Le roman de George Sand Consuelo est un roman fleuve avec lequel on part à l'aventure - à la fois dans le temps et dans l'espace- et où la traversée dure un bon bout de temps!
Consuelo, le personnage éponyme, est bien sûr au centre du récit qui se situe au XVIIIème siècle et nous la suivons de son enfance à l'âge adulte jusqu'à son mariage. Il y a une suite :
La comtesse de Rudolstadt que je je n'ai pas encore lue.
La première partie du roman a lieu à Venise vers 1744. Consuelo, d'origine espagnole, de père inconnu, élevée sur les grands chemins, au hasard des voyages de sa mère, saltimbanque, vit désormais à Venise où sa mère mourante s'est arrêtée. Le grand maître de musique Porpora lui donne des cours et la considère comme sa meilleure élève. Il faut dire que la fillette est dotée d'une voix exceptionnelle et aime la musique avec passion et, si elle n'était pas d'un physique ingrat, son avenir à l'opéra du comte Zustiniani serait assuré. Consuelo se considère comme la fiancée d'un jeune batelier, Anzoleto, qui possède lui aussi une belle voix et les deux adolescents vivent un amour chaste et platonique. Les années s'écoulent. Anzoleto est engagé par le comte Zustiniani et Consuelo devenue une beauté typiquement espagnole chante, elle aussi, sur la scène. Une expérience qui ne lui apportera que des malheurs, la jalousie de la Corilla, cantatrice célèbre de l'époque, la trahison d'Anzoleto, les avances du comte Zustiniani qu'elle est obligée de fuir.
La deuxième partie se passe en Bohême, à la limite de la Bavière, dans le sinistre château féodal des Géants habité par les seigneurs de Rudolstadt. Consuelo, devenue la Porporina, est introduite dans la famille par Porpora pour donner des cours de musique à la baronne Amélie. Elle rencontre là le jeune comte Albert atteint d'une grave maladie nerveuse. Sauvé par Consuelo qui va à sa recherche dans les souterrains du château, il tombe amoureux de la jeune fille en qui il voit sa Consolation (Consuelo en espagnol) et la demande en mariage. Il s'agit d'un mésalliance que Consuelo est trop fière pour accepter. Elle s'enfuit du château pour échapper à l'attrait sexuel qu'exerce sur elle Anzoleto qui l'a retrouvée et pour voir clair dans ses sentiments à propos d'Albert.
La troisième partie raconte le vagabondage de Consuelo déguisé en garçon et du jeune Joseph Haydn qu'elle a rencontré en chemin et qui se rend à Vienne comme elle pour rencontrer le maestro Porpora installé dans cette ville. Les aventures des deux jeunes gens sous le signe de la musique, les bonnes et les mauvaises rencontres qu'ils vont faire dans un pays sillonné par les recruteurs du roi de Prusse, Frédéric,(Celui de Voltaire), leur arrivée à Vienne où il découvre un Porpora oublié et misérable, les débuts de Consuelo qui se dévoue entièrement à celui qu'elle considère comme son père et aussi de Joseph Haydn, l'amour contrarié de Consuelo pour Albert, forment la trame riche et complexe de ce passage passionnant, mon préféré.
La quatrième partie raconte le voyage de Consuelo avec Porpora vers Berlin où elle a un engagement pour le théâtre royal jusqu'au moment où arrivant à Prague elle est rappelée d'urgence au château des Géants au chevet d'Albert mourant qui lui demande de l'épouser. Après le mariage et la mort de son époux, Consuelo, devenue comtesse de Rudolstadt, renonce à tous ses droits sur l'héritage et repart librement avec son maître.
Ouf! Résumer un bouquin de 1000 pages n'est pas de tout repos. On pourrait même dire que c'est une gageure tellement cette oeuvre est foisonnante, riche en aventures de toutes sortes, tellement l'écrivain fait preuve d'une imagination sans limites. George Sand, elle-même, jugeait qu'il y avait là, la matière de trois ou quatre bons romans. Consuelo est en fait un feuilleton qu'elle écrivait dans l'urgence et sous la contrainte des dates de parution de la Revue indépendante. Aussi, écrit-elle, il va souvent à l'aventure(...) dans une sinuosité exagéré d'évènements (...) une absence de plan (...) qui favorise l'inspiration :
La fièvre est bonne mais la conscience de l'artiste a besoin de passer en revue, à tête reposée, avant de raconter tout haut, les songes qui ont charmé sa divagation libre et solitaire.*
On comprend pourquoi ce roman fleuve, romantique, n'a pas été particulièrement apprécié dans la France de Flaubert, lui-même très critique envers cette oeuvre, dans le monde cartésien de la littérature française.
Moi-même, j'avoue que le passage au château des Géants m'a plutôt laissé perplexe. Si encore il s'agissait d'un roman gothique à la Ann Radcliffe, on pourrait se laisser aller à l'irrationnel -sans y croire vraiment- mais avec un frisson délicieux comme le fait la Catherine de Northanger abbey de Jane Austen. Mais George Sand refuse ces codes et elle le dit nettement. Si bien que le jeune comte Albert qui se croit la réincarnation d'un ancêtre hussite, meurtrier dont il expierait les fautes apparaît comme un fou et semble même dangereux. Toute la spiritualité du jeune homme que Consuelo admire me paraît la confusion d'un esprit en proie au délire. Et comme le mysticisme n'est pas mon fort, j'ai de la peine à croire à l'amour de la jeune fille pour cet homme souvent en proie à une exaltation qui va jusqu'à la violence. Comment penser qu'elle puisse l'aimer alors qu'il lui fait peur et qu'elle le soupçonne de meurtre? Pourtant, au moment où je refuse ce manque de vérité psychologique, je m'aperçois que le comte est pourvu de dons de voyance incontestables, qu'il semble voir le passé réellement, et l'avenir de même. George Sand nous égare donc dans un monde irrationnel qui semble se refuser à lui-même, fidèle à l'esprit des Lumières qui flirte avec le Merveilleux pour mieux le nier. Ce qui peut paraître comme une incohérence devient alors habileté de la part de l'écrivain.
