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lundi 18 mars 2024

Yan Lespoux : Pour mourir, le monde


Dans Pour Mourir, le monde, Yan Lespoux, historien, universitaire spécialiste de la civilisation occitane, s’appuie sur un fait historique, le plus grand naufrage de l’histoire de la marine portugaise en janvier 1627 sur les côtes françaises de Saint-Jean-de-Luz et d'Arcachon jusqu’au Médoc à la suite de tempêtes violentes. 
 
 
Francisco Manuel de Melo ,, écrivain portugais et marin

 
 
Yan lespoux s'inspire des mémoires du capitaine-mor dom Manuel de Meneses, qui publia un mémoire, de dom Francisco Manuel de Melo, écrivain et marin, qui raconta son histoire trente ans après, et du livre de Jean-Yves Blot et Patrick Lizé qui ont réuni de nombreux documents retrouvés dans les archives espagnoles, portugaises et françaises.
Voilà quel est le bilan de ces naufrages d'après ces études  : «  7 navires coulés, deux énormes caraques des Indes de 1800 tonneaux, chargées de pierres précieuses et d'épices, escortées par cinq galions de guerre portant la fine fleur de l'aristocratie portugaise, 2000 morts, 300 rescapés. Tout cela donna lieu à un imbroglio diplomatique entre la France et le Portugal, qui impliqua le duc d'Epernon, Richelieu, Louis XIII, l'Eglise et les grandes familles du Médoc. Car si les " bourgeois " de Saint-Jean-de-Luz recueillirent des naufragés, plus au nord, sur les côtes des Landes et du Médoc, les Français pillèrent les épaves et massacrèrent les survivants. »
 
 
 
 Une caraque

 
 De Gao :  Le roman débute avec le naufrage, sur la côte du Médoc, à Lacanau, de la caraque Sao Bartolomeu, avec à sa tête, le capitaine-mor Vincente de Brito, navire revenant des Indes.  ll y avait à bord cinq cents voyageurs et un chargement d’une valeur inestimable, épices, pierres précieuses, étoffes. Il n’y eut que douze survivants. Fernando Teixeira, jeune portugais, personnage fictif du roman est l’un des leurs. Pauvre, orphelin, il a été recruté de force dans l’armée portugaise et amené aux Indes où il eut une vie aventureuse qui finit par le conduire dans les geôles de la Sainte Inquisition à Goa. Gracié, il embarque pour un retour au Portugal sur le Saint Bartolomeu et projette de voler les diamants transportés à bord, avec l’intention de sortir de sa condition car « naître petit et mourir grand est l’accomplissement d’un homme » dit le poème d’Antonio Vieira, mis en exergue du roman :  « Pour naître le Portugal; pour mourir le Monde. »

Dans le Médoc :  Fernando va rencontrer Marie. Cette dernière, une fille qui sait se défendre, a blessé un fils de famille qui l’agressait et doit se cacher des autorités dans les landes sauvages du Médoc, chez son oncle Louis, un homme brutal, pilleur d’épaves. Celui-ci qui règne par la terreur sur un peuple de travailleurs primitifs et misérables. Ces hommes vont non seulement piller les richesses de la nef mais aussi achever les rares rescapés.


Piet Heyn, le commandant de la flotte hollandaise occupe Bahia

De Salvador de Bahia :  Au Brésil, vit Diogo, dont les parents ont été brûlés vifs pendant le siège mené par la marine Hollandaise pour enlever la ville aux Portugais. Ces derniers, avec à sa tête Dom Manuel de Meneses secondé par les espagnols, vont reprendre Bahia. A cette époque le Portugal, au grand dam des nobles portugais, était alors réuni à la couronne d’Espagne. Au cours de cette guerre Diogo et son ami, un indien Tupinamba, Ignacio, deviennent les aides de camp de Dom Manuel Meneses et partiront avec lui vers le Portugal. Plus tard, sommés par le roi d’escorter les caraques venues de l’Inde, leur galion le Santo Antonio et Sao Diogo fera naufrage devant Saint Jean de Luz.

C’est ainsi que Yan Lespoux mène ses trois personnages principaux à travers les océans et de points de l’horizon diamétralement opposés jusqu’aux côtes françaises où ils se rencontreront, une navigation houleuse et tumultueuse qui se double d’une traversée de l’enfance à l’âge adulte, tout au long de ce roman initiatique.

Le roman de Yan Lespoux est très enlevé et bien écrit ! Les descriptions sont à la hauteur des éléments déchaînés, des pays exotiques. De plus, l’écrivain se révèle un bon conteur et nous plonge dans un récit mouvementé et aventureux, agréable à lire par un effet proportionnellement contradictoire aux émotions rencontrées, plus j’ai peur, mieux c’est !  Oui, je sais ! Je dois avoir gardé mon âme d’enfant parce qu’après les romans qui parlent du froid, de la neige et de la survie dans le Grand Nord, juste après, j’adore toujours les récits de mers démontées et de bateaux en détresse, voire d’îles désertes.

 Découvrir la vie au bord d’une caraque ou d’un galion, braver les tempêtes, souffrir du scorbut, faire naufrage deux fois, échapper à l’inquisition, commercer avec les Indes, découvrir la misère et la sauvagerie des résiniers, des costejaires et des bergers des Landes dans notre France du XVII siècle, mesurer la misère des peuples, qu’ils soient colonisés, esclaves ou nés, comme Fernando, « au mauvais endroit », du mauvais côté de la barrière sociale, tout est passionnant !
 Le sérieux de la documentation nous permet de découvrir des faits historiques que je ne connaissais pas , ce naufrage, la reconquête de Bahia, la colonisation des Indes et la présence de l'Inquisition jusque là-bas,  et ceci, comme si on le vivait en même temps que les personnages. 

 

Dom Manuel de Meneses capitaine-mor du Sao Juilao et du Bartolemeu

De plus, le texte ne manque pas d’humour. J’ai aimé le personnage du noble portugais, le Fidalgo, Dom Manuel de Meneses, dont l’écrivain fait un portrait réjouissant par exemple lorsqu'il refuse d’échapper à la flotte anglaise plus nombreuse et mieux armée que lui à la faveur de la nuit. Il fait attacher un fanal à la poupe de son navire pour ne pas avoir l’air de fuir … d’où un premier naufrage quand il se fait canarder le lendemain matin  ! Ou encore en 1627 quand il discute de figures de style dans un texte de Lope de Vega avec Dom Manuel de Melo alors que son navire est en train de sombrer, malmené par les vagues de l’océan déchaîné. On rit de son sens de l’honneur qui n’a d’égal que sa stupidité mais qui finit par forcer l’admiration, porté à un degré tel que la démesure l’empêche d’être ridicule !  De plus sous ses airs de grand seigneur impassible, l’écrivain nous fait toucher l’homme, celui qui éprouve de la peur et trahit parfois ses faiblesses, un être humain, pas des meilleurs, mais humain, en quelque sorte ! Une personnalité historique que Yan Lespoux traite comme l'un de ses personnages et à qui il donne une complexité.
 

Donc un bon roman ! N'hésitez pas à embarquer ! A lire pour le plaisir de l’aventure et de la rencontre avec l’Histoire !  

Et puis, quand vous l'aurez lu, venez nous voir Fanja et moi,  pour nous dire ce que vous avez pensé de la fin ouverte du roman, l'écrivain ne précisant pas vraiment ce que ses personnages sont devenus !

