Dans la préface de L'homme qui rit Victor Hugo écrivait à propos de la suite qu'il avait l'intention de donner à ce roman : Un autre livre, qui suivra, pourra être intitulé la Monarchie. Et ces deux livres, s'il est donné à l'auteur d'achever ce travail, en précéderont et en amèneront un autre qui sera intitulé : Quatrevingt-treize. (1869)
Le roman sur la Monarchie n'a jamais vu le jour mais Quatrevingt-treize rédigé à Guernesey entre 1872 et 1873, après de longues recherches documentaires, est paru en 1874. Notez que j'emploie la graphie voulue par Victor Hugo pour le titre puisqu'il paraît qu'il y tenait!
Moi, si je faisais l'histoire de la Révolution (et je la ferai), je dirais tous les crimes des révolutionnaires, seulement je dirais quels sont les vrais coupables, ce sont les crimes de la monarchie a dit Victor Hugo. Et c'est exactement ce qu'il a fait dans Quatrevingt-treize. Il montre les excès, la cruauté, le fanatisme des deux partis. Il dépeint la Terreur qui règne de part et d'autre et oppose au fameux "pas de grâce" (mot d'ordre de la commune), le "pas de quartier" (mot d'ordre des nobles) mais sans jamais renier son idéal républicain : La révolution, c’est l’avènement du peuple ; et, au fond, le Peuple, c’est l’Homme.
Victor Hugo quand il publie ce roman a 70 ans. Il a été monarchiste dans sa jeunesse, puis a admiré Napoléon Bonaparte. Mais en 1869, il est devenu un fervent républicain. Il a largement évolué, a connu l'exil pour ces idées. Il est sensible à la misère du peuple, à la souffrance des enfants des classes pauvres; il dénonce l'injustice sociale et prend le parti des opprimés.
Et disons-le tout de suite, c'est pourquoi, j'aime ce roman! Parce que j'en ai assez de la tendance à pleurer sur les pauvres nobles et les pauvres chouans martyrisés alors qu'ils étaient tout aussi sanguinaires mais que la domination, les privilèges, l'injustice, la cruauté de la noblesse duraient depuis la nuit des temps et furent la cause de la révolution.
La Bretagne est une vieille rebelle. Toutes les fois qu'elle s'était révoltée pendant deux mille ans, elle avait eu raison; la dernière fois, elle a eu tort.
Si Victor Hugo choisit de parler de la révolution par l'année 93, c'est parce qu'il y voit un moment clef, celui où tout a basculé.
93 est la guerre de l'Europe contre la France et de la France contre Paris. Et qu'est-ce que la révolution? C'est la victoire de la France sur l'Europe et de Paris sur la France. De là l'immensité de cette minute épouvantable, 93, plus grande que tout le reste du siècle..
La Révolution est attaquée de tous côtés par des princes qui n'hésitent pas à faire une alliance de classe avec les ennemis de la nation. La France est menacée, au sud par l'Espagne, à l'est, par la Prusse, à l'ouest, la Vendée prend les armes, est prête à favoriser le débarquement des anglais pour soutenir leur cause. A l'intérieur, la trahison, la conspiration, les désaccords…
La Convention avait proclamé l'abolition de la Monarchie et l'an I de la république en Septembre 92. 93 va être le renforcement de la Terreur avec la création du le "Tribunal révolutionnaire". Le comité de salut public décide alors de lever une armée contre la Vendée.
Des personnages représentatifs de la révolution
Quatrevingt-treize : film de Albert Capellani (1921) |
Dans ce roman Victor Hugo oppose trois personnages qui représentent trois types différents de la Révolution française :
Le marquis de Lantenac, prince breton réfugié en Angleterre, revient en Bretagne pour prendre la direction de l'insurrection vendéenne. Il incarne le noble férocement attaché à ses privilèges, défenseur de la chevalerie, qui n'accepte aucun compromis. Il a une conception de la grandeur et de l'honneur propre à sa classe sociale mais est implacable, cruel, sans compassion.
Il brûle les villages, achève les blessés, fusille les femmes.
Gauvain de Lantenac, son neveu, a adhéré à la cause républicaine et combat en Vendée contre son propre camp. Il le type du révolutionnaire, idéaliste, sincère, humain, qui a foi au progrès et croit en l'homme. Il a une conception chevaleresque de la guerre.
Nul doute qu'il porte les idéaux de Victor Hugo.
