son serviteur


Par contre, j’ai beaucoup moins aimé la suite, la deuxième partie, lorsqu’elle arrive au Cap. Là où j’aurais voulu des renseignements précis sur le métier du chirurgien à cette époque, la description de ce que représentait son travail et les innovations qu'il avait apportées,  il n’y a que quelques allusions. Ce qui intéresse Ellen Levy, c’est d’abord l’histoire d’amour avec Lord Somerset. Barry devient un mondain, qui fréquente la haute société, un dandy qui s’habille avec raffinement - ce qui est attesté -  mais elle est aussi une amante, puis une femme enceinte qui doit renoncer à son enfant. La part d’imagination est importante ici car l’on n’a jamais su exactement ce qu’il en était de la vie amoureuse de Barry. Personnellement, c’était ce qui m’intéressait le moins et du coup, j’ai éprouvé une petite déception pour ce roman même si j’ai apprécié de connaître le destin de cette femme hors norme. 


LC avec Je lis, Je blogue ICI

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jeudi 21 décembre 2023

Eric Fouassier : Le bureau des affaires occultes Tomes 1,2,3

 

J’ai lu les trois tomes de Le Bureau des affaires occultes  une trilogie historique policière.

Le Bureau Des Affaires Occultes - : Le Bureau des affaires occultes (Tome 1)
Le Bureau Des Affaires Occultes - : Le Fantôme du Vicaire ( Tome 2)
Le Bureau Des Affaires Occultes - :  Les Nuits de la peur bleue  ( tome 3) -

 

 

Nous sommes au XIX siècle, le siècle des sciences et du positivisme. En 1830, le bureau des affaires occultes est créé par un ministre de Louis-Philippe pour répondre aux enquêtes qui paraissent surnaturelles mais ont pourtant une explication rationnelle, les malfaiteurs s’appuyant sur des bases scientifiques peu connues à l’époque pour mystifier leur entourage.
Valentin Verne en est nommé directeur et va avoir à résoudre plusieurs affaires, parfois seul, parfois avec l’aide de Vidocq, bagnard et ancien policier (oui, celui qui a inspiré Balzac et Hugo !), parfois avec l’aide de sa petite amie, comédienne, ou de jeunes policiers qu’il a choisis pour renfort.

Valentin Verne, enfant des rues, orphelin, qui a été adopté par un homme riche, a poursuivi des études de sciences, en particulier en physique et chimie. S’il n’a pas continué dans cette voie et est entré dans la police c’est pour éradiquer le Mal et en particulier celui fait aux enfants, innocentes victimes de la misère et de la maltraitance. Lui-même, enlevé par un homme pervers appelé le Vicaire, a pu s’enfuir mais son compagnon d’infortune Damien est resté prisonnier. Comme son père adoptif avant lui, Valentin cherche le Vicaire, incarnation du Mal sur la terre, tout en traquant les criminels. Valentin parviendra-t-il à terrasser le Vicaire et à sauver Damien ? Et d'ailleurs qui est Damien ?

Le Vicaire…. De longues mains blanches aux veines comme des serpents, un visage en lame de couteau qui hantait encore les nuits du jeune inspecteur, avec un crâne luisant, ses yeux vicieux, profondément enfoncés, dans leurs orbites. C’était pour mettre fin aux agissements de ce démon en soutane que Valentin avait embrassé une carrière de policier. Tome 2

 Dans le premier roman Le Bureau des affaires occultes, il aura à résoudre l’affaire de suicides inexplicables et suspects, survenus dans des familles bourgeoises ou nobles et proches du pouvoir.

Dans le second, Le Fantôme du Vicaire, il poursuit et confond des escrocs qui jouent sur le chagrin et la crédulité de personnes en deuil au cours de séances de spiritisme. On sait que le spiritisme a été très à la mode à cette époque et plus tard, après la mort de Léopoldine, Victor Hugo s’y est largement adonné. D’ailleurs, Eric Fouassier nous fait le plaisir de convoquer devant nous, comme des esprits, de grands personnages du siècle qui y ont cru, Alfred de Musset, Théophile Gautier, pour ne citer qu’eux.…
Enfin dans le troisième tome, Les Nuits de la peur bleue, c’est sur le choléra et son mode de transmission que porte l’intrigue. Là, on rencontre George Sand !

Donc, j’ai lu la trilogie et je me suis laissée prendre au piège de ces lectures de type addictif qui m’ont coûté des heures de sommeil car, pauvre lectrice, je n’ai pas eu envie de lâcher le livre à mi-chemin même si certains passages m'ont paru moins intéressants.

