Jacques le fataliste de Denis Diderot est une oeuvre complexe, étonnante pour son temps au niveau de la construction et de la forme, audacieuse et prérévolutionnaire au niveau des idées… et je me demande comment je vais pouvoir me dépatouiller de ce texte si riche pour écrire un billet. Je me lance !
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Le maître et le valet |
Jacques est un valet. Il voyage avec son Maître, un noble raisonneur, un tantinet philosophe, qui est assez familier avec son serviteur, lui laisse un (petit) espace de liberté et attend de lui d’en être non seulement servi mais surtout distrait ! Il faut dire que cela va bien à Jacques qui est un bavard impénitent et qui n’aime rien tant que conter.
Un roman picaresque car de nombreuses aventures vont arriver aux deux personnages, blessures de guerre, rencontres dans des auberges, vols de leurs affaires et de cheval, amours tumultueux, enlèvement par des bandits, séjours en prison…
Un roman philosophique : le Fatalisme
Jacques est fataliste comme son auteur. Il pense que tout est écrit là-haut sur le Grand Livre et quoi que l’on fasse, ce qui doit arriver arrivera.
« Tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas est écrit là-haut. Savez-vous, monsieur quel que moyen d’effacer cette écriture ? Puis-je n’être pas moi ? Et étant moi, puis-je faire autrement que moi ? Puis-je être moi en un autre ? »
Ce qui n’empêche pas Diderot de se moquer de son double, ce fataliste toujours en pleine contradictions, qui ne devrait avoir peur de rien puisqu’il n’y peut rien, mais qui tremble autant que les autres, tout philosophe qu’il soit.
"C’est que faute de savoir ce qui est écrit là-haut, on ne sait ni ce qu’on veut ni ce qu’on fait, et qu’on suit sa fantaisie qui tourne tantôt bien, tantôt mal. »
Une critique de la religion et de la noblesse : En ce sens, il rejoint les idées des philosophes des Lumières et annonce la révolution. On y voit la critique des hommes d’église, et il y affirme son anticléricalisme à pluiseurs reprises.
"...tous les prédicateurs voudraient qu’on pratiquât leurs leçons, parce que nous nous ne trouverions mieux peut-être; mais eux à coup sûr... La vertu…"
L'athéisme ou tout au moins les doutes de Diderot y apparaissent.
Ainsi quand Jacques prie : « Toi qui as fait le grand rouleau quel que tu sois, et dont le doigt a tracé l’écriture qui est là-haut, tu as su de tous temps ce qu’il me fallait; que ta volonté sois faite. Amen »
Le Maître
Est-ce que tu ne ferais pas mieux de te taire.
Jacques
Peut-être que oui, peut-être que non. Je prie à tout hasard… »
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les dames du bois de Boulogne de Robert Bresson Maria Casarès : madame de Pommeraye |
Le maître est incapable de se passer de son valet aussi bien sur le plan matériel pour l’assister dans tout ce qu’il fait mais aussi sur le plan moral. Sans lui, il s’ennuie, dépérit. Il sait pourtant être humain :
« Le Maître
Je te veille. Tu es mon serviteur quand je suis malade ou bien portant; mais je suis le tien quand tu te portes mal.
Jacques
Je suis bien aise de savoir que vous êtes humain; ce n’est pas trop la qualité des maîtres envers leurs valets. »
Mais cela ne l’empêche pas de manier le bâton et d’en caresser le dos de Jacques quand il est contrarié. Jusqu’au jour où Jacques dira non, refusera d’obéir, et proclamera sa valeur en tant qu’homme et sa dignité… Ce n’est pas lui qui gagnera !
« Jacques
Un jacques ! Un jacques, Monsieur, est un homme comme un autre.
Le Maître
Jacques, tu te trompes, un Jacques n’est point un homme comme un autre.
Jacques
C’est quelque fois mieux qu’un autre.