Cimourdain, prêtre défroqué, jacobin, représente l'idéal révolutionnaire pur et dur. Incorruptible, rigide, implacable tout comme Lantenac, il préfère mourir que trahir son devoir. Il est chargé par le Comité Public de surveiller Gauvain jugé trop enclin au pardon. Or, Cimourdain a été le précepteur de Gauvain à qui il a transmis ses idées et qu'il considère comme son fils spirituel.
Face aux chefs, une veuve et ses trois enfants, recueillis par un régiment républicain, incarneront le peuple et l'innocence persécutée.
En 1869, le mouvement romantique est depuis longtemps révolu. Mais le roman de Victor Hugo Quatrevingt-treize, s'il s'appuie sur l'Histoire, est loin de s'inscrire dans le courant du roman réaliste alors à la mode. Et cela tient au style de Victor Hugo et à son interprétation personnelle de la révolution. Qu'il s'agisse des personnages réels, Danton, Robespierre ou Marat ou fictionnels, de Lantenac, Cimourdain, Gauvain, ceux-ci ne sont pas décrits comme des êtres normaux mais des héros surnaturels. Quatrevingt-treize, en effet, est une épopée que le style de Victor Hugo magnifie. La lutte physique et idéologique que se livrent les personnages est un affrontement de géants, de demi-dieux d'où leur portée symbolique. Ceux qui servent la cause de la Révolution sont aussi imprévisibles et invincibles que les éléments de la nature et par là ils sont hors du commun, hors de portée du jugement des mortels, des êtres relevant seulement du tribunal de Dieu :
Esprits en proie au vent.
Mais ce vent est un vent de prodige.
Etre un membre de la Convention, c'était être une vague de l'océan. La force d'impulsion venait d'en haut. Il y avait dans la Convention une volonté qui était celle de tous et n'était celle de personne. Cette volonté était une idée, idée indomptable, démesurée qui soufflait dans l'ombre du haut du ciel. Nous appelons cela la Révolution. Quand cette idée passait, elle abattait l'un et soulevait l'autre; elle emportait celui-ci en écume et brisait celui-là aux écueils.
Mais ce vent est un vent de prodige.
Etre un membre de la Convention, c'était être une vague de l'océan. La force d'impulsion venait d'en haut. Il y avait dans la Convention une volonté qui était celle de tous et n'était celle de personne. Cette volonté était une idée, idée indomptable, démesurée qui soufflait dans l'ombre du haut du ciel. Nous appelons cela la Révolution. Quand cette idée passait, elle abattait l'un et soulevait l'autre; elle emportait celui-ci en écume et brisait celui-là aux écueils.
La description de la Vendée, de lieux sauvages, tourmentés, des passages souterrains ou se cache tout un peuple de rebelles, introduit une impression de mystère, et même de merveilleux, comme si nous assistions à des combats hors du temps : ainsi la Tourgue, berceau des Lantenac avec son oubliette profonde, démantelée par les canons des républicains, est parée d'une aura de légende :
La ruine est à l'édifice ce que le fantôme est à l'homme. Pas de plus lugubre vision que la Tourgue. Ce qu'on avait sous les yeux, c'est une haute tour ronde, toute seule au coin du bois comme un malfaiteur.
Le roman est bâti sur l'antithèse qui frappe les esprits et exprime des symboles puissants : entre le noble et le révolutionnaire, les grands et le peuple, entre l'amour et la haine, entre le sublime et la monstruosité, entre l'ombre et la lumière, entre l'homme et la bête.
Disons-le ces deux hommes, le marquis et le prêtre, étaient jusqu'à un certain point le m^me homme. Le masque de bronze de la guerre civile a deux profils, l'un trouné vers le passé, l'autre trouné vers l'avenir, mais aussi tragique l'un que l'autre. (…) seulement l'amer rictus de Lantenac était couvert d'ombre et de nuit, et sur le front fatal de Cimourdain il y avait une lueur d'aurore.
Mais le marquis de Lantenac, s'il est grand dans le mal, peut l'être aussi dans le bien comme il le prouve en sauvant les enfants prisonniers du feu. Si bien que pour incarner le Mal absolu, Victor Hugo crée un autre personnage, âme damnée du marquis, l'Imanus , dérivé d'immanis, un mot du bas-normand qui exprime la laideur surhumaine et quasi divine, dans l'épouvante, le démon, le satyre, l'ogre. . Quoi qu'ils fassent ces hommes sont donc hors du commun.