Alors, ces passages ?  Autant commencer par là et en être débarrassée.  
Les livres étant conçus pour être lus individuellement l’auteur doit préciser par quelques paragraphes bien placés ce qu’il faut savoir des épisodes précédents pour comprendre l’histoire. C’est indispensable, je suppose, mais c’est long et forcément répétitif pour le lecteur qui enfile les trois tomes à la suite comme des perles sur un collier; répétitive, aussi, la structure de l’intrigue, en particulier quand l’héroïne envoyée en repérage ou comme « chèvre » dans une enquête super-dangereuse est sur le point de mourir, sauvée in extremis par le héros. Une fois ça va mais plusieurs ! Encore que lorsque c’est l’héroïne qui sauve sa peau elle-même et qu’elle sauve son chevalier-servant en prime, cela nous fait plaisir, à nous… lectrices !

Ceci dit, ne chipotons pas ! Parfois, bien sûr, les histoires sont rocambolesques, les péripéties plus ou moins attendues mais je ne doute pas que cela fasse finalement partie du plaisir de la lecture. Que voulez-vous ? Quand on commence cette trilogie, c’est comme si l’on entrait dans un roman-feuilleton populaire publié chaque semaine dans les feuilles de chou parisiennes du XIX siècle. Et cela nous met dans le même état ! On veut la suite ! L’auteur joue sur nos nerfs, ménage des suspenses, crée des types de personnage (il a l’art du portrait-charge, caricatural, bien campé) et nous balade dans les bas-fonds du Paris de 1830, dans la misère et la fange du peuple encore agité depuis les trois Glorieuses et fâché de s’être fait voler la révolution. Le récit fait la part belle aux intrigues politiques, décrivant les grognes et les rages des opposants, les soulèvements du peuple toujours prêt à exploser. Et ce que j’ai aimé, en particulier, il rappelle le combat de femmes du peuple, déjà, à l'époque, pour la reconnaissances des droits de la femme, du vote, du divorce, de l’égalité. On en était loin!

Eric Fouassier est un bon conteur et moi, je suis comme la Catherine de Jane Austen lisant Les Mystères d’Udolphe dans Northanger Abbey ! Je marche ! Que dis-je ? Je cours ! Mais si vous restez sur place, alors abandonnez ! Ce n’est pas pour vous ! 

Après les fiévreuses journées de juillet 1830 qui avaient chassé Charles X et permis l’avènement de Louis-Philippe, roi des Français par la grâce de Dieu et la volonté nationale, Paris avait tardé à retrouver un semblant d’ordre. Dans les rues débarrassées de leurs barricades, s’étaient succédés cortèges, manifestations et défilés de toute sorte. On avait assisté pendant des semaines à ce spectacle inouï du peuple envahissant chaque jour le Palais-Royal, résidence du nouveau souverain. On entrait là comme dans un moulin. (Tome 1)

Une trilogie policière du genre feuilletonesque agréable à lire et bien documenté sur le plan historique et scientifique, l’écrivain étant aussi docteur en droit et en pharmacie.

lundi 27 novembre 2023

Gouzel Iakhina : Convoi pour Samarcande

 

 

 J’ai lu et beaucoup aimé le premier roman de Gouzel Iakhina, Zouleikha ouvre les yeux et voilà que le talent de cette écrivaine russe se confirme avec ce troisième et formidable livre : Convoi pour Samarcande

Quelle force dans ce roman qui s’appuie sur une réalité historique terrible ! Nous sommes en 1920, après la révolution d’Octobre 1917, la famine règne dans la région de la Volga. Le pouvoir soviétique décide de sauver les enfants de la famine en les envoyant à Samarcande où ils pourront être pris en charge par des institutions pour y être nourris et soignés. C’est un officier de l’armée rouge, Deïev, qui prend en charge les cinq cents enfants, orphelins ou abandonnés par leurs parents. Il est assisté par la commissaire Blanche, l’infirmier Boug, et des femmes chargées des soins à leur apporter. Dès le début, un différend oppose Deïev à Blanche au sujet des enfants grabataires. Pour la commissaire, ces enfants sont déjà condamnés, mourants, et ne doivent pas intégrer le convoi. Deïev décide de les amener et de les sauver tous si possible.

« J’ai voyagé dans le pays de l’Oural à Petrograd, et c’est partout la même chose ! Les enfants n’ont plus leur place nulle part ! »  C'est le cri de Deïev  à l’inspecteur chargé de vérifier le bon état du convoi … P307

Il s’agit d’un voyage de quatre mille kilomètres, dans des régions où règne la faim, dans un pays totalement désorganisé par la guerre, où les Tchékistes font régner la terreur, où il faut traverser des zones désertiques infestées par les Russes blancs, des cosaques rebelles et cruels, dans une lutte toujours renouvelée pour obtenir des vivres et de l’eau à chaque arrêt, des médicaments, et du bois pour alimenter la locomotive.

