Albertine
Albertine : un personnage toujours vue de l’extérieur
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John William Waterhouse
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Tout au long de mes lectures sur Albertine, je me suis interrogée sur elle, ne parvenant pas à percer son mystère. Elle est souvent décrite par Marcel mais apparaît parfois presque laide, presque vulgaire, d’autrefois élégante, fine, somptueuse. Même son grain de beauté change de place. Ses yeux sont parfois verts, parfois bleus ou violets.
"Physiquement, elle avait changé aussi. Ses longs yeux bleus — plus allongés — n’avaient pas gardé la même forme ; ils avaient bien la même couleur, mais semblaient être passés à l’état liquide. Si bien que, quand elle les fermait, c’était comme quand avec des rideaux on empêche de voir la mer."
Seule sa chevelure noire et crêpelée ne change pas.
Un vraie mystère cette Albertine ! Toujours changeante ! Il en est de même de ses idées, de ses sentiments. Nous n’en savons rien et éprouvons les mêmes doutes envers elle que Marcel.
"J’ai dit : « Comment n’avais-je pas deviné ? » Mais ne l’avais-je pas
deviné dès le premier jour à Balbec ? N’avais-je pas deviné en Albertine
une de ces filles sous l’enveloppe charnelle desquelles palpitent plus
d’êtres cachés, je ne dis pas que dans un jeu de cartes encore dans sa
boîte, que dans une cathédrale ou un théâtre avant qu’on n’y entre, mais
que dans la foule immense et renouvelée ?"
L’explication vient du fait que ce n’est pas un personnage à part entière dont un narrateur omniscient nous ferait un portrait objectif et nous livrerait le moi intime puisqu’il saurait tout de ce personnage. Non. Albertine est toujours décrite par le narrateur Marcel qui n’a pas le pouvoir d’accéder aux pensées intimes de la jeune fille. De plus, quand il brosse un portrait d’elle c’est toujours avec subjectivité, non pas selon ce qu’il sait d’elle mais ce qu’il imagine savoir et selon ses sentiments du moment qui alterne entre désamour et jalousie. Plus encore, il projette en elle tous ses préjugés sociaux et son snobisme. Albertine pauvre, sportive, est mal élevée pour lui, il la méprise un peu. Elle est sa créature. C’est pourquoi il la façonne à l’image d’une femme du monde pour qu’elle corresponde à ce qu’il aime dans la femme. Mais comme une robe de grand couturier copiée par une petite main, ne sera jamais "la même chose", Albertine malgré ses progrès ne sera jamais au niveau d'une Guermantes aux yeux de Marcel !
"Cette Albertine-là n'était guère qu'une silhouette, tout ce qui s'y était superposé était de mon cru, tant dans l'amour les apports qui viennent de nous l'emportent – à ne se placer même qu'au point de vue de la quantité – sur ceux qui nous viennent de l'être aimé. "
C’est ainsi qu’Albertine est parfois vue avec dégoût et un sentiment de rejet :
"Des races, des atavismes, des vices reposaient sur son visage. Chaque fois qu'elle déplaçait sa tête elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de moi. Il me semblait posséder non pas une, mais d'innombrables jeunes filles."
parfois vue avec admiration, presque vénération :
"Ce que j'éprouvais alors c'était un amour devant quelque chose d'aussi pur, d'aussi immatériel, d'aussi mystérieux que si j'avais été devant les créatures inanimées que sont les beautés de la nature."
Albertine est-elle homosexuelle ? Rien ne le prouve. Il s’agit d’un fantasme de Marcel lié à Mlle Vinteuil et son amie homosexuelle dont Albertine dit qu’elle a été à moitié élevée par elle. Or, dans La prisonnière Albertine avoue avoir menti. Comme elle sentait que Marcel était prêt à rompre avec elle, elle a voulu retarder l’échéance en s’inventant une amie qu’elle croyait prestigieuse aux yeux de Marcel puisque associée au nom de ce musicien qu’il aimait tant !
"Mais je me sentais si dédaignée par vous, je vous voyais aussi si enflammé pour la musique de ce Vinteuil que, comme une de mes camarades — ça c’est vrai, je vous le jure — avait été amie de l’amie de Mlle Vinteuil, j’ai cru bêtement me rendre intéressante à vos yeux en inventant que j’avais beaucoup connu ces jeunes filles. Je sentais que je vous ennuyais, que vous me trouviez bécasse".