Enfin, j'ajoute que j'aime ce livre parus aux éditions Agullo. Je trouve que c'est un bel objet  (conception de la couverture par Cyril Favory) avec la carte jaquette d'après Jan Huygen van Linschoten et les images de la première et quatrième de couverture d'Alfredo Roque Gameiro.

Fanja ICI 

Keisha ICI

Première de couverture

Quatrième de couverture
 


Chez Fanja

                    

dimanche 10 mars 2024

Ragnar Johnasson : A qui la faute ; Robert Galbraith : Blanc mortel; Lisa Gardner Le saut de l'ange, Juste derrière moi, n'avoue jamais et Retrouve-moi


 

Avec ma plongée dans la littérature latino américaine, j’avais envie de lectures plus faciles et j’ai avalé quelques polars. Certes, l’univers des polars n’est jamais très réjouissant mais il reste du domaine du « pas vrai», du style « je peux trembler de peur bien en sécurité sous mon plaid ». Ce n’est pas le même ressenti que lorsque l’on se projette en Argentine, au Chili, bref ! en Amérique latine… par temps de dictature. Des lectures qui secouent de tout autre manière !

Je parle, bien sûr, des polars distraction, aventure, et non de ceux qui nous donnent une vision approfondie, critique,  lucide et souvent noire de la société.

Ragnar Johnasson, écrivain islandais :  j’avais bien aimé avec Snjor  aussi c’est avec plaisir que je suis entrée dans ce livre A qui la faute.

Quatre amis d’enfance, Daniel, Helena, Armann, Gunnelaugur se donnent rendez-vous pour une excursion sur les hauts plateaux de l’Est de l’Islande. Mais une drôle d’ambiance s’installe entre eux et la partie de chasse tourne mal. Pris dans la tempête, ils se perdent et cherchent à se réfugier dans une cabane ou une vision effrayante (vraiment ?) les attend. 

Bien sûr, le huis clos dans la neige n’est pas forcément original mais l’on sait bien que tout dépend de la manière dont il est traité.  Et là,  je dois dire que j’ai été assez déçue.

La forme y est pour beaucoup. L’auteur a choisi de faire parler ces personnages les uns après les autres. C’est un procédé courant qui permet de faire des allers-retours du présent au passé. Mais ici ce n’est pas très réussi. Les passages de chacun d’entre eux sont parfois si rapides qu’il en résulte une impression de décousu. De plus, la  vision macabre annoncé paraît plus bizarre que macabre. D’autre part, pour ménager la surprise de la fin, l’écrivain ne peut nous expliquer certaines situations qui paraissent alors peu crédibles. Par exemple, on ne comprend pas, avant le dénouement, pourquoi Daniel et Helena repartent dans la nuit et la tempête après avoir trouvé enfin un refuge. Rien ne les y obligeait même pas ce qu’ils avaient découvert dans la cabane. 

Enfin tous les personnages sont antipathiques, donc, on ne parvient pas vraiment à s’attacher à l’un d’entre eux, d'autant plus qu'ils sont trop rapidement esquissés. Pour toutes ces raisons je n'ai pas vraiment accroché ! A qui la faute va certainement être porté à l'écran. Je pense que le suspense marchera mieux si l'adaptation est bien faite. Par l'image on peut traduire cette impression de malaise qui pèse sur le groupe sans avoir à l'expliquer.



Avec Blanc mortel, j’ai découvert cet écrivain Robert Galbraith, qui n’est autre, cachée sous un pseudonyme, que JK Rowling. Et oui, cette dernière n’est pas seulement l’auteur de Harry Potter mais aussi d’une série de polars qui mettent en scène un détective privé Cormoran Strike dont on sait qu’il a perdu une jambe dans un combat en Afghanistan. Il est accompagné dans ses enquêtes par une jeune femme Robin Ellacott, avisée et passionnée, mais qui, au début de ce roman, se marie avec Matthew, bellâtre qui voit d’un mauvais oeil le travail de son épouse.

Le roman se déroule pendant les jeux olympiques de Londres en 2012, ce qui nous permet de connaître (et l'écrivain le fait non sans humour !) les angoisses des Britanniques quant à la réussite des jeux qui ne sont pas sans rappeler les nôtres en 2024 !  On ne s’étonnera pas d’apprendre que les méchants de l’affaire (entre autres) sont les syndicalistes, les anarchistes, tous des fêtards ou des drogués, mais finalement pas des méchants très sérieux, ( JK Rowling enfile les lieux communs de bonne conservatrice sur ces milieux populaires), eux qui remettent en cause les jeux olympiques pour des raisons financières, les restrictions du budget de la santé qui en ont découlé, et soulèvent les problèmes écologiques. Mais les hauts milieux politiques aussi sont dans le collimateur.

Enfin Blanc Mortel est la quatrième volume des aventures de Cormoran Strike et de Robin et on sent qu’ils ont beaucoup vécu avant nous ! Mais cela n’empêche pas de comprendre l’action même si l'on ne commence pas par le premier.

Pendant près de 700 pages, on est tourneboulé par les aventures plus ou moins rocambolesques des deux enquêteurs, avec leurs hauts et leurs bas, leurs déboires professionnels et sentimentaux. Cela se lit bien, très vite, facilement et c’est distrayant. J’ai bien aimé.


Lisa Gardner

 

 

 Lisa Gardner est l’auteure de thrillers regroupés en trois séries : D. D. Warren, une commandant de la criminelle du Boston Policy department ; FBI Profiler où, parmi les personnages récurrents, on retrouve les profileurs Pierce Quincy et sa fille Kimberly Quincy, aidés par Rainie Conner, ancienne policière devenue enquêtrice privée ; et Tessa Leoni, ancienne subordonnée de D. D. Warren désormais détective privée.

 

 

 J'ai lu dans n'importe quel ordre les titres suivants : Le saut de l'ange, Juste derrière moi, n'avoue jamais et Retrouve-moi appartenant parfois à des séries différentes. Peu importe, chaque récit est construit indépendamment les uns des autres et l'on apprend vite ce qui est nécessaire pour comprendre les personnages. L'important, ici, c'est l'histoire, haletante, les rebondissements, les  aiguillages vers de fausses pistes. Le lecteur malin croit avoir tout compris et il est souvent trompé et le suspense fonctionne bien !



 

jeudi 7 mars 2024

David Grann : La note américaine

 

J’ai découvert David Grann avec Les Naufragés du Wager (ICI) que j’ai vraiment beaucoup aimé. Il me restait donc à lire La note américaine dont les échos sont élogieux dans les blogs.

Nous sommes en 1921 chez les Osages. Cette tribu indienne a été chassée de ses terres du Kansas pour y installer les colons blancs au XIX siècle, dans les années 1870, et a été reléguée sur les territoires les plus rocailleux, les plus déshérités de l’Oklahoma. Mais le découverte de gisements de pétroles va changer la donne et faire des Osages l’un  des peuples les plus riches du monde. Scandaleux ! Non seulement ils sont millionnaires mais, en plus, ils se font servir par des domestiques… blancs ! Le monde renversé ! Tout va être mis en place pour les dépouiller de leur fortune, les spolier de leurs biens, par tous les moyens légaux ou non, y compris le meurtre, et ceci avec la complicité des pouvoirs politiques, financiers et juridiques des Etat-Unis.

