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Kinderzimmer, le titre du
roman de Valentine Goby, désigne en allemand la chambre des
nourrissons, la nurserie. Quel mot tragiquement ironique appliqué à la pièce où naissent les enfants des mères déportées à
Ravensbrück, camp de concentration pour femmes pendant la deuxième
guerre mondiale. Le livre est une formidable antithèse entre la vie et la mort
rassemblés dans un même lieu.
C'est la première fois
que je lisais un ouvrage présentant le vécu des femmes dans un camp
de concentration, expérience forcément semblable et pourtant très
différente de celui des hommes que nous connaissons à travers les romans de George Semprun (un de mes auteurs préférés) ou de Primo
Levi. Que représentent les règles, la grossesse, l'accouchement,
l'allaitement à Ravensbrück, sinon des étapes particulières vers
une mort certaine. Mila, le personnage de Kinderzimmer, est
enceinte lorsqu'elle arrive au camp. Elle nous fait pénétrer dans
cet univers, elle nous initie à la faim, à l'absence d'hygiène, au
froid, à l'épuisement, la maladie; elle nous fait partager le
désespoir qui mène à la perte d'estime de soi, au désir d'en finir;
elle nous associe au combat mené par ces
femmes courageuses pour sauver les nouveaux-nés. Pour arracher son enfant à la mort, Mila trouve un sens à sa vie. C'est ce qui fait la beauté du livre, cette lutte de la lumière contre les ténèbres dont parle aussi Jorge Semprun, cette alliance de l'amour et de l'amitié plus forte que la violence et la haine, ce petit filet d'espoir qui redonne confiance en la nature humaine.
Le style de Valentine
Goby est beau, sobre et en même temps cruel et l'on ne peut être
qu'emporté par ce récit poignant et glaçant :
Alors
elle voit les crânes des bébés alignés sur les deux étages des
lits superposés, serrés les uns contre les autres, immobiles. Et
s'approchant davantage, les peaux moitié nues, les langes puants et
pleins. Et les visages. Des vieillards miniatures en série, figures
plissées et jaunes, ventres gonflés, jambes maigres et bleues.
Quinze petits corps en haut, quinze petits corps en bas, deux fois,
les plus chétifs et ridés réunis sur une même paillasse,
collection de monstres minuscules. (...)
-Où
est-ce qu'ils vont après trois mois?
-
Ils meurent.
Pourtant, j'avoue que j'avais quelques doutes en commençant ma lecture de Kinderzimmer après
avoir lu les romans de Jorge Semprun. Il me semblait que tout était dit! Comment pouvait-on écrire après lui?
Certes, dès le début l'on
sait que le livre va être sérieux et documenté puisqu'il est né
de l'expérience de l'auteure, enseignante, qui reçoit dans sa
classe des rescapées de ce camp; de plus, elle a rencontré de nombreux
survivants, prisonnières et enfants nés à Ravensbrück. Cependant, un témoignage, même s'il est précieux pour conserver le souvenir,
n'est pas une oeuvre littéraire.
Or, dès que j'ai commencé
à lire, dès le prologue, j'ai senti que j'étais bien devant devant
un écrit qui dépassait le seul témoignage; l'auteure ne se
contente pas de raconter (fort bien d'ailleurs) la vie à
Ravensbrück, elle nous place selon un point de vue qui donne une
dimension universelle et philosophique au récit et l'histoire
devient l'Histoire. Ce point de vue, c'est celui de de l'ignorance et
de l'innocence. Quand Mila arrive au camp, elle ne sait pas, elle ne
connaît même pas le nom de Ravensbrück et le mot «camp» ne
recouvre aucune réalité. Comme il y a toujours une première fois
pour un tout-petit qui découvre les merveilles du monde, il y a une
première fois aussi pour découvrir le camp, apprendre ce que
recouvrent les mots, comprendre le sens. C'est la démarche inverse
de celle de l'enfant, c'est découvrir l'horreur, le néant, en un
mot, le Mal absolu, reflet de la folie des hommes. Et pourtant y survivre!
Un très beau livre, à lire donc!
Sur l'arrivée au camp de Ravensbrück
Elles
sont imprononçables, les phrases habituelles. Ni nous marchons
jusqu'au camp de Ravensbrück, à cause du nom ignoré. Ni
nous sommes placés en quarantaine, ce
block n'a de fonction qu'aux yeux des prisonnières anciennes.
Ni à 3h30 j'entends la sirène, car
elle n'a pas de montre. Impossible de dire Il y avait une
kinderzimmer, une chambre de nourrissons : elle
n'en a rien su avant d'y laisser son enfant. Un chagrin monte, qui
est un deuil. L'histoire finie n'a plus de commencement possible. Et
même s'il y a des images sûres, l'histoire qu'on raconte est
toujours celle d'un autre.
Je peux le mettre en livre voyageur si vous voulez?