Albertine est donc menteuse ? Oui et comment pourrait-il en être autrement quand elle ne peut plus voir ses amies librement, quand elle sait que le moindre prénom féminin prononcé par elle va entretenir la suspicion et la jalousie de son amant ? Mais c’est une mauvaise menteuse puisqu’elle ne se souvient pas la plupart du temps qu’elle a menti. Marcel peut donc retracer ses mensonges par recoupement.
En tant que fille pauvre, Albertine est éblouie par le luxe et la beauté du luxe. Elle a beaucoup de goût et rêve des robes de grands couturiers et pour mieux la garder soumise Marcel lui offre Fortuny, automobile, chauffeur et lui fait miroiter un yacht. Elle est intelligente et fine, apprend vite, lit beaucoup, observe et progresse à la fois dans ses manières de femme du monde et sa culture. Elle est patiente, douce mais atteint ses limites à la fin de La prisonnière quand elle décide de partir.
Albertine comme substitut de la mère
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Picasso : le baiser du soir
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Lorsqu’une nuit, Albertine ouvre à grand bruit la fenêtre de sa chambre
malgré l’interdiction, Albertine accomplit un acte symbolique qui prouve
qu’elle a pris sa décision et elle part le matin sans dire au revoir à
Marcel. On sait que cet acte lui coûte et qu’elle est profondément
triste.
Mais toute l'attitude d'Albertine montre qu'elle a décidé de quitter Marcel.
" Quand elle put me dire bonsoir et que je l’embrassai, elle ne fit pas comme d’habitude, se détourna — c’était quelques instants à peine après le moment où je venais de penser à cette douceur qu’elle me donnât tous les soirs ce qu’elle m’avait refusé à Balbec — elle ne me rendit pas mon baiser. On aurait dit que, brouillée avec moi, elle ne voulait pas me donner un signe de tendresse qui eût plus tard pu me paraître comme une fausseté démentant cette brouille."
Dès lors l'annonce de sa mort est actée
"Je l’embrassai alors une seconde fois, serrant contre mon cœur l’azur miroitant et doré du grand canal et les oiseaux accouplés, symboles de mort et de résurrection. Mais une seconde fois elle s’écarta, au lieu de me rendre mon baiser, avec l’espèce d’entêtement instinctif et fatidique des animaux qui sentent la mort."
Je sais que je prononçai alors le mot « mort » comme si Albertine allait mourir.
Mais après m’avoir dit : « Bonsoir, tâchez de bien dormir », exactement
comme les deux premières fois, elle se contenta d’un baiser sur la joue.
Mais Marcel doute encore. Il croit qu'Albertine ne pourra pas décider de partir puisqu'elle n'a pas encore reçu les autres robes Fortuny qu'il lui a achetées. Il sait pourtant qu'Albertine n'est pas vénale même si elle aime les belles choses mais il ne peut penser qu'elle puisse l'aimer pour lui-même. Il s'imagine qu'il a le pouvoir de décider lui-même de la séparation. Mais le refus du baiser le fait encore surseoir à cette décision car ce geste fait renaître en lui la grande angoisse de son enfance quand sa mère, ayant des invités, refusait de monter dans sa chambre pour lui donner le baiser du soir.
"Et pourtant, ayant tant attendu, ce serait folie de ne pas attendre quelques jours de plus, jusqu’à ce qu’une minute acceptable se présentât, plutôt que de risquer de la voir partir avec cette même révolte que j’avais autrefois quand maman s’éloignait de mon lit sans me redire bonsoir, ou quand elle me disait adieu à la gare."
Albertine comme substitut de la mère.
Albertine : la Maîtresse du Temps
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Dante Gabrielli Rossetti : Proserpine
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"cette couronne bouclée de violettes noires"
La tante d’Albertine, Mme Bontemps, est une femme sans moralité et vénale. La mère de Marcel est surprise qu’elle n’intervienne pas, sachant sa nièce seule avec Marcel dans l’appartement. Marcel signale que Mme Bontemps non seulement encourage sa nièce à se faire entretenir pour en être débarrassée, espérant un bon mariage, mais aussi qu’elle profite des largesses que le jeune homme fait à sa nièce.