Le livre se divise en trois parties :

Première Chronique : La femme marquée

 

Mollie Buckhart et son interprète dans le film de Scorcese
 

C’est à travers le personnage de Mollie Burkhart, une indienne osage, que l’écrivain va présenter cette période qui  commence en 1921, période que l’on a appelée le règne de la terreur et dont la durée officielle est de quatre ans. Mais l'enquête révèle que les meurtres ont commencé certainement plus tôt et ont continué au-delà. Cette première partie nous éclaire aussi sur la vie des indiens osages par le passé et maintenant qu’ils sont devenus riches, la perte de leurs traditions, de leurs croyances. Leurs enfants leur sont enlevés pour être éduqués dans des internats religieux. Le gouvernement les déclare inaptes (ce sont des indiens donc incapables! ) à gérer leur fortune et les met sous tutelle. Les curateurs, des blancs, leur refusent toute dépense, chipotent sur leurs besoins et les dépouillent peu à peu de leurs biens.

« …par exemple le cas d’une veuve dont le curateur avait disparu en emportant presque tous ses biens, avant de l’informer qu’elle n’avait plus un sou, et l’avait laissée élever ses deux enfants en bas âge dans la misère. Quand l’un des enfants tomba malade, le curateur refusa de lui octroyer le moindre centime. Dépourvu d’une nourriture suffisante et de soins médicaux, l’enfant décéda. »

Mollie, mariée à un blanc Ernest Buchart, a vu disparaître sa soeur Minnie et sa mère Lizzie, toutes deux empoisonnées, sa soeur Anna tuée d’un balle est retrouvée dans un ravin. Plus tard c’est sa soeur Rita et son mari qui disparaissent dans un attentat contre leur maison. D’autres meurtres font régner la terreur dans tout le comté osage. La police et la justice bâclent les enquêtes, peu soucieuses de trouver les coupables dont on pressent qu’ils bénéficient de protections occultes. Devant la mauvaise volonté des autorités, les familles touchées par ces meurtres engagent des détectives privés qui engrangent de nombreux renseignements, ouvrent de nombreuses pistes mais en vain. W W. Vaughan, un avocat honnête, semble avoir élucidé les crimes, mais au moment où il va révéler la vérité, il meurt assassiné. Mollie, désespérée, se barricade dans sa maison mais on apprend qu’elle est en train de mourir, elle aussi empoisonnée.


Deuxième chronique : L’homme d’indices



Dès 1908 Roosevelt avait créé le Bureau of investigation (Le BOI)  qui deviendra le FBI. En 1925, le nouveau patron du BOI, J. Edgar Hoover va le diriger de manière dictatoriale et le moderniser. Il demande à l’ancien ranger, Tom White, de prendre l’affaire en main et lui envoie des agents infiltrés. Le groupe parvient à établir la culpabilité de certains, en particulier d’un personnage haut placé. Cette seconde partie nous révèle les dessous de l’enquête et décrit le procès difficile et tumultueux. Mollie qui a survécu y assiste.

« Mais White savait que le système judiciaire américain, au même titre que ses services de police, était gangréné par la corruption. Il y avait beaucoup de juges et d’avocats véreux. Les témoins étaient menacés et le jury acheté. »


Troisième chronique : Le journaliste


Ernest Buckhart et son Interprète Di caprio

Au-delà de l’enquête, le journaliste, David Grann donc, continue ses recherches. Il rencontre les petits-enfants des Osages qui ont connu le règne de la terreur. Ces descendants gardent en mémoire cette horrible période et les meurtres de leurs grands-parents qui n’ont pas obtenu justice. Les coupables ont bénéficié de remises peine, d’amnistie, ou n’ont tout simplement pas été poursuivis. Le journaliste  découvre qu’il y a de nombreux meurtres restés impunis ou qui n’ont été ni reconnus comme tels, ni fait l’objet d’une enquête.

Les Osages vivent dans le souvenir et l’amertume : «  Cette terre est gorgée de sang » commenta Mary Jo  (Marie Jo Webb petite-fille de Paul Pearce assassiné pendant la terreur ). Elle se tut un instant et nous entendîmes les feuilles des chênes bruisser dans le vent. Puis elle me rappela ce que Dieu avait dit à Caïn après le meurtre d’Abel : « La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi. ».

Le livre de David Grann se révèle une enquête complexe qui tient en haleine, éclairant les manquements de la justice face à la disparition violente de nombreux membres de la tribu, révélant les zones d’ombre, les complicités, les mensonges et les non-dits. Les personnages prennent vie et nous assistons, révoltés et désemparés, à leurs souffrances. Grâce au dépouillement d'archives, de mémoires, et de la presse de l’époque et à la rencontre des descendants des Osages disparus, David Grann mène une investigation passionnante que l'on ressent aussi comme un cri d'indignation et un appel à la justice.

dimanche 3 mars 2024

Pete Fromm : Le lac de nulle part

 

Trig et Al, des jumeaux, garçon et fille, sont invités par leur père pour une "aventure " en canoë sur les lacs canadiens. Qu'est-ce qui les pousse à accepter cette invitation alors qu'ils n'ont plus vu leur père depuis des années ? C'est d'autant plus étonnant qu'ils le savent bien, on ne part pas dans ces régions au mois de Novembre, quand le froid s'abat sur le pays et que les lacs commencent à geler ? De plus les relations entre le père et la fille Al sont plutôt tendues !  Le désir, peut-être, maintenant qu'ils sont adultes et qu'ils ont chacun une vie séparée, de retrouver leur enfance, quand, avec leurs parents qui n'étaient pas pas encore divorcés, ils partaient camper à la dure, se nourrissant de leur pêche.  

De lac en lac, de portage en portage, de  bivouac en bivouac, les voilà qui s'enfoncent  toujours  plus loin dans cette nature sauvage que la civilisation n'a pas encore atteinte jusqu'au lac qui n'a pas de nom, le lac de Nulle Part.  Mais alors qu'ils s'aperçoivent que leur père n'a plus toute sa tête et qu'il les a perdus dans des contrées inconnues, la neige fait son apparition et le gel se referme sur leurs traces. Ce voyage au coeur des paysages canadiens se révèle aussi un voyage intérieur au pays de leur enfance, révélant les blessures profondes, les colères, les non-dits familiaux, mais aussi l'amour et la complicité encore intactes des jumeaux, deux contre tout !

Le récit de cette aventure, surtout au moment où s'amorce le retour problématique vers la civilisation, m'a tenue en  haleine car  Pete Fromm est un bon narrateur qui sait ménager ses effets. Les  dangers encourus par les personnages relancent savamment l'intérêt du roman. Pourtant, cette lecture ne pas pas entièrement convaincue. J'ai pensé mais en moins terrible, moins puissant, moins grandiose, au récit de Jack London L'amour de la vie (Ici)  dans lequel l'homme perdu dans le grand silence blanc lutte pour revenir à la civilisation dans un combat surhumain contre les pièges que lui tend la nature. Et ce livre n'est pas, non plus, au niveau d'un autre livre de Pete Fromm, Indiana Creek ! (voir   Ici) . Tout paraît édulcoré ! 

 C'est l'un des jumeaux, Trig, (Trigonométrie, leur père est mathématicien) qui raconte l'histoire à la première personne, ce qui explique que sa soeur, Al (Algèbre), et son père lui paraissent parfois incompréhensibles ! Mais, même lorsque l'on comprend mieux les personnages, on ne parvient jamais vraiment à être en empathie avec eux, peut-être parce que l'analyse n'est pas approfondie et que l'on ne peut croire aux retrouvailles de Al et de son père. On reste en surface. On est loin de la finesse psychologique de Avant la nuit (Ici) .

