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lundi 9 septembre 2024

Edouard Peisson : Le sel de la mer


Sous  le titre générique de Le sel de la mer, Edouard Peisson a regroupé trois volumes portant chacun les titres suivants : volume 1 : Capitaines de la route de New York; volume 2 Le sel de la mer ; volume 3 Dieu te juge respectivement publiés en 1953, 1954, 1955 et parus dans le livre de poche, selon mon exemplaire, en 1973.

On s’aperçoit que la composition de cette trilogie est savante car elle ne suit pas l’ordre chronologique et commence dès les premières lignes par le naufrage « d’un splendide paquebot à trois tuyaux », appelé le Canope, commandé par Joseph Gorde et acheté par l’Entreprise de Navigation Intercontinentale bien que le navire soit réputé fragile et mal conçu. Un flashback nous permet ensuite de revenir en arrière et d’expliquer ce qui s’est passé et d’assister au drame. Enfin le second volume revient sur le naufrage pour déterminer la responsabilité du capitaine. Le troisième qui se déroule des années après suit le capitaine Gorde et montre que celui-ci n’a rien oublié, que ses actes présents sont déterminés par le drame qu’il revit sans cesse dans sa mémoire.


Capitaines de la route de New York
 
 
Un transatlantique français


Vox est le commandant du Virginia et il est une de ces figures chères à Peisson de capitaine expérimenté et solide mais taiseux et solitaire qui peuplent ses romans. Nous revenons sur la carrière de Vox et apprenons à le connaître. C’est un homme qui du mal à exprimer ses sentiments mais qui est profondément humain. Il se déroute quand il reçoit le message d’un cargo en difficulté, le Marco Polo, et il apprend qu’il n’est pas le seul navire à se porter au secours du bâtiment en détresse. Deux autres, l’Ascania et Le Canope, ont aussi répondu à l’appel. Ce dernier, on le sait, ne supporte pas le roulis et semble cacher bien des faiblesses dans sa construction, ce que n’ignore pas la compagnie qui l’a racheté. Quand Le Virginia arrive sur place, la tragédie du cargo est achevé. Il ne reste plus rien de lui mais le Canope est en difficulté. Vox pourrait prendre le paquebot sinistré en remorque mais la mer est si dangereuse qu’il ne pourrait le faire sans mette en danger son équipage et ses passagers, ce qu’il refuse selon les lois maritimes qui l’y autorisent. Il ne peut donc, impuissant à lui venir en l’aide, qu’assister au naufrage et recueillir les survivants. Le bilan est lourd : deux cent quinze disparus ! Parmi les membres de l’équipage, les seuls rescapés sont le capitaine Joseph Gorde, avec qui Vox a navigué jadis, sous les ordres du capitaine Derieu réputé pour sa brutalité, le second lieutenant Dufor et Ollivier, le troisième mécanicien. Gorde, tourmenté par sa responsabilité vis à vis du naufrage, vit un cauchemar lorsqu’il apprend en entendant une conversation privée que le lieutenant Dufor critique son attitude, son absence de réaction devant le danger, et que le mécanicien Ollivier le charge à fond et le tient pour responsable du naufrage.
C’est ainsi que se termine ce premier volume passionnant qui nous attache aux personnages et décrit le travail des membres de l’équipage, les responsabilités qui pèsent sur le capitaine d’un navire, ses doutes, ses angoisses auxquelles il ne doit pas céder. De plus la scène du naufrage, la peur des passagers, les différentes péripéties tragiques qui décident du sort de chacun sont décrits d’une manière magistrale. Et même si j’ai déjà assisté à un naufrage dans Parti de Liverpool, du même auteur, le récit n'est pas redondant et nous tient en haleine.


Le sel de la mer
 
 
Jules Van de Leene : paquebot à quai

Le second volume s’ouvre sur l’enquête menée par une commission de la Marine pour déterminer la responsabilité du capitaine Gorde. Cette commission comprend le vieux capitaine au long cours Cernay qui en est le seul marin. Les autres sont des techniciens, Sénanque, un administrateur de la marine, et l’inspecteur de la Navigation Latouche.
Gorde est le dernier à être entendu. Les enquêteurs ont préféré rencontrer d’abord les autres membres de l’équipage  survivants et les passagers rescapés si bien que lorsqu’ils entendent Gorde leur opinion est déjà tranchée.