Le Maître
Jacques vous vous oubliez. Reprenez l’histoire de vos amours et souvenez-vous que vous ne serez jamais qu’un Jacques. »
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Jacques, son maître et l'aubergiste |
Des récits en abyme : Jacques le fataliste est très souvent interrompu par des contes d’inspirations diverses, récits dans le récit : ainsi ceux des amours ruraux, plutôt licencieux à la mode du XVIII siècle, où Jacques révèle comment il a été déniaisé, de ces récits que que l’on se raconte entre hommes dans une complicité un peu graveleuse. Et il y a alors peu de différence entre l’homme du peuple et celui de la noblesse. Mais un rappel de la part du Maître quand Jacques se croit son pair :
« Vous ne savez pas ce que c’est que le nom d’ami donné par un supérieur à un subalterne. »
Des contes sur la noblesse qui traite de passions terribles comme celles de madame de Pommeraye dont j’ai parlé dans ce billet, mais aussi celle du Maître dupé par un de ses prétendus amis et une gourgandine, obligé d’assumer l’éducation d’un enfant qui n’est pas de lui.
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Madame de Pommeraye et le marquis d'Arcis |
La structure de l'oeuvre et l'intervention de l'auteur : Et puis, il y a ce que l’on peut considérer comme le plus étonnant dans cette oeuvre, c’est la présence d’un narrateur qui arrête le récit des amours de Jacques au moment où il devient intéressant, qui interrompt la conversation, la diffère, nous entraîne d’une digression à une autre pour enfin revenir à notre sujet ! Un narrateur qui n’est autre que l’auteur et qui nous fait sentir qu’il est le maître tout puissant de la narration, qu’il peut même ne jamais nous révéler la fin, s’il lui plaît.
Et moi, je m'arrête parce que je vous ai dit des personnages tout ce que j'en sais : et les amours de Jacques ? Jacques a dit cent fois qu'il était écrit là-haut qu'il ne finirait pas l'histoire, et je vois que Jacques avait raison. Je vois lecteur, que cela vous fâche; eh bien, reprenez son récit où il l'a laissé, et continuez-le à votre fantaisie...
Il m’a plusieurs fois impatientée, cet écrivain encombrant, personnage qui s'amuse au jeu du chat et de la souris avec nous ! Mais ces interventions sont essentielles dans Jacques le fataliste qui se révèle une réflexion sur la création romanesque : quel est le rôle de l’auteur ? Celui-ci n'est-il pas ici à l'égal de Dieu celui qui écrit le Grand livre ? Et puisque que nous sommes dans un roman qui pose le problème de la fatalité, quelle liberté est laissée aux héros ? Et de même, autre question soulevée par le genre romanesque quels sont les rapports du roman avec le vrai ?
Il
est bien évident que je n’écris pas un roman, puisque je néglige ce
qu’un romancier ne manquerait pas d’employer. Celui qui prendrait ce que
j’écris pour la vérité serait peut-être moins dans l’erreur que celui
qui le prendrait pour une fable.
Ce qui entraîne la question du point de vue : Le récit est parfois raconté par Jacques, parfois par son maître parfois par l’auteur et les jugements sur la société alternent selon les personnages. Ce qui permet une multiplicité de la vision, il n'y a pas une vérité mais plusieurs. On voit avec cela que Denis Diderot n’a rien à envier au roman français moderne !
Quelques citations :
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Denis Diderot de Fragonard
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« Il y a longtemps que le rôle de sage est dangereux parmi les fous. (…) Jacques, vous êtes une espèce de philosophe, convenez-en. Je sais bien que c’est une race d’hommes odieuses aux grands, devant lesquels ils ne fléchissent pas le genou; aux magistrats, protecteurs par état des préjugés qu’ils poursuivent ; aux prêtres qui les voient rarement au pied de leurs autels… »
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Elle disait plaisamment de la religion et des lois que c’était une paire de béquilles qu’il ne fallait pas ôter à ceux qui avaient les jambes faibles.
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« Jacques
On ne fait jamais tant d’enfants que dans les temps de misère.
Le Maître
Rien ne peuple comme les gueux. »
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« Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui arrive de bien ou de mal ici-bas était écrit là-haut. »
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« Nous croyons conduire le destin mais c’est toujours lui qui nous mène »