Bref la lecture du roman est agréable mais je n'ai pas retrouvé les émotions provoquées par les oeuvres de Pete Fromm que je cite ci-dessus et qui restent mes préférées.


Voir Aifelle ICI

 Une comète ICI

Violette ICI

jeudi 22 février 2024

Elsa Osorio : Double fond


 

Double fond, le roman de Elsa Osorio, écrivaine argentine, se déroule dans deux espaces temporels différents qui finiront par se rejoindre dans le dénouement.

2024 ; Le corps d’une femme, le docteur Marie Le Boullec, est retrouvé, échoué sur une plage de La Turballe, près de Saint Nazaire. Le commissaire Fouquet enquête et met sur l’affaire (officieusement)  une jeune  journaliste Française, Muriel Le Bris qu’il juge brillante, en lui faisant part de ses soupçons. La morte aurait été anesthésiée puis jetée dans l’océan d’une très haute altitude, avion ou hélicoptère. Ce procédé rappelle à la mémoire les vols de la mort pratiqués par la dictature argentine dans les années 1976-1983 pour se débarrasser des opposants sans laisser de trace. Cette technique employée pendant la guerre d’Algérie, fut enseignée aux argentins par des militaires français (L’OAS). Muriel aidée par Marcel, son petit ami, et par une vieille dame, Geneviève, amie de Marie le Boullec, découvre des mails entre un jeune argentin Mathias et celle qui semble être Marie Le Boullec  mais se présente sous le nom de Soledad Durant. Elle apparaît aussi sous un autre nom Maria Landaburu ? Un double fond ?

Qui est réellement Marie Le Boullec, médecin urgentiste, épouse d’Yves Le Boullec,  unanimement aimée et saluée par ses patients ? Pourquoi a-t- elle promis à Mathias de lui raconter la vie de sa mère, disparue, que le jeune homme n’a pas revue depuis des années ? Marie Le Boullec a-t-elle réellement été assassinée ou s’est-elle suicidée après la mort de son mari Yves Le Boullec ?

Emilio Eduardo Massera


1978 : Nous sommes en pleine dictature militaire depuis le coup d’état de 1976 dirigé par le général Jorge Rafael Videla, avec l'amiral Emilio Eduardo Massera appelé le commandant Zéro et le brigadier Orlando Ramón Agosti. Les opposants au régime,  entre autres les membres du FAR (force armée révolutionnaire) et les Monteneros, (organisation de lutte armée de tendance péroniste de gauche) sont enlevés, séquestrés à L’ESMA (école mécanique de la marine) qui devient un lieu sinistrement célèbre, tortures, viols, vols de bébés, assassinats…  Les victimes disparaissent, enterrés dans des fosses communes ou jetés à la mer lors des vols de la mort et les familles restent dans l’ignorance de ce qui leur est arrivé. Il y eut près de 30 000  desaparecidos ou disparus. Bien vite, les crimes ne concernent plus seulement les opposants mais ceux qui ont des biens, riches propriétés, entreprises, qui attirent la convoitise d’un régime organisé en mafia et qui s’enrichit de la confiscation des biens. Marcel, historien, oriente d’ailleurs  sa thèse sur la répression mafieuse en Argentine au temps de la dictature.

Ils avaient volé tous leurs biens aux disparus, ils s’étaient appropriés, par la torture, des terrains et des entreprises appartenant à des personnes qui n’avaient aucun lien avec le militantisme, le syndicalisme, ni les groupes armés révolutionnaires, et ces personnes sont  encore aujourd’hui disparus. Ils faisaient des affaires juteuses en Argentine et à l’étranger, avec le concours de la loge P2.

 

83 avenue Henri Martin


Juana, guerillera, officier montanera, a été emprisonnée à L’ESMA avec son fils Mathias âgé de trois ans. Affreusement torturée, elle a obtenu de son tortionnaire Raul Raidas dit le Poulpe que son enfant soit libéré et envoyé chez son père. Devenue la maîtresse de Raul, elle se dit « repentie » car c’est le seul moyen pour elle de survivre et d’épargner la vie de son fils qui est toujours menacée. Mais elle espère pouvoir un jour témoigner des crimes du régime. Toujours sous surveillance, privée de liberté malgré les apparences, elle est envoyée à Paris en 1978 pour infiltrer les comités du COBA, organisme qui prend position, à l’époque, en France, contre la dictature et le fait que Le Mondial du football ait lieu en Argentine.

83 avenue Henri Martin. Elle monte l’escalier qui conduit au bureau du Centre pilote de Paris , et de nouveau cette sensation : un cloaque puant dans des pièces élégantes et claires. La Folie est encore pire qu’à l’ESMA. C’est une annexe de l’ESMA, mais à Paris, à l’angle d’une avenue arborée, au premier étage d’un superbe immeuble.

 C’est en France qu’elle rencontre Yves Le Boullec et qu’elle en tombe amoureuse. Un amour réciproque mais qui met sa vie en danger car son amant Raul est d’une jalousie féroce. Obligée à paraître véritablement « repentie » aux yeux de la junte  sous peine de mort, elle est de plus considérée comme traître et menacée par les siens.  

Parallèlement à ces deux récits temporels un texte en italique semble être le récit promis par Soledad à Mathias sur sa mère, Juana, et joue le rôle de trait d’union entre les deux récits. Il nous en apprend plus sur l’horreur des crimes de masse en argentine avec la complicité silencieuse ou non du gouvernement français..

L’année dernière j’ai rencontré Poniatowski, le ministre de Giscard, quand il est venu en Argentine, et il était totalement d’accord avec nous sur la nécessité d’éradiquer le terrorisme. Et tu veux que je lui parle de victimes ?

 

L'amiral Massera et Alfredo Artiz lors de leur procès

 

Que dire de ce roman ? C’est qu’il m’a appris beaucoup sur la dictature en Argentine ! Et je dois ajouter que j’ai dû faire une incursion dans le net pour me documenter sur tous les personnages historiques du roman tant mon ignorance est profonde. Par exemple, je pensais qu'Elena Homlberg était un personnage fictionnel mais j’ai découvert que, attachée de presse à l’ambassade d’Argentine à Paris et pourtant proche de la dictature, elle avait été assassinée par ordre de l’amiral Massera. On rencontre ainsi à Paris Alfredo Astiz surnommé l’ange blond de la mort, tortionnaire de l’ESMA, responsable de la disparition de deux religieuses françaises.  Il est question aussi des mères de la place de Mai qui se réunissent avec la photo de leurs enfants disparus. Je me suis perdue dans les noms des responsables militaires parfois désignés par leur nom, parfois par leur surnom comme le capitaine de corvette Acosta, criminel de guerre, appelé Le Tigre. j'ai cherché aussi ce qu'était la loge P2, loge maçonnique secrète où se retrouvent mafia, criminels argentins, et bien d'autres d'où est issu Berlusconi.