Les questions qui se posent sont les suivantes pour établir les erreurs éventuelles de Gorde : celui-ci a-t-il eu raison de dérouter son bâtiment pour aller porter secours au cargo en difficulté, sachant que Le Canope était réputé peu fiable ? Il s’agit d’un dilemme qui fait intervenir des questions d’humanité et de morale quand on sait que les lois marines obligent au déroutement sauf à risquer son propre navire. Autrement dit tout est une question de discernement reposant sur les épaules du commandant.

 Et une fois sur place a-t-il agi avec assez d’efficacité ? Bref ! Aurait-il pu sauver le navire ?

La responsabilité de la compagnie d’armement qui pour des raisons financières a envoyé un paquebot à travers l’Atlantique sans avoir au préalable permis les restaurations nécessaires et s’être assurée que celui-ci était viable est bien sûr engagée. Mais cette question est évacuée par la commission qui  n’est pas là pour cela mais pour le capitaine.

Cependant Edouard Peisson soulève le problème suivant : quelqu’un qui n’a jamais pris la mer comme l’inspecteur Latouche est-il à même de juger de la responsabilité de celui qui est aux commandes, au milieu d’une tempête ? Et n’est-il pas trop facile de juger après coup, quand on sait ce qui s’est passé, quand on connaît les conséquences d’une décision prise dans le feu de l’action.

Cette rencontre qui met Gorde sur la sellette (avant son passage devant un tribunal de la marine) permet de préciser des faits qui n’avaient pas été évoqués dans le premier volume et de faire revivre la tragédie selon différents points de vue.  
 
Toutes ces questions à la fois éthiques et en rapport avec le droit maritime sont abordées d’une manière vivante, intéressante, du côté de l’Humain et de la souffrance. On vit les réactions épidermiques de Gorde, son sentiment de culpabilité, ses révoltes au cours desquelles il n’est pas obligatoirement sympathique tant il cherche à se défendre d’une manière exaltée. Et on se dit que la décision de ses semblables ne fera de toute façon pas le poids pour contrebalancer l’horreur de son propre jugement.


 Dieu te juge 


Victor Hugo : ma destinée


Enfin le troisième volume Dieu te juge conclut sur un autre épisode maritime dont Joseph Gorde est à  nouveau le personnage principal mais je ne vous en dis pas plus sinon que la fin est poignante et a un goût de tragédie.
 
Le titre est dû à ce que dit l’épouse de Joseph Gorde à son mari, elle qui prend une grande importance  quand elle devient son soutien et son réconfort dans ce troisième volume, alors qu’elle accuse l’inspecteur Latouche d’être « un peseur d’âme » ! .

«  Dieu te juge » lui dit-elle avant d’ajouter « je suis un chrétienne. J’ai le sens d’une « vraie » justice ». Pourquoi ? Lui demande son mari.

 Pourquoi ? Te vois-tu devant Dieu au lieu de te trouver devant ce M. Latouche ou devant ces capitaines auxquels on a a lu ton rapport de mer ? Devant Dieu avec toute ta vie de marin ? Qui a connu tes sentiments lorsqu’on t’a imposé le commandement du Canope, les craintes lorsque tu t’es trouvé face à l’Atlantique, ta pensée lorsque, devant la carte, tu as décidé de te porter au secours du Marco Polo.
Toi et Latouche vous n’êtes pas sur le même plan. Latouche t’accuse d’une faute de manoeuvre et, toi, tu penses aux morts.  Moi aussi. Tu penses aux enfants, aux femmes, aux hommes, écrasés, noyés.(…) La faute de manoeuvre, si tu l’as commise, elle n’entacherait que ta qualité de marin. Mais les morts, il n’y a que Dieu qui puisse t’en demander compte »


