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jeudi 7 novembre 2024

Le Jeudi avec Marcel Proust : La prisonnière : Marcel Proust et la mode, Mariano Fortuny et Jacques Doucet

Elena vêtue d'une robe Delphos de Mariano Fortuny
 

Marcel Proust est fasciné par les toilettes des femmes et il les décrit avec une précision et une délicatesse qui témoignent de son sens de l’observation, son tempérament d’artiste et son amour de l’art, celui-ci lui permettant de jeter des liens par-delà les siècles entre les oeuvres des grands couturiers de son temps, Jacques Doucet, Fortuny et la peinture vénitienne, Carpaccio, Le Titien, Tiepolo. 

 

Le Titien : portrait de femme


" Et les manches étaient doublées d’un rose cerise, qui est si particulièrement vénitien qu’on l’appelle rose Tiepolo."

Jean-Baptiste Tiepolo: fresque de l'Olympe, le rose Tiepolo

C’est  à travers la description du vêtement que Marcel Proust exprime la sensualité du corps féminin, "Mais la robe ne m'empêchait pas de penser à la femme", dans la couleur ou la brillance d’une étoffe, les courbes d’un pli, les arrondis d’une manche, les détails raffinés.
Pour lui, le vêtement d’une femme est un paysage, une saison comme pour Odette dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs avec "les névés de son manchon", et ses fourrures d’hermine  "qui avaient l’air des derniers carrés des neiges de l’hiver… " 
Comme la robe d’Oriane de Guermantes, fleur, pierre précieuse, feu et passion :  "Vous aviez une robe toute rouge, avec des souliers rouges ; vous étiez inouïe, vous aviez l’air d’une espèce de grande fleur de sang, d’un rubis en flammes".
La toilette est aussi un état d’âme : " Je trouvais la duchesse ennuagée dans la brume d’une robe en crêpe de Chine gris, j’acceptais cet aspect que je sentais dû à des causes complexes et qui n’eût pu être changé, je me laissais envahir par l’atmosphère qu’il dégageait, comme la fin de certaines après-midi ouatées en gris perle par un brouillard vaporeux. "

C’est pourquoi dans La prisonnière Marcel cherche à cerner ce qui transcende la parure féminine, ce qu’elle exprime d’une manière subtile. La toilette féminine n’est pas un décor, nous dit-il, " mais une réalité donnée et poétique comme est celle du temps qu’il fait, comme est la lumière spéciale à une certaine heure.". La toilette est  donc une réalité qui est de l’ordre de l’émotion, du ressenti, transformée par ce qui est au-delà de la perception, ce qui s’exprime par le symbole, la métaphore, le mystère, le langage même de la poésie.

Proust comprend que malgré les conseils de Mme de Guermantes, il ne pourra mettre les mots sur ce qui fait la spécificité d’une robe de Doucet ou de Fortuny :  " mais si vous faites faire des choses de Callot, de Doucet, de Paquin par de petites couturières, cela ne sera jamais la même chose. — Mais je ne veux pas du tout aller chez une petite couturière, je sais très bien que ce sera autre chose ; mais cela m’intéresserait de comprendre pourquoi ce sera autre chose. "
Proust se rendra à l’évidence, comme pour les grandes oeuvres, la grande couture ne peut se définir ni s’expliquer car elle est aussi un art.


Jacques Doucet

Jacques Doucet (détail d'une robe)


"Telle toque, tel manteau de zibeline, tel peignoir de Doucet, aux manches doublées de rose, prenaient pour Albertine, qui les avait aperçus, convoités et, grâce à l’exclusivisme et à la minutie qui caractérisent le désir, les avait à la fois isolés du reste dans un vide sur lequel se détachait à merveille la doublure, ou l’écharpe, et connus dans toutes leurs parties (…) une importance, un charme qu’ils n’avaient certes pas pour la duchesse, rassasiée avant même d’être en état d’appétit…"

Entre 1880 et les années 1920, le grand couturier Jacques Doucet habilla les dames de la noblesse et de la grande bourgeoisie. Réjane et Sarah Bernhardt furent parmi ses clientes. Mais Jacques Doucet était aussi l’un des plus importants collectionneurs de son temps, peintures, gravures, livres anciens. Les héritiers de Jacques Doucet, monsieur et madame Angladon, avignonnais, ont revendu une partie de ses collections mais ont gardé certaines oeuvres, Van Gogh, Degas, Sisley, Picasso, Foujita, Modigliani... qui sont exposées actuellement à Avignon à la fondation Angladon. Un joli petit musée à visiter si vous passez dans la ville.