Ma lecture n’a donc pas été aisée tout au moins au début et j’ai eu du mal à entrer dans l’histoire. D’autre part la trame narrative est complexe et parfois un peu trop enchevêtrée. J’ai trouvé aussi qu’il y avait des longueurs dans la partie enquête, les personnages fictionnels refusant de dire à Matthias la vérité sur le meurtre de Marie Le Boullec, et lui écrivant comme si elle était toujours vivante. On se demande bien pourquoi si ce n’est pour prolonger artificiellement l’enquête. Bref! Je n’ai pas tout aimé dans ce livre. Mais j’ai apprécié l'aspect historique et l'immersion pas obligatoirement agréable, on s'en doute,  mais nécessaire dans cette cette période tragique de l’histoire de ce pays et d'en savoir plus sur la complicité de la France, de l’église catholique et des Etats-Unis. Du coup, je suis allée me documenter sur les procès menés contre les responsables de ces crimes contre l’humanité. Il faut savoir que ceux-ci, en 1983, à la fin de la dictature, ont été protégés par des lois d’amnistie et ceux qui ont été condamnés lors procès de la junte en1985 ont été grâciés par le président Carlos Menem. Il a fallu attendre 2003 pour mettre fin à l’impunité. Une soixantaine de condamnations furent prononcées entre 2005 et 2009. En 2006 et 2010 deux témoins à charge payèrent de leur vie. De grands procès auront lieu en 2009, 2012, 2016, 2017. Au cours de mes recherches j’ai trouvé un procès en 2022 mettant en cause dix officiers pour les atrocités commises dans la caserne militaire de Campo de Mayo contre 350 personnes, dont des femmes enceintes et des ouvriers de l’industrie automobile. Une Histoire qui n'a jamais fini de s'écrire !

Et voilà ce que je lis dans wikipédia


Le procès de Luis Maria Mendia et les « vols de la mort »
En janvier 2007, lors de son procès, en Argentine, pour crimes contre l’humanité, l’amiral Luis Maria Mendia, idéologue des « vols de la mort », demanda la présence de Valéry Giscard d’Estaing, de l’ancien Premier ministre Pierre Messmer, de l’ex-ambassadrice à Buenos Aires Françoise de la Gosse et de tous les officiels en place à l’ambassade de France à Buenos Aires entre 1976 et 1983, pour qu'ils comparaissent devant la cour en tant que témoins.
Tout comme Alfredo Astiz, l’« ange de la mort », avant lui, Luis Maria Mendia a, en effet, fait appel au documentaire de la journaliste Marie-Monique Robin, Les escadrons de la mort – l’école française, qui montrait comment la France — et notamment des anciens de la guerre d’Algérie —, par un accord secret militaire en vigueur de 1959 à 1981, avait entraîné les militaires argentins. Ils demandèrent par ailleurs la présence d'Isabel Peron (arrêtée en Espagne début 2007), Italo Luder, Carlos Ruckauf et Antonio Cafiero.
Luis Maria Mendia accusa un ancien agent français, membre de l'OAS, d'avoir participé à l'enlèvement des nonnes Léonie Duquet et Alice Domon. Celui-ci, réfugié en Thaïlande, nia les faits, tout en admettant avoir fui en Argentine après les accords d'Évian de mars 1962.
Par ailleurs, début janvier 2010, l'ex-pilote militaire Julio Alberto Poch, détenu en Espagne, accepta d'être extradé pour répondre des accusations l'impliquant dans les « vols de la mort », dans lesquels il nie avoir eu la moindre participation.


https://www.france24.com/fr/20121127-argentine-proces-histoire-vol-mort-dictature-militaire-esma-armee-astiz-acosta-cavallo-miguel
https://www.rfi.fr/fr/ameriques/20171130-proces-esma-argentine-vols-mort-astiz-acosta-verdict-perpetuite

 https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_sale

 https://www.lemonde.fr/international/article/2022/07/07/argentine-dix-officiers-condamnes-a-la-perpetuite-pour-des-crimes-commis-sous-la-dictature_6133675_3210.html


 


lundi 12 février 2024

Almudena Grandes : Les Secrets de Ciempozuelos


Je ne connaissais pas Almudena Grandes avant de voir sur Netflix ( et oui, on peut y trouver des pépites) Les patients du docteur Garcia du même auteur. C’est pourquoi j’ai été heureuse de dénicher à la médiathèque d’Avignon Les Secrets de Ciempozuelos d'Almudena Grandes qui  est un de mes coups de coeur ce mois-ci.


Hildegard et Aurora Carballeira

German Vélasquez a fui l’Espagne en 1939 après la victoire de Franco et s’est installé en Suisse. Son père, psychiatre réputé, condamné à mort par les nationalistes, s'est suicidé en prison. Or en 1954, Jose Luis Roblès, directeur de l’asile pour femmes de Ciempozuelos propose à German, devenu psychiatre lui aussi, de venir travailler dans son établissement afin de mettre au point le protocole d’un nouveau médicament susceptible de venir en aide aux malades mentaux jusqu’alors incurables. Si German peut revenir en Espagne en toute sécurité, c’est que le pays manque de psychiatres. En arrivant à l’asile, German découvre qu’elle abrite une patiente Aurora Rodrigue Carballeira, qu’il avait aperçue, lorsqu’il était enfant, dans le cabinet de son père, et qui défrayait alors la chronique, personnage devenue tristement célèbre en 1933 pour avoir tué sa fille Hildegard, jeune prodige. Il y fait également la connaissance d'une aide-soignante, María Castejón, à qui doña Aurora a appris à lire et à écrire. La jeune fille intelligente et sensible, dont le grand-père est jardinier à l’asile de Ciempozuelos, a vécu dans ce lieu depuis son enfance et est attachée à Aurora qui lui a ouvert les portes du savoir. German, fasciné par cette patiente, paranoïaque, espère en apprendre plus sur elle en interrogeant Maria. 

Bien vite, les jeunes gens sont attirés l’un vers l’autre mais outre la différence sociale - médecin/aide-soignante-, dans un pays où tout est hiérarchisé, un avenir est-il possible pour deux êtres que leur passé fragilise au coeur d’une terrible dictature ?

On peut se demander ce qui pousse German à accepter cette invitation, à se jeter dans la gueule du loup ? Ses collègues espagnols qui vivent la dictature comme une oppression et étouffent dans ce pays sans horizon, sans espoir n'osent lui poser la question.  Mais on le comprend peu à peu. La réponse est à la fois simple et complexe : Le désir, bien sûr, d’expérimenter en tant que chef du service ce médicament prometteur, le besoin de fuir un divorce difficile et de s'éloigner de la famille juive de son beau-père qui vit dans la douleur de la perte de son fils tué par les nazis,  fuir aussi un pays, la Suisse, qu’il trouve gris et froid, et puis la nostalgie de l’Espagne, de ses couleurs, de sa chaleur, le bonheur de revoir, après quinze ans d’exil, sa mère et sa soeur… La liste est longue.

C’est qu’il ne connaît pas, non plus, la réalité de l’Espagne franquiste, et ce qu’il découvre est au-delà de ce qu’il peut imaginer dans une dictature que Almudena Grandes qualifie au cours d’une interview de « prototypique à cause de son application nette de la terreur ».
 Et d’abord l’obscurantisme religieux avec une église catholique toute puissante qui pèse sur les esprits, brime les consciences avec l’obligation de participer aux offices, condamne la sexualité et où tout est péché, une église qui dénonce, punit, culpabilise, manipule ceux qui ne font pas partie des puissants. Ces derniers sont intouchables et l’hypocrisie des élites n’a d’égale que la stigmatisation et le mépris des pauvres. Maria va l’apprendre à ses dépens, elle qui est un temps domestique chez des bourgeois « méritants » et « bien-pensants » !