Dieu te juge est tout aussi réussi que les deux romans précédents. La trilogie se révèle une lecture addictive et passionnante soulevant des questions que seul un écrivain qui a été lui-même marin et commandant d'un navire peut poser et qu’il partage avec nous sans jamais être pesant.   





mardi 27 août 2024

Edouard Peisson : Parti de Liverpool

 

Parti de Liverpool d’Edouard Peisson raconte l’odyssée de l’Etoile-des-Mers un splendide paquebot qui est chargé par les promoteurs de La Transocéanique d’accomplir le trajet jusqu’à New York en un temps record. On sait que Peisson s’est inspiré du Titanic pour écrire cette histoire mais il s’agit d’un roman et, à ce titre, l’écrivain a choisi un point de vue original pour conter librement l'histoire, celui de personnages fictifs, le commandant Davis, de son second Haynes ainsi que des hommes d’équipage.

Le commandant Davis est un vieux loup de mer ! En dix-sept ans, il n’a jamais eu un accident et il est entouré d’une légende, on dit de lui  : « Chanceux comme le capitaine Davis ». En réalité, la chance n’a rien à voir :  Davis  allie une haute compétence et des connaissances liées à une longue expérience,  à la prudence, à un sens de l’organisation qui ne laisse rien au hasard, à son besoin de tout contrôler. Toute sa vie est consacrée à la mer. Il n’a pas de famille, pas d’amis, sauf son second, Haynes, qui a compris la bonté qui se cache sous ses dehors bourrus de vieil ours. Nous faisons aussi connaissance des lieutenants :  Herwick 1er lieutenant, Simon 2e lieutenant et Gérard, 3e. Nous apprendrons à les connaître, surtout Simon le plus sympathique d’entre eux. Et puis il y a Grayson, le chef mécanicien qui a une importance capitale dans la marche du navire comme nous l’apprennent tous les romans d’Edouard Peisson. Enfin, les hommes d’équipages sont triés sur le volet par le second, « la fine fleur de Liverpool » quant aux matelots !

Le capitaine d’armement de la Transocéanique, Jorgan, a transmis les ordres : il faut que la navire maintiennent les 28 noeuds (ce qui a l’époque était une vitesse extrêmement élevée) et qu’il batte les records de la traversée transatlantique. Toutes les nations et les journaux ont les yeux fixés sur eux.

 Un roman à suspense
 
Edouard Peisson : un écrivain marseillais


Et bien même si l’on sait ce qui va se passer, même si l’on attend la collision avec l’iceberg, Edouard Peisson parvient à entretenir le suspense tout au long du livre. En particulier, quand le navire traverse les bancs de brouillard à l’aveugle au risque de couper en deux les doris des pêcheurs ou d’éventrer un chalutier, l'écrivain distille une savante angoisse. On retrouve ici les craintes des marins-pêcheurs de Capitaine courageux de Kipling mais vus du côté de l’équipage du paquebot qui est sur le qui-vive, doit doubler les quarts : « On ne mangeait plus, on ne parlait plus, on ne dormait plus. » et qui accusent d’insouciance les pêcheurs tellement acharnés à leurs lignes.

« Quelles bordées d’injures, quelles menaces lorsqu’un vapeur les rangeait de trop près. Un, quelques années plus tôt, n’avait-il pas tiré un coup de fusil sur le Saturnia ? Ah! Davis se souviendrait longtemps des gestes grotesques de l’homme noir dans la brume grise épaulant son arme et de la colère d’un passager qui criait : «  je porterai plainte ». Davis l’avait pris haut : «  si vous étiez dans son sabot, qu’est-ce que vous feriez ? » .

