Qu’est-ce qui fait sourire les animaux? Enquête sur leurs émotions et leurs sentiments. C’est ainsi que l’on a choisi de traduire le titre de l’essai de Carl Safina : Beyond words, What animals think and feel : Au-delà des mots, ce que les animaux pensent et sentent. Et je préfère de loin le titre anglais car c’est bien de cela que Carl Safina va nous entretenir. Les animaux ne parlent pas, du moins comme nous, mais au delà des mots, quelles émotions ressentent-ils, comment communiquent-ils entre eux, que pensent-ils ? En un mot, sont-ils intelligents? Oui, répond Carl Safina, mais pas comme nous pour la bonne raison … qu’ils ne sont pas nous !
« Mais une fois encore, peu importe que les chiens soient ou ne soient pas exactement comme nous. Ce qui importe, c’est qu’ils soient comme eux. La question intéressante est comment sont-ils?»
Carl Safina enfonce-t-il des portes ouvertes en parlant ainsi de l’intelligence des animaux ? Et bien non, bien au contraire ! Il y a quelques années, nous explique-t-il, cette affirmation signait la fin de la carrière d’un chercheur, et de nos jours encore elle peut provoquer le mépris de ses pairs. Dans les années 60, je me souviens d’un devoir du bac en philosophie qui nous demandait de réfléchir sur ce sujet mais où nous savions pertinemment qu’il fallait répondre par la négative. Et cela n’avait pas l’air d’avoir évolué dans les classes de philo quand mes filles étaient en terminale malgré toutes les recherches réalisées depuis par les chercheurs auprès des animaux.
C’est que reconnaître à un animal une pensée, une conscience ou même des émotions, c’est remettre en cause non seulement le statut de l’homme et sa place dans l’univers mais aussi son confort moral. Peut-on manger des animaux ? interroge dans un autre essai Jonathan Safran Foer ICI, peut-on les transformer en esclave ? Peut-on les maltraiter, les prendre pour cobayes?
« Quand nous recherchons l’intelligence d’autres espèces, nous commettons souvent l’erreur de Protagoras qui considérait l’homme comme « la mesure de toute chose ». Parce que nous sommes des humains, nous avons tendance à étudier l’intelligence humaine des non-humains. Sont-ils intelligents comme nous ? Non. Donc nous avons gagné ! Sommes-nous intelligents comme eux? Ça nous est bien égal. Nous exigeons qu’ils jouent notre jeu; nous refusons de jouer le leur. »
C’est ainsi que Carl Safina, spécialiste de la vie marine, professeur d’université, va étudier différentes espèces en se moquant des scientifiques enfermés dans des laboratoires qui refusent de voir ce qui est évident « parce qu’il n’y a pas de preuve ». Il privilégie ainsi ceux qui étudient pendant des années les animaux en liberté, dans leur milieu naturel, d’une manière sérieuse et rigoureuse. « Observation + Logique », dit-il, est science ». Finalement c’est une réhabilitation de l’anthropomorphisme mais bien sûr à manier avec prudence et seulement lorsqu’il s’agit d’une évidence !.
« Nous ne doutons apparemment jamais qu’un animal qui se comporte comme s’il avait faim éprouve de la faim. Pourquoi ne pas admettre qu’un éléphant qui paraît heureux est heureux ? Nous identifions la faim et la soif lorsque les animaux mangent et boivent, l’épuisement lorsqu’ils sont fatigués mais nous refusons de parler de joie et de bonheur quand ils jouent avec leurs enfants et leurs familles. La science du comportement s’est longtemps appuyé sur ce préjugé -ce qui est antiscientifique. »
Il est donc tout à fait légitime pense Carl Safina de se fier à l’observation de spécialistes, surtout quand elle se poursuit pendant de nombreuses années en milieu naturel, ce qui n’exclut pas le recours à la preuve scientifique quand elle est possible. Ainsi l’on s’aperçoit que le cerveau d’un animal en train de jouer produit les mêmes hormones qui, chez les hommes, inhibent le stress et provoquent la détente et la joie. Les mêmes processus chimiques sont sollicités quand il s’agit de l’amour pour un bébé chez les humains comme chez les animaux. De même, d’après les chercheurs, les cétacés possèdent peut-être « notre type d’intelligence » car l’on a découvert dans leur cerveau des neurones en fuseau « les TGV du système nerveux » que l’on a cru longtemps être l’apanage de l’homme .