C’est ce que découvre German lorsqu’il dit à Maria avec un franc-parler qui paraît extraordinaire voire scandaleux dans cette société  :  «  Ce pays est vraiment bizarre ! Les gens n’ont que ça en tête. Ils espionnent, critiquent, disent du mal des autres, se signent parce que c’est péché, mais ils ne parlent que de ça, ne pensent qu’au sexe, c’est l’obsession nationale.  Cette dernière phrase, c’est ce qui m’a le plus impressionnée, j’ai eu peur de l’entendre évoquer ces choses-là si naturellement, comme s’il parlait la météo. Cela faisait trop longtemps que je n'avais pas entendu ce mot, sexe, prononcé aussi simplement, sans importance. »

Un gouvernement qui met à mal toute liberté, une société où personne ne peut exprimer sans danger des idées non-conformes à celles du régime. La sexualité, l’homosexualité, la lecture, le socialisme, tout est sévèrement réprimé. Une chape de plomb pèse sur le pays et chacun se méfie de son voisin, les parents demandent à leurs enfants de ne pas répéter ce qui s'est dit dans les foyers.

"Parler, lire des livres, acheter le magazine La Cordoniz, ou s’embrasser sur la bouche en plein jour, même chez soi, étaient des activités suspectes, qui pouvaient attirer l’attention d’une personne en lien avec la police."

L’Espagne et son penchant pour l’eugénisme, sa ségrégation sociale, son mépris des humbles mais aussi des femmes qui sont les premières touchées, tellement formatées qu’elles ne peuvent, même en pensée, échapper à la cage qu’on leur destine. Le roman est donc aussi un livre écrit en mémoire de ces femmes victimes d’une société qui les tient pour biologiquement inférieures.

Don Eijo Garay évêque franquiste


Tout cela, German va rapidement le découvrir quand il rencontre le père Armenteros, secrétaire particulier de don Eijo Garay, évêque de Madrid-Alcala et patriarche des Indes occidentales qui s’oppose à un traitement des malades mentaux.

« Ces créatures (il bougea le bras comme s’il voulait étreindre tous les malades qui l’entouraient) sont aussi des enfants de Dieu, sûrement les plus aimés. En les créant ainsi, le Seigneur a voulu qu’ils fassent partie de son oeuvre. Sincèrement, il nous semble préoccupant d’aspirer à corriger le plan divin. »

ou encore Antonio Vallejo Najera, directeur de l’asile pour hommes de Ciempozuelos, colonel de l’armée nationale, idéologue de l’eugénisme qui a pratiqué des expériences sur les prisonniers politiques pour isoler le gène du socialisme. 

Antonio Vallejo Najera

« Et je saluai l’idéologue de l’eugénisme fasciste espagnol, créateur de la théorie selon laquelle le marxisme était un gène pervers, intrinsèquement associé à l’infériorité mentale, qu’il fallait extirper à tout prix en fusillant tous ceux qui le portaient et en confiant leurs nouveau-nés à des familles irréprochables, qui sauraient neutraliser leur épouvantable héritage génétique grâce à une éducation religieuse et patriotique appropriée. »

 
Mais plus que tout, ce que dénonce Almuneda Grandes, c’est le silence qui s’est abattu sur la population, le silence qui est le seul moyen de se préserver de la dictature quand exprimer ses pensées devient dangereux. L’écrivaine rend sensible cette peur qui s’insinue en chacun d’entre eux lorsqu’il doit sans cesse contrôler ses pensées, cacher ses opinions, se méfier de son interlocuteur. Ainsi tout en nous racontant le passé, l’écrivaine s’interroge aussi sur le présent et nous montre comment, par la suite, dans l’Espagne démocrate, les petits-enfants n’ont pu exercer une pensée critique sur l’époque franquiste, n’ont pu comprendre le passé de leurs grands-parents, le silence toujours de rigueur rognant les ailes à la mémoire. C’est ce que veut dire Pedro Almodovar quand il écrit : « Almudena Grandes est un phare pour tous ceux qui, comme moi, veulent savoir d’où ils viennent... En plus d’être un roman-fleuve jouissif à lire, il est le meilleur antidote à l’inquiétude actuelle. »

Oui,  Les Secrets de Ciempozuelos est un roman additif, passionnant, qui épouse tour à tour des  points de vue différents, German, Maria, Aurora…  et fait alterner le passé, celui de German et de Maria, et les lieux, la Suisse et l’Espagne, avec une incursion dans l’Allemagne nazie et l’holocauste. Les  personnages, Maria et German, en sont extrêmement attachants et tous ceux qui gravitent autour d’eux sont intéressants. Avec leurs forces et leurs faiblesses, ils nous apparaissent profondément humains. On aime les accompagner tout au long de leur vie et de leurs épreuves. Il faut ajouter qu’en interrogeant le passé, Almuneda Grandes ne nous parle pas seulement du présent de l’Espagne mais aussi du nôtre. Elle nous rappelle que la privation de la liberté est peut-être l’une des plus grandes épreuves qu’un peuple ait à subir et que la dictature détruit jusqu’à l’âme et le coeur d’un pays.

Les Secrets de Ciempozuelos est le cinquième de la fresque écrite par l’écrivaine sur l’époque franquiste (Episodes d’une guerre interminable). Il est aussi le dernier car l’écrivaine est décédée en 2021. J’ai bien l’intention de les lire tous !



 

jeudi 8 février 2024

Rita Indiana : Les tentacules


Les Tentacules, roman de de Rita Indiana, écrivaine  caribéenne (Saint Domingue) est qualifié d’Ovni dans le paysage littéraire et l’on comprend pourquoi. Elle y mêle trois époques :

 2027

l'Orisha Yemaya, la déesse mère, de M G Alemanno

Le roman Les Tentacules se déroule dans la République Dominicaine ravagée par la pollution, où l’air dépose une suie grasse sur les vitres et les poumons, où règne la canicule, les épidémies, la misère, où l’on tue les réfugiés climatiques et où toute forme de vie marine a disparu. La mer grise ou brunâtre ne reflète plus le ciel mais la mort de ses coraux, de ses poissons. En 2027, une anémone survivante est un trésor que les collectionneurs se disputent à coups de millions. Là, vit Alcide, une jeune fille qui souhaite changer de genre et qui se prostitue pour vivre puis devient la domestique d’Esther Escudero. Bien vite, l’on s’aperçoit qu'Esther n’est pas une vieille dame ordinaire mais qu’elle est Omicunlé, le manteau qui couvre la mer, prêtresse de la Santeria, une religion populaire du peuple Taïno, dans les Caraïbes (l’équivalent du Vaudou à Cuba) et qu’elle considère Alcide comme un Orisha, un être d'essence divine destiné à sauver la planète de la catastrophe écologique. Grâce au Rainbow Bright, Alcide devient un homme sans avoir à subir une intervention chirurgicale. Accusé injustement du meurtre de sa patronne, il s’enfuit.

 2000

Rita Indiana

 Linda, une riche héritière, très impliquée dans la lutte écologique et son mari Giorgio Menicucci, mécène d’art, conscient de l’enjeu écologique cherche à créer un sanctuaire pour la préservation des espèces marines. Pour trouver des financements, le  couple propose une résidence à Playa Bo dans la ville de  Sosua, à plusieurs  artistes dans le but de créer un évènement qui attirera les donateurs. Parmi eux, Argenis, un peintre raté qui a pourtant une technique parfaite mais dont l’inspiration n’est pas contemporaine. C’est un personnage de macho aigri que l’on pourrait haïr s’il ne faisait pitié. Autour d’eux, le critique d’art cubain Ivan, Elizabeth, plasticienne, vidéaste qui se tourne vers la musique en réalisant une performance de DJ (comme Rita Indiana elle-même). Au thème écologique, l’écrivaine mêle donc aussi une réflexion sur l’art. Enfin, avec le personnage du domingois Malagueta, elle décrit le racisme et l’infériorité sociale à travers le vécu et l’intériorité de cet artiste noir.