 

Jacques Doucet : robe de soirée

Mariano Fortuny

Oswald Hornby Joseph Birley :  Muriel Gore dans une robe Fortuny


"De toutes les robes ou robes de chambre que portait Mme de Guermantes, celles qui semblaient le plus répondre à une intention déterminée, être pourvues d’une signification spéciale, c’étaient ces robes que Fortuny a faites d’après d’antiques dessins de Venise. Est-ce leur caractère historique, est-ce plutôt le fait que chacune est unique qui lui donne un caractère si particulier que la pose de la femme qui les porte en vous attendant, en causant avec vous, prend une importance exceptionnelle, comme si ce costume avait été le fruit d’une longue délibération et comme si cette conversation se détachait de la vie courante comme une scène de roman ?"

Mariano Fortuny y Madraza est un espagnol né à Grenade en 1871.  Il s’installe à Venise avec son épouse Henriette Négrin au palais Fortuny qui est actuellement un musée de la mode et des tissus.  Il s’inspire de décors crétois, coptes, byzantins, grecs et crée des modèles dont la forme est proche de la djellaba ou de la toge antique. Il est le créateur-inventeur de plissés et de soie (en mousseline, voile, velours, taffetas..) sur lesquels était appliqué de l’or, de l’argent, en motifs, également brodés ou métallisés par des procédés nouveaux (25 brevets furent déposés alors). Sa robe plissée Delphos, achetée dès 1909 par la marquise Casati, le rend célèbre, ainsi que la tunique de bacchante (réalisée avec le couturier Paul Poiret), ou le châle Knossos. Ce genre d’inspiration confirmait la mode de l’Antiquité grecque, avec des plissés, de longues tuniques, des drapés.  

 "La robe de Fortuny que portait ce soir-là Albertine me semblait comme l’ombre tentatrice de cette invisible Venise. Elle était envahie d’ornementation arabe, comme les palais de Venise dissimulés à la façon des sultanes derrière un voile ajouré de pierres, comme les reliures de la Bibliothèque Ambrosienne, comme les colonnes desquelles les oiseaux orientaux qui signifient alternativement la mort et la vie, se répétaient dans le miroitement de l’étoffe, d’un bleu profond qui, au fur et à mesure que mon regard s’y avançait, se changeait en or malléable par ces mêmes transmutations qui, devant la gondole qui s’avance, changent en métal flamboyant l’azur du grand canal."

 

Robes Mariano Fortuny

« Ces robes de Fortuny, dont j’avais vu l’une sur Mme de Guermantes, c’était celles dont Elstir, quand il nous parlait des vêtements magnifiques des contemporaines de Carpaccio et du Titien, nous avait annoncé la prochaine apparition, renaissant de leurs cendres, somptueuses, car tout doit revenir comme il est écrit aux voûtes de Saint-Marc, et comme le proclament, buvant aux urnes de marbre et de jaspe des chapiteaux byzantins, les oiseaux qui signifient à la fois la mort et la résurrection. »


Vittore Carpaccio : Fuite en Egypte


Dès que les femmes avaient commencé à en porter, Albertine s’était rappelé les promesses d’Elstir, elle en avait désiré, et nous devions aller en choisir une. Or ces robes, si elles n’étaient pas de ces véritables robes anciennes, dans lesquelles les femmes aujourd’hui ont un peu trop l’air costumées et qu’il est plus joli de garder comme pièces de collection (j’en cherchais, d’ailleurs, aussi de telles pour Albertine), n’avaient pas non plus la froideur du pastiche, du faux ancien.  (...) ces robes de Fortuny, fidèlement antiques mais puissamment originales, faisaient apparaître comme un décor, avec une plus grande force d’évocation même qu’un décor, puisque le décor restait à imaginer, la Venise tout encombrée d’Orient où elles auraient été portées, dont elles étaient, mieux qu’une relique dans la châsse de Saint-Marc évocatrice du soleil et des turbans environnants, la couleur fragmentée, mystérieuse et complémentaire. Tout avait péri de ce temps, mais tout renaissait, évoqué pour les relier entre elles par la splendeur du paysage et le grouillement de la vie, par le surgissement parcellaire et survivant des étoffes des dogaresses.