La culture de George Sand au niveau historique et son érudition musicale qui nous transportent d'un pays à l'autre est un des plaisirs du roman. Mises à part quelques longueurs et répétitions dans le récit, j'ai aimé son aspect initiatique et picaresque quand les deux jeunes gens sont sur les routes et gagnent leur vie en chantant et en jouant de la musique. Les personnages qu'ils rencontrent sont bien campés. George Sand a l'art du portrait satirique aussi bien sur le plan physique que moral. Elle sait mettre en avant avec beaucoup d'humour le trait caricatural, les travers, les faiblesses, les vanités de chacun tout en rendant la complexité de l'âme humaine : je pense au chanoine épris de musique, de fleurs et de bonne chère, si lâche quand il risque de perdre ses bénéfices et pourtant capable de courage dans les moments importants; les nobles ne sont pas épargnés ainsi le comte Hodiz qui se pique d'être musicien et offre à son épouse La Margrave une fête grandiose mais absurde et ridicule.
Les thèmes principaux du roman, étroitement liés, sont celui de la musique ou plus généralement de l'art et celui de l'égalité, de la liberté sociales. Le socialisme de Sand s'exprime ici non sans quelque idéalisme et utopie. Face aux nobles, George Sand peint une héroïne roturière, la plus humble possible mais fière, droite et qui a le sens de sa dignité. Même devant la reine d'Autriche, Marie Thérèse, Consuelo refuse de s'abaisser, de flatter ou de mentir. Que l'on soit roi ou comte ne lui en impose pas. Le ministre Kauniz lui-même, conseiller de Marie Thérèse, lui apparaît comme une vieille commèrepeu préoccupé des affaires de l'Etat.
Je méprise les avantages que l'on n'acquiert pas par son propre mérite déclare-t-elle à Porpora et elle le prouve en refusant le mariage avec Albert :
Je n'étais pas faite pour être la femme du comte Albert pour la seule raison que je ne m'estime inférieure à personne devant Dieu, et que je ne voudrais recevoir de grâce et de faveur de qui que ce soit devant les hommes.
Consuelo est très sensible à l'injustice, à la misère du peuple dont elle est issue. Les accents du socialisme utopique de Sand ne sont jamais aussi forts que lorsque Consuelo et Haydn sont accueillis par des laboureurs lors de leur voyage vers Vienne. La conception rousseauiste des bons laboureurs, ces braves gens fatigués par une longue journée de travail, cède vite la place à la vision de la misère, de la saleté, de la promiscuité dans cette chambre unique où tous vont s'entasser pour la nuit.. Mais c'est en voyant le sort des femmes qu'elle s'émeut le plus :
.. en observant ces pauvres femmes se tenir debout derrière leurs maris, les servir avec respect et manger ensuite leurs restes avec gaieté, (...) elle ne vit plus dans tous ces bons cultivateurs que des sujets de la faim et de la nécessité, les mâles enchaînés à la terre, valets de charrue et de bestiaux, les femelles enchaînées au maître, c'est à dire à l'homme, cloîtrées à la maison, servantes à perpétuité et condamnées à un travail sans relâche au milieu des souffrances et des embarras de la maternité.
Pauvres gens, dit Consuelo à propos de ces paysans. Si j'étais riche, je voudrais tout de suite leur faire bâtir une maison et si j'étais reine, je leur ôterais ces impôts, ces moines et ces juifs qui les dévorent.
Si vous étiez riche vous n'y penseriez pas, et si vous étiez née reine vous ne le voudriez pas! Ainsi va le monde, lui répond Joseph Haydn.
Elle rencontre en Albert un fervent défenseur de l'égalité qui pour lui est sainte car voulu par Dieu. Albert a sa propre réponse quand il donne sa fortune aux pauvres. Pour Consuelo, la solution à l'inégalité et l'injustice se trouve dans l'art. La musique conçue comme un art exigeant, entier, dévorant et saint, est un don de Dieu qui permet l'élévation de l'âme et place l'artiste au-dessus de tous car quiconque est né artiste a le sens du beau et du bien, l'antipathie du grossier et du laid.
Face aux seigneurs propriétaires de la terre et aux laboureurs qui en sont esclaves, Consuelo se dit qu'il vaut mieux être artiste ou bohémien que seigneur ou paysan puisque à la morne possession d'une terre comme à celle d'une gerbe de blé s'attachaient où la tyrannie injuste, ou le morne assujettissement de la cupidité.
C'est la musique qui permet de supporter le mal autour de nous, c'est l'art qui permet aux hommes d'évoluer :
L'art peut donc avoir un but bien sérieux, bien utile pour les hommes? demande Haydn et Consuelo de répondre :
Si les malheureux avaient tous le sentiment et l'amour de l'art pour poétiser la souffrance et embellir la misère, il n'y aurait plus de malpropreté, ni découragement, ni oubli de soi-même, et alors les riches ne se permettraient pas de tant fouler et mépriser les misérables.
Faire comprendre l'art et le faire aimer est donc le rêve de Consuelo.