« Partout les gens s’entretuent, encore plus que pendant la guerre civile. Les soldats du ravitaillement des villes tuent les paysans ! Les paysans tuent les communistes ! Les communistes tuent les Koulaks ! Les Koulaks tuent les Tchékistes ! Les Tchékistes tuent les bandits blancs. ! Et les bandits blancs tuent tous les gens qui leur tombent sous la main ! Parce qu’ils ont tous la guerre dans leurs coeurs ! Elle n’est pas au Turkestan, ni à Orenbourg, mais dans nos coeurs »
 

Ce voyage va se révéler une course hallucinée contre la mort, aux confins de la folie.

Les enfants, malades, meurent, les uns après les autres, le choléra frappe et décime nombre d’entre eux. Le jeune homme fait preuve d’un dévouement sans limites, risque sa vie dans sa quête de nourriture. Chaque petit mort qu’il enterre lui-même le long du chemin en le berçant dans ses bras est une défaite personnelle et lui arrache une partie de lui-même. Il ne respecte plus les termes de son contrat qui lui ordonne de ne recueillir que des enfants de la Volga. Et il fait monter dans le train tous les petits vagabonds à moitié morts de faim qui veulent en faire partie malgré la menace d’être envoyé dans un camp qui pèse sur lui et qu’il fait courir à ceux qui l’assistent.
Deïev est un personnage extrêmement attachant. On comprend qu’il a vécu des choses terribles et que le souvenir de ceux qu’il a tués le hante, que les atrocités auxquelles il a assisté ne peuvent s’effacer. Sa sensibilité est exacerbée, ses souffrances aussi. Rien ne semble pouvoir adoucir ses blessures, le sentiment de culpabilité lancinant qu'il éprouve.

« Mes camarades plus intelligents disaient aussi que dans ce train, je ne sauvais pas des enfants, mais moi-même. Eh! bien, pourquoi pas ? A mon avis, c’était le meilleur moyen que je pouvais trouver. A mon avis tous ceux que nous avons rencontrés pendant ce mois et demi ont fait la même chose. Ils se sont sauvés. »  P455

Il est entouré de personnages à la forte personnalité, comme l’infirmier Boug où Fatima, une belle personne qui donne amour et tendresse aux enfants. Et partout, malgré la cruauté et la guerre qui règnent dans les coeurs, il y a des élans de solidarité qui prouvent que l’humanité en péril n’est pas complètement morte et que les humains sont capables du meilleur comme du pire ! 


Les enfants de la Volga 1920 (voir Ici )

Quant aux enfants, certains sont individualisés comme le petit Zagreïka dont le destin est un crève-cœur, les autres forment un groupe qui nous est présenté dans ses caractéristiques communes, enfants des rues, orphelins, abandonnés, affamés, battus, maladifs… Ils ne doivent parfois leur survie qu’à leur débrouillardise, au vol, à la prostitution, ils ont un langage riche, fleuri, bien à eux, et se donnent des surnoms qui peignent leur caractère, leur maladie ou infirmité, mais aussi leur "spécialisation" quant aux "métiers" qu’ils exercent, surnoms qui trahissent une imagination et une certaine résilience par rapport aux maux qu’ils subissent : Prof rouillé, Griga Une Oreille, Pet de mouton, Jojo Vipère, Egor Argilovore, Toute Tordue, Procha famélique, Toussia Grande Gueule; Macha N’y Touche pas; Sazon Coupe-Jarret, Malouf L’Esbrouffe, Lida Prostitue-toi, Zina Mange Pourri, Guek La Torture, Tassia Pas Une Salope, Tombe La Lame, Gaffar Voleur de chevaux, Illya Fossoyeur,  etc….  

"Les sobriquets de « travail » ne parlaient pas seulement de leur propriétaire, mais aussi de leur âme enfantine."

Ce livre est ainsi un bel hommage à tous ces enfants martyrisés.

De plus, les talents de conteuse de Gouzel Iakhina  donnent une grande intensité à certaines scènes, celle où les enfants chaussés des bottes trop grandes, prêtées par les soldats de l'armée rouge, montent dans le train, ou encore celle, impressionnante, où un pope célèbre la messe devant  les cosaques de Iablotchnik et leur ataman dans le wagon-église du train, ou encore quand Deïev, malade, soigné dans le caravansérail des Basmatchis, est confronté à Bek Bouré et aux trois têtes coupées de ses ennemis.

Un très beau roman à la lecture riche et marquante !


* Gouzel Iakhina a aussi écrit Les enfants de la Volga, son second livre,  que je n’ai pas lu.