 Tissus Fortuny


Plus tard, Marcel les offre en cadeaux à Albertine  : « Pour les robes de Fortuny, nous nous étions enfin décidés pour une bleu et or doublée de rose, qui venait d’être terminée. Et j’avais commandé tout de même les cinq auxquelles elle avait renoncé avec regret, par préférence pour celle-là. «

 

Robes Mariano Fortuny

 Pour définir le style de Mariano Fortuny, Marcel Proust évoque les peintres-décorateurs de son époque qui ont contribué au succès des ballets russes de Diaghilev.   "À la façon des décors de Sert, de Bakst et de Benois, qui, à ce moment, évoquaient dans les ballets russes les époques d’art les plus aimées — à l’aide d’œuvres d’art imprégnées de leur esprit et pourtant originales "

 

Jose Maria Sert y Badia

 

Jose Sert : paravent pour le boudoir de la reine d'Espagne

 Jose Maria Sert y Badia est un peintre et décorateur  espagnol (1874-1945). Son art, pétri de références à la grande tradition, se concentre sur le grandiose.  Il a travaillé pour les ballets russes. Voir Ici

 

  Léon Bakst

Léon Bakst : Bacchante et faune
 

Lev Samoilovitch Rosenberg dit Léon Bakst (1866-1924),  russe, peintre, décorateur, costumier a été  le principal collaborateur des ballets russes très à la mode au début du XX siècle. Il a travaillé aussi pour l'opéra de Paris.

Marcel Proust, dans une lettre à Reynaldo Hahn, le 4 mai 1911, lui écrit : « Dites mille choses à Bakst que j’admire profondément, ne connaissant rien de plus beau que Schéhérazade. »


Alexandre Nikolaïevitch Benois
 
 
Alexande Benois : Pétrouchka

 
 
Alexandre Nikolaïevitch Benois, (1870-1960), né a Saint-Peterbourg, d'un père d'origine française, mort à Paris, peintre et décorateur, a réalisé de nombreux décors de ballets, Giselle, Pétrouchka, Les Sylphides, le Boléro...
 
 
 
 
 
 

jeudi 5 septembre 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Le côté de Guermantes, les peintres flamands

Pieter Brueghel l'Ancien (1525-1569) : le dénombrement devant Bethléem
 

J'ai déjà dit que j'aimais beaucoup les passages que Marcel Proust consacre à l'Art dans La Recherche, musique, peinture...

En effet, l'art se mêle si étroitement à la vie que nous avons l'impression de pénétrer dans un tableau.  C'est ce qui arrive quand Marcel se rend dans une auberge où il doit retrouver Robert de Saint Loup dans le volume Le côté de Guermantes

La première allusion à la peinture flamande dans ce passage de Proust est celle du tableau de Brueghel l'Ancien :  le dénombrement de Bethleem. C'est la foule qui arrive par groupes dans la cour de l'auberge,  la cohue, l'agitation, le brouhaha qui provoque cette vision du tableau de Brueghel.

 "Et précisément à l’hôtel où j’avais rendez-vous avec Saint-Loup et ses amis et où les fêtes qui commençaient attiraient beaucoup de gens du voisinage et d’étrangers, c’était, pendant que je traversais directement la cour qui s’ouvrait sur de rougeoyantes cuisines où tournaient des poulets embrochés, où grillaient des porcs, où des homards encore vivants étaient jetés dans ce que l’hôtelier appelait le « feu éternel », une affluence (digne de quelque « Dénombrement devant Bethléem » comme en peignaient les vieux maîtres flamands) d’arrivants qui s’assemblaient par groupes dans la cour, demandant au patron ou à l’un de ses aides (qui leur indiquaient de préférence un logement dans la ville quand ils ne les trouvaient pas d’assez bonne mine) s’ils pourraient être servis et logés, tandis qu’un garçon passait en tenant par le cou une volaille qui se débattait."

Le Dénombrement que j'ai vu au musée des Beaux-Arts de Bruxelles, décrit un passage de l'Evangile selon Saint Luc où Marie, enceinte, et Joseph que l'on reconnaît à sa scie de charpentier, vont se faire enregistrer comme le veut la loi romaine. Devant le guichet un attroupement, les gens font la queue, se renseignent, leurs noms sont écrits dans des registres. Il s'agit de la collecte des impôts à la veille de Noël. La scène se déroule dans un village près d'Anvers qui figure Bethléem.

 
 

 La scène est biblique et pourtant, replacée dans le contexte de ce village flamand, elle frappe par son réalisme, le nombre de détails qui montrent la vie quotidienne des habitants. 
 