«  Négro », s’entendit-il dire en crachant la fumée par la bouche. Un petit mot grossi au fil du temps par d’autres significations, toutes odieuses. Chaque fois que quelqu’un le prononçait au sens de pauvre, sale, inférieur, criminel, le mot s’enflait, il devait être sur le point d’exploser, et quand finalement cela arriverait, sans doute ne signifierait-il plus qu’une simple couleur. Son corps était ce ballon de chair qui contenait le mot, mille fois gonflé par le regard malfaisant des autres, de ceux qui se croyaient blancs. »

1991 et XVII siècle

Le dictateur Joaquin Balaguer

 

Mais Argenis et Alcide (on verra plus tard son nom masculin que je ne divulgue pas volontairement mais n’oublions qu’il est considéré par Esther comme le sauveur ) se retrouvent, de plus, projetés dans des époques antérieures de leur vie en 1991 et au XVII siècle, sur un navire de flibustiers.

Un roman complexe

 

Olokun le dieu de la mer voir ici

Présenté ainsi car j’ai essayé de démêler les fils, ce roman a l’air sage, voire classique : une dystopie sur fond de désastre écologique avec des retours dans le passé. Il n’en est rien  !  Quand je parle de fil, c’est presque au sens propre car le récit semble composé d’écheveaux complètement emmêlés et remplis de noeuds si bien que le passé et le présent ne s’opposent pas, ne se confrontent pas mais coexistent ! Et cela se traduit au niveau de l’écriture par la description de deux réalités vécues non pas d’un chapitre à l’autre, ni même d’un paragraphe à l’autre mais parfois dans la même phrase.

Sur la plaine des flibustiers, les couleurs du soleil couchant étaient les mêmes qu’à Playa Bo, car pour Argenis deux soleils plongèrent en même temps derrière l’horizon. Vivre ces deux réalités était un peu comme faire un puzzle sur une table tout en regardant la télévision; celle-ci était son présent prévisible et inoffensif, le monde des flibustiers était le casse-tête sur lequel il devait se concentrer… »

D’autre part, il ne faut pas oublier que le Merveilleux intervient aussi dans le récit. Dans les années 1991, dans la propriété du Taïno Nenuco, soutien du dictateur Balaguer alors en place, dans le tunnel de la plus grande anémone, germe l’embryon de celui qui va devenir le sauveur.

Tout doucement Nenuco lui dit : « Nous t’attendions, tu es venu de loin pour nous sauver Etoile d’eau, maintenant je vais t’aider à te souvenir ».

Ainsi, non seulement les personnages peuvent vivre au même moment dans des époques différentes, mais ils ont le pouvoir de s’incarner dans les dieux de la Santeria, qui par syncrétisme peuvent correspondre aux saints de l’église catholique, comme Yémaya, la mère des eaux, associée à la Vierge de Régla, patronne des marins...

Tu sais maintenant que tu es l’omo Olokun: celui qui sait ce qu’il y a au fond de la mer. Sers-toi de tes pouvoirs dont tu commences à prendre conscience pour le bien de l’humanité. Sauve la mer, Maféréfun Olokun, Maféréfun Yémaya : Qu’Olokun nous accorde la grâce, que Yémaya nous accorde la grâce »

Mais voilà, quand il faudra sauver l’humanité, le messager en aura-t-il le courage. Et nous ? A quels sacrifices consentirions-nous si nous en avions le pouvoir. C’est la question que pose ce roman dans son dénouement.

 Que penser de ce roman hors norme?

Les désastres de la guerre de Goya

 Les Tentacules paraissent s’étendre partout, sur tous les thèmes, dans tous les milieux, toutes les époques comme de longs bras qui se ramifient. Dans ce roman délirant, foisonnant, le Shakespeare de Prospéro côtoie le Goku de Dragon Ball et le Yoda de Stars Wars, en se mêlant aux rythmes des Daft Punk et des Chemical Brothers, avec des références à la série de tableaux sur Les désastres de la guerre de Goya  qui marque le début de la peinture moderne....

C’est un brillant exercice de style que j'ai admiré mais qui m’a surprise plus que séduite. Je ne peux pas dire que je l'ai vraiment aimé car les personnages n'existent pas réellement (à part, peut-être Argenis et encore !) et ils restent très démonstratifs. Ce qui m'a intéressée surtout dans ce roman, c'est la découverte des Dieux Santeria.



 LC avec Ingammic

lundi 5 février 2024

Mayra Santo-Febres : La maîtresse de Garlos Gardel

 

Dans La maîtresse de Garlos Gardel de Mayra Santo-Febres, écrivaine portoricaine, Micaela Thorné, une femme âgée, devenue gynécologue et phytologue, raconte la rapide liaison qu’elle a eue avec Carlos Gardel, surnommé le roi du Tango, quand elle était une jeune fille étudiante à l’école d’infirmière dans l’île de Porto Rico.
Nous sommes en 1935 qui est l’année de la mort de Carlos Gardel dans un accident d’avion, l’année aussi où Micaela va vivre avec lui une passion brûlante qui durera vingt-sept jours, période à la fin de laquelle elle est congédiée par l’impresario du chanteur comme une vulgaire chaussette ayant fini de servir ! Heureusement, comme il la vire rapidement, elle pourra valider son diplôme d’infirmière et plus tard continuer des études de médecine. Comme si, pour "suivre son propre chemin", il fallait absolument "le parcourir sans l'aide d'un compagnon". C'est la question qu'elle se pose face aux livres qui se rappellent à elle pendant sa liaison amoureuse et qui lui annoncent "des aventures différentes" :

La seule façon d'aller au bout de ces aventures-là est-elle toujours solitaire ? Libre d'attaches sentimentales ?

Carlos Gardel


Bien sûr, ce roman nous fait connaître la vie du célèbre chanteur né en France à Toulouse ou en Argentine, ou encore en Uruguay.  Le  récit nous explique le mystère autour du lieu de la naissance de celui qui vécut une enfance pauvre et violente en Argentine avant de triompher sur la scène. Il y a aussi une réflexion intéressante sur la danse elle-même qui naît dans les bas quartiers des grandes villes hispaniques et conquiert les classes sociales supérieures désireuses de s'encanailler surtout après l'anathème jeté par le Pape qualifiant le tango comme la danse du Diable !  Il y a aussi un passage sur la beauté de la tristesse et de la nostalgie, que l'on peut peut-être comparer à la "saudade" du  Fado portugais ?

 La tristesse est cette note qui s'étire comme un bandonéon. Elle fait grandir l'appel quand la distance se relâche, grandir la voix quand l'objet du désir est loin. C'est de là que viennent ce soupir et cette cassure dans la voix. C'est vers ce lieu-là qu'il faut tendre, faire battre le cœur, pour que la nostalgie atteigne ce qu'on a perdu et le fasse revivre dans la poitrine.