Dans cet essai divisé en trois parties, Carl Safina, étudie les éléphants, les loups et les dauphins en allant mener des observations sur place.
Je ne peux vous parler de toute la richesse de cet essai soutenu par une réflexion sur ce qu’est l’intelligence, la conscience, la pensée chez les êtres vivants (et même chez les végétaux). Mais rien d’ardu ou de rébarbatif. Au contraire ! Ce que je peux dire, c’est que le livre est agréable à lire, plein d’humour mais aussi d’amour et de compréhension pour les animaux, rempli d’anecdotes sur leur vie, leur comportement, de découvertes extraordinaires sur leurs émotions, leurs jeux, leur rapport à la mort, leurs relations avec les hommes. A peine ai-je trouvé des longueurs dans la deuxième partie sur les loups où sont repris des observations déjà notées dans la première partie et donc redondants mais je suis bien repartie avec les dauphins et les baleines. De plus, quand Carl Safina se laisse aller à sa passion, c’est bien écrit !
« Les éléphants nouent des liens sociaux profonds qui se sont mis en place depuis la nuit des temps. Les comportement parentaux, la satisfaction, l’amitié, la compassion et le chagrin n’ont pas fait leur apparition du jour au lendemain avec l’émergence de l’humain moderne. Dans l’immense chaudron du temps du vivant, l’origine de notre cerveau est indissociable des cerveaux d’autres espèces. De même que notre esprit. »
De quelques anecdotes
Humour à l’intention des scientifiques trop fermés, trop rigides : Nier l’évidence
Carl Safina avec Jude et Chula |
« Quand un chien gratte à la porte, certains humains affirmeront mordicus que nous ne pouvons pas savoir si le chien « veut » sortir. (Pendant ce temps, évidemment, votre chien pense : « Hé! Tu vas m’ouvrir où quoi? Je vais finir par pisser à l’intérieur ») Manifestement, le chien veut sortir. Et si vous vous obstinez à nier l’évidence, vous ferez bien d’avoir une serpillère sous la main. »
Un portrait attendrissant
Carl Safina |
« La trompe du nouveau-né est son principal intermédiaire avec le monde… elle remue, renifle, palpe constamment. Mais elle constitue aussi pour lui un dilemme troublant. Ces petites trompes sont des appendices caoutchouteux difficiles à contrôler. Les bébés doivent apprendre à s’en servir. Ils multiplient les expériences, les balançant, les relevant ou les faisant tournoyer pour voir à quoi peut bien servir ce machin bizarre. Il arrive de marcher sur leur propre trompe et de trébucher. Certains la sucent pour se réconforter, comme un enfant humain suce son pouce. »
Le langage des signes : Les singes ne peuvent pas parler avec des sons humains
Washoe, |
Le Bonobo Kanzi comprend plus de mille mots anglais, y compris des phrases dotées d’une syntaxe. Washoe, une femelle chimpanzée, a appris le langage de signes et l’a transmis à d’autres.
Anecdote : Kat, l’assistante de recherche auprès de Washoe attendait un bébé mais fit une fausse couche.
« Sachant que Washoe avait perdu deux de ses propres enfants, Kat a décidé de lui dire la vérité. Elle lui a transmis par signes : MON BEBE EST MORT ». Washoe a regardé par terre. Puis elle a fixé Kat droit dans les yeux et a fait le signe PLEURE, en touchant sa joue juste au-dessous de l’oeil… Ce jour là, quand Kat a voulu s’en aller, Washoe n’a pas voulu la laisser partir. S’IL TE PLAÎT PERSONNE CÂLIN » , a-t-elle dit par signes.
Les orques et les humains :
L86 avec sa fille Victoria tuée par des explosions de l'US Navy |
"Il semble que les orques nous posent des questions si déroutantes qu’elles en sont gênantes. Pourquoi ces créatures déclareraient-elles unilatéralement la paix avec les humains, et non avec des dauphins plus petits et avec les phoques qu’elles attaquent et dévorent? Pourquoi choisiraient-elles de nous prêter assistance, à nous ? Et pourquoi ne nous gardent-elles pas rancune? Pourquoi après tous les harcèlements, captures et perturbations chroniques que nous leur avons infligés, ne manifestent-elles pas au contact des hommes de crainte acquise et transmise, à l’image de celle que les loups, les corvidés et même certains dauphins paraissent enseigner à leurs jeunes?"