 
Elle offre des renseignements sur le climat, l'habitat, le transport des marchandises, les occupations de ces gens, tout un peuple laborieux, la nourriture, la préparation du repas, les disputes entre adultes, les jeux d'enfants sur le canal gelé.
 
 

 
 
 C'est une scène vivante, animée, curieuse, avec un atmosphère particulière due à la neige, à la glace, aux arbres dépouillés. Et voilà pour "l'affluence " dont parle l'auteur. Mais aux peintres flamands, il emprunte aussi les natures mortes qui décrivent l'abondance, la profusion dans de rougeoyantes cuisines où tournaient des poulets embrochés, où grillaient des porcs, où des homards encore vivants étaient jetés dans ce que l’hôtelier appelait le « feu éternel », qui  évoquent la peinture flamande baroque du XVII siècle. Toute cette abondance de nourriture, cet étalage démesuré de marchandises, cette "exagération des Flandres" témoigne de la richesse du pays et d'un capitalisme émergeant, d'une  société livrée au commerce, qui échange, vend, achète, est en relation avec les pays étrangers et d'une classe sociale qui s'enrichit.

"Et dans la grande salle à manger que je traversai le premier jour, avant d’atteindre la petite pièce où m’attendait mon ami, c’était aussi à un repas de l’Évangile figuré avec la naïveté du vieux temps et l’exagération des Flandres que faisait penser le nombre des poissons, des poulardes, des coqs de bruyères, des bécasses, des pigeons, apportés tout décorés et fumants par des garçons hors d’haleine qui glissaient sur le parquet pour aller plus vite et les déposaient sur l’immense console où ils étaient découpés aussitôt, mais où — beaucoup de repas touchant à leur fin, quand j’arrivais — ils s’entassaient inutilisés "

 

Snyders étal du poissonnier (1570-1657)


Frans Snyder (1570-1657)


 

Adrien Utrecht : 1599-1652
 

 

Jan Fit : nature morte au lièvre et au perroquet (1641_1661)

Pierre-Paul Rubens : nature morte au cygne avec deux cuisiniers

Je connais mal la nature morte flamande, peut-être parce que c'est une genre que j'aime peu mais en cherchant dans le Net les scènes religieuses qui accompagnent cette accumulation matérialiste de victuailles, j'ai découvert celui qui a en a été le précurseur dans la seconde moitié du XVI siècle : Pierre Aersten (1508-1575). Dans le tableau ci-dessous intitulé Le Christ chez Marie et Martha où un énorme gigot représenté en premier plan est d'une telle importance qu'il en devient inesthétique et vaguement écoeurant, une scène biblique apparaît à l'arrière-plan. Martha de Béthanie travaille dans la cuisine  pour recevoir son hôte et se plaint que sa soeur, Marie de Béthanie, qui écoute le Christ et ne l'aide pas. Le Christ lui répond que Marie a la meilleure part car la nourriture spirituelle est supérieure à la nourriture terrestre et seule peut rassasier l'esprit. Le gigantisme et le réalisme du gigot conçu comme un repoussoir, permettent donc de renforcer le message de l'Evangile (Saint Luc)


Pieter Aersten : Le Christ dans la maison de Marie et Martha  1552 (Vienne)

Dans le tableau suivant Pieter Aersten place au second plan une scène où la Sainte Famille, Marie sur l'âne tenant son fils dans les bras, aperçue à travers une ouverture, distribue l'aumône. Comme dans le précédent, le profane est au premier plan et le sacré au second. Pour cette raison on a appelé ces natures mortes, des natures mortes inversées. Ce qui est jugé secondaire est au premier plan, ce qui est essentiel est relégué en arrière-plan.


Pieter_Aertsen  Etal de boucher et  la fuite en Egypte ou sainte famille donnant des aumônes1551


Ces natures mortes inversées agissent un peu comme les natures mortes appelées Vanités. Elles rappellent à l'homme que la vie est éphémère, que la richesse, la beauté, la jeunesse, ne durent pas, que la vie matérielle a une moindre valeur et que seule la richesse spirituelle compte.

 

Adriaen Van Utrecht Vanité

 

 Joachim_Bueckelaer, l'élève de Pierre Aersten, continue cette tradition de la nature morte inversée. Ainsi tout en célébrant le matérialisme d'une société, le peintre se retranche derrière la morale religieuse.