Grossissement épique, gradation, hyperbole, amplification, comparaison, personnification, tout le style de Victor Hugo est au service de cette vision de l'histoire où l'écrivain a mis toute son âme.
Le marquis de Lantenac sauvent les enfants Diogène Maillart (source) |
Un passage du livre est un exemple extraordinaire de ce style antithétique et de cette puissance d'évocation, c'est celui de la coronade qui s'est détachée dans la corvette amènant Lantenac en Vendée. Le canon devient une fois cassé son amarre "on ne sait quelle bête surnaturelle." Le canonnier responsable de cette négligence se bat alors contre la "bête" ; commence alors "la bataille de la matière et de l'intelligence, le duel de la chose contre l'homme". Si vous ne connaissez ce chapitre, lisez-le, c'est absolument fabuleux et le jugement du cannonier par Lantenac l'est tout autant.
Un roman féministe
Le féminisme n'est certes pas un des thèmes majeurs du roman et pourtant à travers le dialogue de Gauvain et de Cimourdain, Victor Hugo exprime ses idées sur la place de la femme dans une République idéale.
Gauvain reprit :
Et la femme ? Qu'en faites-vous?
Cimourdain répondit.
- Ce qu'elle est. La servante de l'homme.
-Oui. A une condition.
-Laquelle?
-C'est que l'homme sera le serviteur de la femme.
-Y penses-tu? s'écria Cimourain, l'homme serviteur! Jamais. L'homme est le maître. Je n'admets qu'une royauté, celle du foyer? L'homme chez lui est le roi.
- Oui. A un condition.
-Laquelle?
-C'est que la femme y sera reine.
- C'est à dire que tu veux pour l'homme et pour la femme…
- L'égalité
- L'égalité! Y songes-tu? Les deux êtres sont divers.
- J'ai dit l'égalité. Je n'ai pas dit l'identité.
Victor Hugo croit au progrès de l'espèce humaine :
Ma pensée est : Toujours en avant. Si Dieu avait voulu que l'homme reculât, il lui aurait mis un oeil derrière l'oreille. Regardons toujours du côté de l'aurore, de l'éclosion, de la naissance Ce qui tombe encourage ce qui monte. Le craquement du vieil arbre est un appel à l'arbre nouveau. Chaque siècle fera son oeuvre, aujourd'hui civique, demain humaine.
Et c'est pour cette générosité, cette affirmation de la vie malgré les périodes noires de l'histoire que j'ai aimé Quatrevingt-treize. C'est pour ces idées belles et exaltantes que j'aime Victor Hugo!
extrait du dialogue entre Cimourdain et Gauvain
- Gauvain reviens sur terre.Nous voulons réaliser le possible.
- Commencez par ne pas le rendre impossible.
- Le possible se réalise toujours.
- Pas toujours. Si l'on rudoie l'utopie, on la tue. Rien n'est plus sans défense que l'oeuf.
- Il faut pourtant saisir l'utopie, lui imposer le joug du réel, et l'encadrer dans le fait. L'idée abstraite doit se transformer en idée concrète; ce qu'elle perd en beauté, elle le regagne en utilité; elle est moindre, mais meilleure. Il faut que le droit entre dans la loi; et, quand le droit s'est fait loi, il est absolu. C'est là ce que j'appelle le possible.
- Le possible est plus que cela.
- Ah! te revoilà dans ton rêve.
- Le possible est un oiseau mystérieux toujours planant au-dessus de l'homme.
- Il faut le prendre.
- Vivant.
Remarque : Victor Hugo, un repas de Noël?
Au cours de sa lecture, Nathalie avec qui je partage cette lecture a dit que Victor Hugo était comme un repas de Noël, lourd et indigeste, à propos des phrases suivantes :
Voici la Convention .
Le regard devient fixe en présence de ce sommet.
Jamais rien de plus haut n'est apparu sur l'horizon des hommes.
Il y a l'Himalaya et il y a la Convention
Je suis tout à fait consciente des outrances et de la démesure de Victor Hugo; certes ses grandes envolées lyriques ne sont plus à la mode, mais j'ai décidé d'être une inconditionnelle de l'écrivain, une Hugolâtre envers et contre tout! Et d'abord parce qu'un repas de Noël, c'est peut-être lourd ou indigeste… mais ce que c'est bon!