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lundi 21 juillet 2014

Faire danser les alligators sur la flûte de pan de Louis-Ferdinand Céline au Chêne Noir




Faire danser les alligators sur la flûte de pan c'est ce que Louis-Ferdinand Destouches  dit  Céline se sent capable de faire par son écriture, un labeur harassant qui lui donne l'impression de chercher à se frayer un chemin dans la jungle à grands coups de machette : faire passer le langage oral et populaire à l'écrit,  en travaillant le rythme, en tordant les phrases, les mots pour donner l'impression de la facilité, du vécu, du réel, alors qu'il s'agit d'une exigence absolue du style, d'un don de soi épuisant et douloureux! Encore que de la littérature, Céline, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il s'en méfie, qu'il la vomit, la littérature; pour lui ce qui compte c'est l'émotion, la sincérité, le texte direct qui vous prend au corps, qui vous terrasse.
Composé à partir de la correspondance de Céline ce spectacle propose un habile et intelligent montage de textes  réalisé par Emile Brami qui nous fait découvrir  l'écrivain mais pas seulement... Le mérite de la pièce, c'est de présenter l'homme en entier avec ce qu'il a de haïssable, son racisme, son antisémitisme, sa misanthropie, ses haines… mais aussi ses souffrances, ses arrachements, ce désespoir.  Céline passe tout par le collimateur de sa détestation : son antimilitarisme liée à son horreur de la guerre, son rejet de la sottise des hommes, de leur lâcheté, de leur corruption, de leurs ambitions, son horreur du communisme après un voyage en Russie… On comprend cette mise au ban totale de la société qui fait que son génie littéraire n'est pas reconnu, qu'on lui préfère pour le prix Goncourt un écrivain oublié de nos jours, que sa mort n'est annoncée que plusieurs jours après et encore avec embarras à la radio…
La vie de Céline est donc tragique et Denis Lavant, interprète extraordinaire qui se coule dans la peau du personnage au point de faire oublier l'original, sait rester en équilibre entre émotion et comique, par exemple quand Céline passe en revue les écrivains qu'il n'aime pas! Une galerie hilarante de portraits assaisonnés à la verve célinienne qui n'est pas sans rappeler la prolixité et la saveur des mots rabelaisiens mais au XXème siècle!
La mise en scène qui nous tient en haleine et l'interprétation éblouissante de Denis Lavant font de ce spectacle un grand moment du Off.


Faire danser les alligators sur la flûte de pan
Le chêne Noir  20H15 jusqu'u 27 Juillet relâche le 2& juillet
Avec l’autorisation des Éditions Gallimard
Adaptation Émile Brami
Mise en scène Ivan Morane
Avec Denis Lavant
Lumières Nicolas Simonin
Décor et costumes Émilie Jouve
Le pôle diffusion en accord avec Réalités/Compagnie Ivan Morane
Production déléguée Réalités/Cie Ivan Morane - Jean-Charles Mouveaux
Spectacle SNES
Coréalisation Théâtre du Chêne Noir


 chez Eimelle

Kazuo Ishiguro : Quand nous étions orphelins...



Kazuo Ishiguro Quand nous étions orphelins : Christopher Bank a passé son enfance dans la concession internationale de Shangaï au début du XX siècle. Son père est employé d'une compagnie britannique et sa mère est en lutte contre le trafic d'opium que l'entreprise du père encourage pour plonger la Chine dans la déchéance afin de mieux dominer le pays. L'enfant joue dans la concession avec son ami japonais Akira mais l'insouciance de la jeunesse n'a qu'un temps. Ses parents disparaissent mystérieusement et Christopher est envoyé en Angleterre chez sa tante puis en pension. Lorsqu'il finit ses études il réalise son ambition de devenir un détective célèbre et fréquente la haute société londonienne. C'est là qu'il rencontre Mademoiselle Hemmings, une jeune femme mondaine, snob et méprisante qui lui est d'abord antipathique avant de mieux la connaître. Comme lui, elle a été marquée par une enfance sans parents. C'est en 1937, tandis que l'Europe s'achemine vers la guerre que Christopher Bank retourne en Shangaï pour réaliser le projet qui lui tient à coeur : se lancer sur les traces de ses parents. Il y retrouve une ville déchirée par la guerre sino-japonaise, un pays en pleine mutation, et c'est dans ce contexte de fin du monde qu'il finira par apprendre ce qui leur est arrivé.

Le roman ne suit pas un déroulement linéaire. Il commence en 1927 à la sortie de Cambridge quand le jeune diplômé se lance à l'assaut de la capitale pour réaliser ses ambitions. Le récit procède par des retours en arrière dans deux époques différentes : avant la disparition des parents et après, entre la concession et la pension, entre la Chine et l'Angleterre…
C'est grâce à la rencontre avec des amis de collège que sont évoquées les années d'étude et Christopher Bank puise dans ses souvenirs pour se remémorer la vie dans la concession. Dix ans s'écoulent donc avant que le détective ne parte à Shanghaï en 1937 où il confrontera ses souvenirs d'enfance à la réalité du pays en guerre qui détruit non seulement la population et la ville mais aussi de grands pans de sa mémoire.
 Kazuo Ishiguro parle avec beaucoup de finesse et d'habileté du phénomène de la mémoire, des transformations que celles-ci fait subir au réel, des différences entre ce que l'on perçoit ou retient du passé et la perception qu'en ont les autres, témoins pourtant des mêmes faits. A plusieurs reprises Christopher Bank s'aperçoit que ce qu'il croit être la vérité absolue sur lui-même n'a jamais été perçue  de cette façon par ses condisciples. Cette réflexion est un des aspects passionnants du roman.
Le thème de l'enfance et de l'amitié est abordé aussi avec bonheur. C'est à travers le regard d'un enfant que nous découvrons la politique des grandes entreprises britanniques, les différends qui opposent la mère et le père de l'enfant qui ne comprend pas tout et ne nous en livre que des bribes. Ce qui n'empêche pas l'amitié et le jeu avec Akira, les sottises d'enfants, les peurs liées à l'imagination.
Comme dans Les Vestiges du jour qui reste pourtant mon préféré, le roman de Kazuo Ishiguro Quand nous étions des orphelins explore avec nostalgie, un monde qui se délite peu à peu, en voie de disparition… Ici, c'est la fin de la colonisation anglaise. L'enfance de Christopher Bank et de son ami Akira apparaît alors comme les derniers moments d'un univers qui va s'écrouler sur ses bases. J'ai aimé à découvrir la vie dans cette concession internationale et les enjeux terribles de la politique qui vont bientôt conduire au cataclysme de la seconde guerre mondiale. Les chinois considèrent d'ailleurs que celle-ci a commencé en 1937.

Un beau roman à découvrir.