 Un roman psychologique et social
 
L'intérieur du Titanic

 

Mais si le récit est conduit d’une manière haletante, ce n’est pas sur le suspense que Peisson fonde les ressorts de l’intrigue mais plutôt sur les problèmes psychologiques que se pose le commandant car lire un roman de Peisson (je viens de finir Le sel de la mer) c’est rencontrer des hommes, c’est être confronté à la complexité des relations humaines et aussi de ce métier, de tout ce qui se joue dans un voyage au long cours.  Maintenir les 28 noeuds, oui, mais à quel prix ? Davis ne doit-il pas tenir compte de l’épuisement des « chauffeurs », ceux qui travaillent dans les soutes et dans des conditions  pénibles , éprouvantes ? Un commandant doit-il avoir à choisir entre l’obéissance à sa compagnie, gagner à tout prix cette course, et la sécurité de ses passagers, de son équipage et des pêcheurs qu’il croise sur sa route. Et lorsque des icebergs sont annoncés et constituent une menace, ne faut-il pas se dérouter, baisser la vapeur, prendre la décision de ne pas remplir sa mission ? On partage l’inquiétude du commandant, ses doutes, et, s’il prend conseil de ses subordonnés, en définitive, il reste seul face à cette responsabilité écrasante de commander un navire qu’il n'a pas encore eu le temps de connaître, avec la charge morale de plusieurs centaines de vie humaine. Peisson dénonce en même temps la responsabilité des commanditaires et de leur intermédiaire Jorgan, bien à l’abri dans leur bureau, qui n’hésitent devant rien pour accroître leur prestige et leurs bénéfices.

Le roman présente donc un aspect social qui rappelle que Edouard Peisson,  qui a été capitaine sur des cargos et des vapeurs et connaît bien la mer, a appartenu au groupe initié par Henri Poulaille  « des écrivains  prolétariens »  ; Ceux-ci dans les années 1930 sont définis au sens large comme des écrivains « s’intéressant au prolétariat et écrivant sur lui ».

« Il ne distingua d’abord qu’un grouillement d’hommes à demi-nus, puis brusquement l’obscurité fut trouée par la grande lueur d’un foyer ouvert à côté de lui; des flammes jaillirent et des charbons ardents roulèrent sur le sol jusqu’au chauffeur qui les repoussa du pied. L’homme plongea un crochet dans la braise qui siffla et jeta des étincelles, puis, la poitrine déchirée par un han profond à chaque coup, il envoya dans le fourneau de grandes pelletées de charbon. Enfin, d’un coup de pelle, il referma la porte, laissa tomber son outil sur le sol, et, de l’extrémité du foulard qui lui serrait le cou, il  s’épongea le front. »

On notera le contraste qui existe entre cette description des travailleurs qui ne voient rien de la mer, enfermés dans ce lieu obscur, brûlés par les flammes, et la description des passagers qui s’amusent, dansent et boivent du champagne dans des salons luxueux et lumlineux, l'enfer et le paradis !

« Des femmes de tous les côtés, bien attifées, bien préparées, toutes souriantes, qui paraissaient toutes jolies. De riches toilettes, des bijoux, des bras nus et couverts de bracelets, des cous ornés de colliers et des mains grasses et blanches, vivantes d’un vie à elles, parées de brillants et de perles. (…)  Une belle lumière mettait en valeur les toilettes, faisant étinceler les bijoux et donnait à la chair une tonalité chaude. »

 Un hommage aux gens de la mer



Enfin quand le drame arrive, l’Etoile des mers ayant percuté un iceberg, la description de la scène du naufrage est hallucinante :  la panique engendre la folie, chacun se battant pour sa survie, les hommes écrasant les femmes, molestant les officiers qui cherchent à imposer un semblant d'ordre : 

« Enfin la première chaloupe apparut. La foule hurlante eut un mouvement irrésistible vers elle. Parmi les cris on entendit les ossements craquer. D'autres embarcations apparurent et ce fut autour de chacune d’elles des luttes sauvages, des corps à corps . »

Peisson rend ici hommage à l’équipage du navire, le chef mécanicien et ses hommes qui attendent le dernier moment pour fuir, quand le navire ne peut plus être sauvé, les télégraphistes qui restent en poste pour recevoir les télégrammes de secours, collecter les ultimes nouvelles, les officiers qui gardent leur sang froid et organisent l'évacuation et, bien sûr, le commandant et son second qui veillent sur tous.

Un livre que j’avais lu dans la collection de poche quand il est paru et que j’ai, à nouveau, trouvé passionnant !