 ... comme si leur profusion et la précipitation de ceux qui les apportaient répondaient, beaucoup plutôt qu’aux demandes des dîneurs, au respect du texte sacré scrupuleusement suivi dans sa lettre, mais naïvement illustré par des détails réels empruntés à la vie locale, et au souci esthétique et religieux de montrer aux yeux l’éclat de la fête par la profusion des victuailles et l’empressement des serviteurs.

 

Joachim_Bueckelaer Christ dans la maison de Marthe et de Marie (1533-1574)
 

 

Joachim_Bueckelaer Christ dans la maison de Marthe et de Marie (1533-1574)

Un d’entre eux au bout de la salle songeait, immobile près d’un dressoir ; et pour demander à celui-là, qui seul paraissait assez calme pour me répondre, dans quelle pièce on avait préparé notre table, m’avançant entre les réchauds allumés çà et là afin d’empêcher que se refroidissent les plats des retardataires (ce qui n’empêchait pas qu’au centre de la salle les desserts étaient tenus par les mains d’un énorme bonhomme quelquefois supporté sur les ailes d’un canard en cristal, semblait-il, en réalité en glace, ciselée chaque jour au fer rouge, par un cuisinier sculpteur, dans un goût bien flamand), j’allai droit, au risque d’être renversé par les autres, vers ce serviteur dans lequel je crus reconnaître un personnage qui est de tradition dans ces sujets sacrés et dont il reproduisait scrupuleusement la figure camuse, naïve et mal dessinée, l’expression rêveuse, déjà à demi presciente du miracle d’une présence divine que les autres n’ont pas encore soupçonnée.

Adrien Van Utrecht: 1599-1662" l'expression rêveuse, déjà à demi presciente..."


Cependant tout en conservant un sens religieux, la nature morte va peu à peu s'en affranchir et être apprécié pour son aspect esthétique, en mettant en valeur les couleurs, les lumières, la finesse, la  textures des matériaux. Elle devient un objet qui pare les murs des salons.

Vers les années 1640, Frans Snyder, Van Utrecht inventent un genre nouveau qui se répand chez les peintres flamands et hollandais puis dans toute l'Europe : la nature morte ostentatoire qui présente des objets précieux, somptueux, évoquant la richesse. Ces tableaux ont une valeur esthétique mais conserve un sens discrètement religieux en se rattachant aux Vanités par un détail, fleurs fânées, citron pelé, verre tombé ou vide comme dans les tableaux du peintre flamand Petrus Willebeek ci-dessous.
 
 Mais là, nous ne sommes plus dans l'auberge de Proust !

 
Petrus Willebeek : nature morte

 

Petrus Willebeek : nature morte



Pieter Claez, peintre néerlandais nature morte.




Willem Kalf peintre néerlandais : Nature morte au vase Ming


jeudi 22 août 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Le côté de Guermantes : Le Nom propre

Giovanni Boldini : Elégante

 

Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l’on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de ce qu’est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes — et des villes qu’ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes — une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément comme une de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, dans lesquelles, à cause des limites du procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l’église, les passants. Du côte de chez Swann : livre III  

 
A l’âge où les noms…
 
Marcel Proust enfant


Le roman Du côté de Guermantes commence par un  texte sur le nom propre qui répond au dernier livre de Du côté de chez Swann justement intitulé Les noms de pays : Le nom. Par l'importance qu'il accorde au nom, il permet de voir l’évolution progressive de Marcel, à différents âges, par rapport aux  Guermantes.

« À l’âge où les Noms, nous offrant l’image de l’inconnaissable que nous avons versé en eux, dans le même moment où ils désignent aussi pour nous un lieu réel, nous forcent par là à identifier l’un à l’autre au point que nous partons chercher dans une cité une âme qu’elle ne peut contenir mais que nous n’avons plus le pouvoir d’expulser de son nom, ce n’est pas seulement aux villes et aux fleuves qu’ils donnent une individualité, comme le font les peintures allégoriques, ce n’est pas seulement l’univers physique qu’ils diaprent de différences, qu’ils peuplent de merveilleux, c’est aussi l’univers social : alors chaque château, chaque hôtel ou palais fameux a sa dame, ou sa fée, comme les forêts leurs génies et leurs divinités les eaux. Parfois, cachée au fond de son nom, la fée se transforme au gré de la vie de notre imagination qui la nourrit ; c’est ainsi que l’atmosphère où madame de Guermantes existait en moi, après n’avoir été pendant des années que le reflet d’un verre de lanterne magique et d’un vitrail d’église, commençait à éteindre ses couleurs, quand des rêves tout autres l’imprégnèrent de l’écumeuse humidité des torrents.
 