Sa parenté avec les Bontemps ! C’est tout ce que nous savons de la sportive et « effrontée » Albertine apparue sur la plage de Balbec avec ses amies, libres et légères comme des mouettes. Mais qu’en est-il d’Albertine, de son enfance, qu’en est-il de ses parents ? Qui est-elle réellement ? Dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Marcel s’interroge longuement sur Albertine et soudain apparaît le texte ci-dessous, pour le moins mystérieux et apparemment sans lien avec ces interrogations, que je cite en entier, tant il est important :
" Un ancien professeur de dessin de ma grand-mère avait eu d'une maîtresse obscure une fille. La mère mourut peu de temps après la naissance de l'enfant et le professeur de dessin en eut un chagrin tel qu'il ne survécut pas longtemps. Dans les derniers mois de sa vie, ma grand-mère et quelques dames de Combray, qui n'avaient jamais voulu faire même allusion devant leur professeur à cette femme avec laquelle d'ailleurs il n'avait pas officiellement vécu et n'avait eu que peu de relations, songèrent à assurer le sort de la petite fille en se cotisant pour lui faire une rente viagère. Ce fut ma grand-mère qui le proposa, certaines amies se firent tirer l'oreille : cette petite fille était-elle vraiment si intéressante, était-elle seulement la fille de celui qui s'en croyait le père ? Avec des femmes comme était la mère, on n'est jamais sûr. Enfin on se décida. La petite fille vint remercier. Elle était laide et d'une ressemblance avec le vieux maître de dessin qui ôta tous les doutes ; comme ses cheveux étaient tout ce qu'elle avait de bien, une dame dit au père qui l'avait conduite : « Comme elle a de beaux cheveux ! » Et pensant que maintenant, la femme coupable étant morte et le professeur à demi mort, une allusion à ce passé qu'on avait toujours feint d'ignorer n'avait plus de conséquence, ma grand-mère ajouta : « Ça doit être de famille. Est-ce que sa mère avait ces beaux cheveux-là ? – Je ne sais pas, répondit naïvement le père. Je ne l'ai jamais vue qu'en chapeau. "
Dans son article, Qui est Albertine ?Audrey Cerfon, professeur à l’université de Genève, (voir Ici) développe cette thèse : Albertine n'est autre que la disgracieuse petite fille devenue une jolie jeune fille aux cheveux noirs en grandissant. Sa chevelure reste toujours une de ses grandes beautés et fascine Marcel qui la décrit avec admiration à tout moment.
"Sa chevelure descendue le long de son visage rose était posée à côté d'elle sur le lit et parfois une mèche isolée et droite donnait le même effet de perspective que ces arbres lunaires grêles et pâles qu'on aperçoit tout droits au fond des tableaux raphaëlesques d'Elstir."
"Car, par exemple, tout au contraire, chaque matin le crespelage de ses cheveux me causa longtemps la même surprise, comme une chose nouvelle que je n’aurais jamais vue. Et pourtant, au-dessus du regard souriant d’une jeune fille, qu’y a-t-il de plus beau que cette couronne bouclée de violettes noires ? Le sourire propose plus d’amitié ; mais les petits crochets vernis des cheveux en fleurs, plus parents de la chair, dont ils semblent la transposition en vaguelettes, attrapent davantage le désir."
Ainsi le narrateur a connu à Combray cette petite Albertine, peut-être l’a-t-il rencontrée une fois ou deux à l'époque où il était lui-même enfant, sans l'avoir reconnue à Balbec, d’où cette sorte de prescience du fait que la jeune fille se situe dans "des régions plus inaccessibles pour moi que le ciel", régions qui sont de l’ordre de la mémoire et du souvenir. Ainsi liée à Combray, par sa naissance, son enfance pauvre et sans mère, elle participe à sa manière au but ultime de la Recherche, celui du temps retrouvé en se présentant à Marcel "sous une forme pressante et cruelle, à la recherche du passé" "comme une grande déesse du Temps".
Demain: Marcel Proust : La prisonnière Le mythe de Pygmalion (3 )
Marcel Proust : Les Plaisirs et les jours