 
Bien sûr, Carlos Gardel est une personnalité célèbre et il est intéressant d'en savoir plus sur lui mais je l'ai trouvé antipathique et il m’a irritée comme m’a ennuyée la soumission de Micaela, personnage fictionnel autrement intéressant pourtant, dans sa conquête du savoir et sa recherche de l'indépendance. Bref ! je n’ai pas particulièrement apprécié cette histoire d’amour torride, assez classique finalement, l’un dans le rôle de « l’étalon » latin, l’autre dans le rôle de la fille noire éprise jusqu’à risquer de mettre sous éteignoir son intelligence et à perdre sa dignité.
Car Micaela est noire et, à ce titre, elle subit le racisme déclaré ou larvé de la société et de ses pairs, les autres étudiantes. Si elle peut envisager de poursuivre des études, ce qui est impensable dans le milieu où elle vit, c’est grâce à sa grand-mère, la « sorcière », guérisseuse, dont la connaissance des plantes médicales est si poussée que pour connaître ses secrets, un médecin, le docteur Roberts, parraine la jeune fille et lui fait obtenir une bourse. C'est donc une double lutte que mène Micaela, échapper au déterminisme social et se libérer en tant que femme amoureuse.
C’est ce que j'ai aimé dans ce roman ainsi que le personnage très fort de la grand-mère avec toutes les connaissances médicales qui ont trait aux plantes comme celle, mystérieuse, appelée le Coeur-de-vent, plante sorcière dont Micaela devenue médecin percera le secret scientifique.

"De la famille de l’Uncaria Tormentosa, connue dans ce pays sous le nom de Coeur-de-vent, la plante et son champignon contiennent des doses adaptogèniques d’hormones végétales, ainsi que d’autres composés qui peuvent être isolés pour traiter d’autres maladies."
"J’ai travaillé sur la plante pendant des décennies, classant ses constituants, mesurant sa composition."
 

De plus le roman est bien écrit avec de belles descriptions animées et vivantes de la vie dans les quartiers populaires et des paysages de l’île.

Les Mogotes (Cuba)


"J’ai regardé par la vitre. Les mogotes de calcaire défilaient les uns après les autres. Tout était vert. Nature dense et sauvage. J’ai commencé à déchiffrer la campagne. Malgré l’enchevêtrement d’arbres et de feuillages, je parvenais à identifier des hibiscus, un chêne cabelassier, des cèdres, un palmier royal, des acajous sur lesquels grimpaient du lierre, des Bromélies. Elles étaient bien là, les plantes, elles régnaient. Certains vivaient des autres, griffant le ciel en quête de plus de lumière. D’autres donnaient de l’ombre et des fruits tandis que des millions de feuilles se transformaient en excroissances, pour donner leur jus. "

LC avec Ingannmic  ICI



lundi 15 janvier 2024

Annette Hess : La maison allemande

 

Dans La maison allemande de Annette Hess, nous sommes en 1963 et le deuxième procès des criminels nazis du camp d’extermination d’Autschwitz va avoir lieu à la grande la désapprobation de l’opinion publique, les journaux se faisant l’écho de  la population qui pense que l’on ne doit pas remuer le passé.

« Ce qui ressortait de la plupart des articles, c’était qu’il fallait tirer un trait sur le passé. Les vingt et un accusés étaient de gentils grands-pères et pères de famille, de braves citoyens travailleurs qui avaient traversé le processus de dénazification sans se faire particulièrement remarquer. »

Evan Bruhns, une jeune interprète allemand-polonais, est sollicitée pour traduite les  dépositions des victimes polonaises mais elle se heurte dès le début à l’opposition de ses parents Edith et Ludwig et de son fiancé Junger, un riche héritier.  Eva comme la plupart des jeunes gens de son âge a été tenue dans l’ignorance de ce qui s’est passé, les générations précédentes préférant laisser dans l’oubli l’horreur des faits et le rôle actif ou passif qui a été le leur.
Pour la jeune fille qui va traduire les témoignages et être au plus près des victimes, ce sera la prise de conscience de ce qu’a été le nazisme et l’horreur des camps de concentration. Elle découvrira la responsabilité, pour ne pas dire la culpabilité d’une grande partie de la population, y compris de ses parents. Sa compassion envers les victimes et son indignation sont d’autant plus virulentes que les accusés, presque certains de leur impunité, nient les faits et opposent indifférence et mépris aux juifs qui ont le courage de venir témoigner.  Et effectivement les peines retenues contre eux seront légères.
 

"Mais Otto Cohn leva la main.
_ J’ai une dernière chose à dire. Je sais que tous ces messieurs affirment qu’ils ne savaient pas ce qui se passait dans le camp. Le lendemain de mon arrivée, je savais déjà tout.  Et je n’étais pas le seul. Il y avait là un garçon de seize ans qui s’appelait Andreas Rapaport. Il a écrit  avec son sang sur le mur en hongrois : « Andréas mort à seize ans. ». Ils sont venus le chercher au bout de deux jours. Il m’a crié : «Je sais que je vais mourir. Dis à ma mère que j’ai pensé à elle jusqu’au dernier instant. » Mais je n’ai pas pu le lui dire car elle était morte aussi. Ce garçon, il savait ce qui se passait là-bas !
Cohn fit quelques pas en direction des accusés. Les deux poings levés , il criait.
-Il savait et vous non ? ! Vous, Non ?
!
Eva se dit que Cohn ressemblait  à un personnage de la Bible, Dieu en colère, et qu’à la place des accusés elle le craindrait. Mais ces messieurs en costume-cravate gratifiaient Cohn de regards méprisants, amusés ou indifférents. »

Pour Eva, le procès provoque un bouleversement qui va impacter toute sa vie. Un sentiment de culpabilité pèse sur elle. Les fautes des parents doivent-ils retomber sur les épaules des enfants ? C’est la question que pose ce roman.  Ainsi quand Eva va retrouver le coiffeur juif qui a survécu au camp de concentration et où sa mère l'amenait se faire coiffer, elle ne sait comment exprimer sa désolation. Après son départ,  celui-ci répond à une assistante qui demande ce que voulait sa visiteuse : " Ils veulent qu'on les console".

En même temps qu’elle découvre le passé, elle prend conscience de l’aliénation féminine dans l’Allemagne des années 60 où la femme a obligation de se marier et d’être une épouse obéissante et soumise, et obligatoirement  une mère de famille dévouée !  La dépendance dans laquelle Junger, son fiancé, veut  la maintenir n’a d’égale que le conformisme social du jeune homme même si celui-ci évolue comme on le verra au cours du récit. La différence de milieu social entre Junger qui se trouve à la tête de l’entreprise de son père et Eva, fille de propriétaires d’un petit restaurant dans un quartier populaire de Francfort, complète cette vision sociale.
Un autre personnage curieux, c’est Annegret, la soeur d’Eva, elle aussi victime des hommes. Peut-être aussi, porte-t-elle a sa manière le monstrueux passé de son pays ? Plus âgée que sa soeur Eva, elle a peut-être mieux compris ce qui se passait à ce camp ? Ses actes, ceux d’un esprit malade, sont aussi glauques que ceux des SS des camps de concentration mais le dénouement est assez surprenant, peut-être à l’image de tous ces bourreaux qui ont fini tranquillement leur vie dans leur lit, n’ayant jamais à rendre compte de leurs crimes comme on le verra  à l'issue du procès !
Un roman intéressant et lucide à la fois pour connaître cette période en Allemagne et pour l’analyse psychologique des personnages qui réagissent à ces faits.