Ce texte revient sur une idée récurrente chez Proust, celle de l’importance du Nom propre, de sa sonorité, de ce qu’il dit à l’imagination. Peu importe qu’il désigne  un « univers physique »  ( c’est à dire un lieu : on se souvient combien il a rêvé autour de Venise ou de Balbec) ) ou un « univers social », ( la noblesse). Ainsi lorsqu’il est enfant, à Combray, il pare la duchesse de Guermantes d’une aura féérique avant de l’apercevoir à l’église  lors  mariage de Melle Percepied  :

Tout d’un coup, pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le suisse en se déplaçant me permit de voir assise dans une chapelle une dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin du nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge, comme si elle eût très chaud, je distinguais, diluées et à peine perceptibles, des parcelles d’analogie avec le portrait qu’on m’avait montré, parce que surtout les traits particuliers que je relevais en elle, si j’essayais de les énoncer, se formulaient précisément dans les mêmes termes : un grand nez, des yeux bleus dont s’était servi le docteur Percepied quand il avait décrit devant moi la duchesse de Guermantes, je me dis : « Cette dame ressemble à la duchesse de Guermantes »  (Du côté de chez Swann)

Le bouton au coin du nez constitue pour le jeune Marcel une première confrontation entre le rêve et la réalité,  une première déception. Cependant cette désillusion ne parvient pas à tuer complètement le rêve mais est déjà une amorce de ce qui va arriver dans Du côté de Guermantes, à un autre âge, celui où Marcel entre dans l’âge adulte..

Ce que l’enfant projette dans le nom de la duchesse de Guermantes est lié à la sonorité du mot, sa forme, et à sa couleur. En effet, pour Proust, Guermantes est orangé et amarante. La magie tient aussi à la culture de l’enfant  (on sait l’importance de sa grand-mère et des tableaux des peintres italiens que lui fait connaître Swann), à ses lectures, mais aussi à  son imagination qui voit la vie selon le prisme de cette lanterne magique qui pare de couleurs et d’images sa chambre et présente l’histoire de la « pauvre Geneviève de Brabant », ancêtre des Guermantes, trahie par l’affreux Golo.

On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l’heure du dîner, on coiffait ma lampe… Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d’un vert sombre la pente d’une colline, et s’avançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant. » (Du côté de chez Swann)

Une imagination tournée vers le moyen-âge et ses légendes, si bien que la propriétaire d’un château ne peut-être qu’une « dame », une « fée » et le château, celui des contes, des « génies » et des « divinités ».


Lanterne magique Geneviève de Brabant qui épouse le seigneur Siffroy

Lanterne magique Geneviève de Brabant départ de Siffroy à la guerre

Lanterne magique Geneviève de Brabant; Golo cherche à séduire Geneviève

Mais dans Du côté de Guermantes, Marcel, le personnage, n'est plus "à l’âge où les noms"  sont liés à l'inconnaissable. Il entre dans la vie adulte et  c’est ainsi que dès le début de ce troisième volume de La Recherche, Marcel Proust établit l’impossibilité de faire coïncider, à travers les Noms,  « l’inconnaissable » , -c’est à dire le rêve-, et le réel, les deux étant antinomiques. Chaque fois que Marcel est confronté à la réalité, il est déçue : nous l’avons vu pour Balbec, pour La Berma, pour Gilberte ou Albertine, rien ne peut être à la hauteur de son imagination… Tout ce début de texte est construit d’ailleurs sur des antithèses. L’imagination a la couleur du rêve, « diaprent » « reflets » « merveilleux, « lanterne magique " "une âme" "une individualité " et le réel dément le rêve : ( une âme) qu’elle ne peut contenir » «  éteindre ses couleurs »

Il en est de même pour Madame de Guermantes qui est auréolée du prestige de son nom et du château qu’elle habite à Combray. L’image rêvée qu’il se fait d’elle et qu’il essaie de poursuivre quand il la retrouve à Paris  ou qu’il la voit à l’opéra semblable à une divinité, bref! ce qu’il nomme « les repeints successifs » du Nom, va finir par être  progressivement détruit par la réalité comme l’indique le champ sémantique de la mort dans le paragraphe suivant : 

Cependant, la fée dépérit si nous nous approchons de la personne réelle à laquelle correspond son nom, car, cette personne, le nom alors commence à la refléter et elle ne contient rien de la fée ; la fée peut renaître si nous nous éloignons de la personne ; mais si nous restons auprès d’elle, la fée meurt et avec elle le nom, comme cette famille de Lusignan qui devait s’éteindre le jour où disparaîtrait la fée Mélusine. Alors le Nom, sous les repeints successifs duquel nous pourrions finir par retrouver à l’origine le beau portrait d’une étrangère que nous n’aurons jamais connue, n’est plus que la simple carte photographique d’identité à laquelle nous nous reportons pour savoir si nous connaissons, si nous devons ou non saluer une personne qui passe.

