Dans son livre Au fond des ténèbres publié pour la première fois en 1974 et réédité chez Denoël en 2007, Gitta Sereny, journaliste hongroise installée à Londres, interviewe le commandant du camp de Treblinka, Frantz Stangl. Ce dernier, après avoir échappé à la justice en s'évadant à la fin de la guerre grâce à la filière du Vatican, a été retrouvé par Simon Wiesenthal, au Brésil. Jugé en 1970 en Allemagne, il a été condamné à la prison à vie. C'est là, alors qu'il attend son verdict en appel, que Gitta Sereny va le voir et réalise avec lui une série d'entretiens.
Le but de Gitta Sereny est d'essayer de comprendre comment un homme en apparence normal a pu être ainsi associé au mal absolu. Evaluer le passé d'un tel individu, analyser ses motivations, ses réactions d'adulte, apprendre comment il juge ses propres actes, "permettrait peut-être mieux de comprendre dans quelle mesure le mal est déterminé chez l'être humain par ses gènes, et dans quelle mesure il l'est par la société et son environnement."
Cet essai historique passionnant est minutieusement documenté, d'une intégrité totale, Gitta Serny refusant de se laisser gouverner par ses parti-pris et ses sentiments de rejet. La journaliste a vérifié toutes les assertions de Frantz Stangl, a croisé de nombreux témoignages, interrogeant l'épouse, les enfants, d'anciens SS qui ont été ses collaborateurs, des rescapés des camps d'extermination, des témoins extérieurs.
On éprouve une fascination presque morbide à voir cet homme ordinaire qui, placé dans d'autres circonstances, serait resté dans la "normalité", au demeurant bon époux et bon père de famille et à ses débuts fonctionnaire de police consciencieux, glisser progressivement vers la déshumanisation la plus totale, devenir "le meilleur des commandants des camps de Pologne", l'un des plus grands meurtriers de l'histoire de l'Humanité...
C'est comme si Gitta Sereny en sondant la mémoire de Frantz Stangl nous amenait au bord d'un abîme sans fond qui donne le vertige. Elle pose cette question angoissée que j'aurais tout simplement refusé d'envisager quand j'étais plus jeune, tant la frontière entre le Bien et le Mal me paraissait nette : Qu'aurions-nous fait à sa place? Il est tellement plus simple et plus rassurant de se dire que ceux qui ont agi ainsi sont des monstres. Gitta Sereny nous révèle tout simplement que le Mal peut être en chacun de nous et que c'est parfois une question de circonstances. Elle nous montre de quelle façon sournoise, insidieuse, le nazisme et son idéologie haineuse et perverse, corrompt tout, détruit la part d'humanité et cela aussi bien chez les bourreaux que chez les victimes. Témoin cette scène horrible racontée par un survivant où l'on voit les prisonniers s'inquiéter de l'arrêt momentané des convois de juifs à Tréblinka, ce qui signifie pour eux la famine et la mort :
"Notre moral était au plus bas quand Kurt Frantz a pénétré dans nos baraques le visage tout réjoui : "A partir de demain les convois recommencent" Et savez-vous ce que nous avons fait? Nous avons crié :"Hurah! Hurrah!. Ca semble incroyable aujourd'hui. Chaque fois que j'y pense, j'éprouve comme une petite mort".
Tout au long de ces entretiens Frantz Stangl refusera de se reconnaître coupable voire responsable. "J'ai la conscience nette sur tout ce que j'ai fait moi-même"
Une des intérêts de ce livre et pas le moindre est de montrer le fonctionnement sur deux niveaux de la conscience de cet homme. En fait, il était double : d'un côté l'administrateur irréprochable de Tréblinka, un parfait policier qui exécutait les tâches qui lui incombaient d'une manière parfaite; de l'autre un père idéal, un mari aimant. Comment était-ce possible? Parce qu'il n'était pas conscient de sa responsablité ou plutôt il s'interdisait de l'être). Il n'exerçait, d'après lui, aucune violence personnelle sur les juifs, ce n'était pas lui qui avait ordonné leur mort, ce n'était pas lui qui les poussait vers la chambre à gaz, ni lui qui infligeait des sévices aux prisonniers.
Pourtant à la fin des entretiens Gita Sereny lui demande de se regarder en face, de chercher la vérité.
"je n'ai jamais fait de mal à personne volontairement moi-même." a-t-il dit d'une voix indifférente, moins énergique, moins incisive, et de nouveau il a attendu un long moment. (..) Il a saisi des deux mains le rebord de la table comme pour s'y cramponner. "Mais j'étais là", a-t-il dit, alors avec résignation d'une voix curieusement sèche et lasse. Il lui fallut plus d'une demi-heure pour émettre ces quelques dernières phrases. Et finalement très bas : "Donc, en réalité, j'ai ma part de culpabilité"..
Dès les années 50, Robert Merle publie un livre sur le commandant du camp d'Auschwitz, Rudol Hoess, qui devient sous le nom de Rudolf Lang, le personnage de :
La Mort est mon Métier. Un roman, sorti trop tôt, qui fut mal accueilli en France où il heurta trop de tabous. Dans cette oeuvre fictionnelle et historique à la fois, Robert Merle s'appuie sur les entretiens de Hoess avec un psychologue américain Gilbert et sur des documents du procès de Nuremberg. Il arrive au même constat que Gitta Sereny. C'est ce qu'il explique dans la préface de l'édition de poche Folio datant de 1972 :
"Il a bien des façons de tourner le dos à la vérité. On peut se réfugier dans le racisme et dire : les hommes qui ont fait ça sont des allemands. On peut aussi en appeler à la métaphysique et s'écrier avec horreur, comme un prêtre que j'ai connu : "Mais c'est le démon! mais c'est le Mal!"
Je préfère penser, quant à moi, que tout devient possible dans une société dont les actes ne sont plus contrôlés par l'opinion populaire.
"Qu'on ne s'y trompe pas : Rudolf Lang n'était pas un sadique. Le sadisme a fleuri dans les camps de la mort, mais à l'échelon subalterne. Plus haut, il fallait un équipement psychique très différent.
Il y a eu sous le Nazisme des centaines, des milliers, de Rudolf Lang, moraux à l'intérieur de l'immoralité, consciencieux sans conscience, petits cadres que leur sérieux et leurs "mérites" portaient aux plus hauts emplois. Tout ce que Rudolf fit, il le fit non par méchanceté, mais au nom de l'impératif catégorique, par fidélité au chef, par soumission à l'ordre, par respect pour l'Etat, bref en homme de devoir: et c'est en cela justement qu'il est monstrueux.
Quant à Jonathan Littell dans
Les Bienveillantes, il fait dire à un SS, personnage fictif mais qui ressemble beaucoup à Frantz Stangl :
"Comme pour la plupart je n'ai jamais demandé à devenir un assassin"(...) et j'ai passé les sombres bords, tout ce mal est entré dans ma propre vie, et rien de tout cela ne pourra être réparé jamais. Les mots non plus ne servent à rien, ils disparaissent comme de l'eau dans le sable, et ce sable emplit ma bouche. Je vis, je fais ce qui est possible. Il en est ainsi de tout le monde, je suis un homme comme les autres, je suis un homme comme vous. Allons, puisque je vous dis que je suis comme vous!"