A noter le chiasme antithétique La fée peut renaître / si nous nous éloignons de la personne // si nous restons auprès d’elle/ la fée meurt. On voit aussi comment la simple carte photographique d'identité s'oppose dans le texte aux mots "âme " et "individualité".

Au début donc, Marcel voit encore la comtesse Oriane de Guermantes comme une sorte de divinité, il en tombe amoureux et se ridiculise en cherchant à la rencontrer à chacune de ses sorties.  Quand il cesse d’être amoureux, c’est le moment où elle accepte de le recevoir et c’est là qu’il est confronté à la réalité du personnage et aussi à celle de son mari Basin de Guermantes. Cette destruction systématique de l’illusion face à la médiocrité, la méchanceté, la superficialité de ces gens et leur morgue, culmine avec le fameux texte final des chaussures rouges rouges dont je parlerai plus tard et qui met définitivement fin à l’illusion.

 


 
Le côté de Guermantes Proust (1008 pages édition de poche)




jeudi 15 août 2024

Le jeudi avec Marcel Proust : Paul-César Helleu , Eltsir et la duchesse de Guermantes, Le côté de Guermantes

Paul-César Helleu : Femme lisant musée des Beaux-Arts de Rouen
 

C'est à Rouen au musée des Beaux-Arts, que j'ai vu deux oeuvres de Paul-César Helleu, un peintre lié à Marcel Proust. L'une, ci-dessus à la section des impressionnistes, l'autre dans l'exposition Whistler, l'effet papillon, ci-dessous.


Paul-César Helleu  : Madame Helleu exposition Whistler, l'effet papillon

Paul-César Helleu est né à Vannes en 1859. Il fait ses études aux Beaux-Arts de Paris et est très influencé par Manet.  Il devient vite l'ami de peintres impressionnistes, Claude Monet, Edgard Degas et du sculpteur Rodin ainsi que des peintres américains : John Singer Sargant dont il partage l'atelier, James Abbot Whistler. En 1885, il se fait remarquer au Salon par son tableau de : Femme lisant.  Il devient un peintre, portraitiste et aquarelliste reconnu dès 1887. 1900 voit l'apogée de sa carrière.

Il est en correpondance avec Marcel Proust qu'il inspire au même titre que Whistler pour son personnage d' Eltsir.

D'après Adrien Gouffray (voir Ici)  "Elstir est supposé être la contraction de deux noms, ceux de Paul-César Helleu et de James Whistler (1834-1903), selon les propos tenus par sa fille, Paulette Howard-Johnston. Il incarne la figure du peintre dans les volumes d’À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust. "

"Comme Marcel Proust avait fixé Paul-César Helleu dans ses écrits en la personne d’Elstir, malheureusement, Helleu ne parviendra à le faire pour Marcel Proust que sur son lit de mort. Madame Céleste Albaret, la gouvernante de Marcel Proust, relate justement cet épisode : « Ce même dimanche, vers deux heures de l’après-midi, à la demande du professeur Robert Proust, le peintre Helleu, que Mr Proust aimait beaucoup et qui, à cette époque, avait dû renoncer à la peinture en raison de sa vue, vint faire une pointe sèche. Il me déclara qu’il allait mettre toute son âme à ce portrait ». 

 

Paul-César Helleu : Marcel Proust sur son lit de mort

Pour moi, je n'ai jamais vu que ces deux tableaux lors de ma visite au musée des Beaux-Arts de Rouen. Aussi ai-je cherché d'autres oeuvres  et l'on voit bien combien Helleu est dans la mouvance de Whistler, dans l'univers mondain que fréquente Marcel Proust, plein de raffinement, d'élégance, un monde d'apparence et de faux-semblant...


La comtesse de Greffulhe : La duchesse de Guermantes

Paul-Cesar Helleu : la comtesse de Geffulhe

La comtesse de Greffulhe est l'un des modèles de la duchesse de Guermantes. Le texte qui suit se passe chez madame de Villeparisis dans le troisième volume de la Recherche, Du côté de Guermantes.

"Mme de Guermantes était coiffée d’un canotier fleuri de bleuets ; et ce qu’ils m’évoquaient, ce n’était pas, sur les sillons de Combray où si souvent j’en avais cueilli, sur le talus contigu à la haie de Tansonville, les soleils des lointaines années, c’était l’odeur et la poussière du crépuscule, telles qu’elles étaient tout à l’heure, au moment où Mme de Guermantes venait de les traverser, rue de la Paix. D’un air souriant, dédaigneux et vague, tout en faisant la moue avec ses lèvres serrées, de la pointe de son ombrelle, comme de l’extrême antenne de sa vie mystérieuse, elle dessinait des ronds sur le tapis, puis, avec cette attention indifférente qui commence par ôter tout point de contact avec ce que l’on considère soi-même, son regard fixait tour à tour chacun de nous, puis inspectait les canapés et les fauteuils mais en s’adoucissant alors de cette sympathie humaine qu’éveille la présence même insignifiante d’une chose que l’on connaît, d’une chose qui est presque une personne ; ces meubles n’étaient pas comme nous, ils étaient vaguement de son monde, ils étaient liés à la vie de sa tante."


Jacques-Emile Blanche : la comtesse de Greffulhe


Nadar : la comtesse de Greffulde



Le comte de Greffulhe : Le duc de Guermantes

Nadar : Le comte de Greffulhe

Le comte de Greffulhe qui a inspiré le personnage du duc de Guermantes était un personnage imbu de lui-même, méprisant, colérique, autoritaire et violent. Il battait sa femme, lui crachait au visage et interdisait qu'on lui donne à manger si elle arrivait en retard au dîner. Il entretenait de nombreuses maîtresses. Sa seule passion en dehors des femmes était la chasse.


Philippe Lazlo : Le comte Henri de Greffulde

Du côté de Guermantes

"Elle venait de voir entrer son mari, et par les mots qu’elle prononçait, faisait allusion au comique d’avoir l’air de faire ensemble une visite de noces, nullement aux rapports souvent difficiles qui existaient entre elle et cet énorme gaillard vieillissant, mais qui menait toujours une vie de jeune homme. Promenant sur le grand nombre de personnes qui entouraient la table à thé les regards affables, malicieux et un peu éblouis par les rayons du soleil couchant, de ses petites prunelles rondes et exactement logées dans l’œil comme les « mouches » que savait viser et atteindre si parfaitement l’excellent tireur qu’il était, le duc s’avançait avec une lenteur émerveillée et prudente comme si, intimidé par une si brillante assemblée, il eût craint de marcher sur les robes et de déranger les conversations. Un sourire permanent de bon roi d’Yvetot légèrement pompette, une main à demi dépliée flottant, comme l’aileron d’un requin, à côté de sa poitrine, et qu’il laissait presser indistinctement par ses vieux amis et par les inconnus qu’on lui présentait, lui permettaient, sans avoir à faire un seul geste ni à interrompre sa tournée débonnaire, fainéante et royale, de satisfaire à l’empressement de tous, en murmurant seulement : « Bonsoir, mon bon », « bonsoir mon cher ami », « charmé monsieur Bloch », « bonsoir Argencourt », et près de moi, qui fus le plus favorisé quand il eut entendu mon nom : « Bonsoir, mon petit voisin, comment va votre père ? Quel brave homme ! » Il ne fit de grandes démonstrations que pour Mme de Villeparisis, qui lui dit bonjour d’un signe de tête en sortant une main de son petit tablier.

Formidablement riche dans un monde où on l’est de moins en moins, ayant assimilé à sa personne, d’une façon permanente, la notion de cette énorme fortune, en lui la vanité du grand seigneur était doublée de celle de l’homme d’argent, l’éducation raffinée du premier arrivant tout juste à contenir la suffisance du second. On comprenait d’ailleurs que ses succès de femmes, qui faisaient le malheur de la sienne, ne fussent pas dus qu’à son nom et à sa fortune, car il était encore d’une grande beauté, avec, dans le profil, la pureté, la décision de contour de quelque dieu grec. "

 

      Paul-César Helleu

 

Alice Louise Guérin qui devint l'épouse de Paul Helleu et son modèle musée Bonnat Bayonne

 

Paul-César Helleu : Madame Helleu à son secrétaire

 

Paul-César Helleu : jeune femme avec parasol sur la jetée



Paul-César Helleu : Jeune fille en blanc portrait présumé de la princesse de Ligne