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jeudi 13 septembre 2018

Thomas Hardy : Sous la verte feuillée

Quelle joie de pouvoir lire un Thomas Hardy que je ne connaissais pas, réédité cette année 2018 dans l’édition Archipoche. Il semble que Sous la verte feuillée ne soit pas le livre le plus réputé de cet auteur et l’intrigue elle-même est légère, faite de petits riens qui peignent la vie des paysans, leur travail, la simplicité et la joie de vivre de ces villageois, carrier, fermier, cordonnier, forgeron, tous musiciens et chanteurs qui accompagnent le service divin à l’église. Le livre est aussi un hymne à la musique toujours présente et  donne lieu à des grandes discussions assez réjouissantes sur la supériorité des instruments à corde et les mérites respectifs de chacun d’entre eux.

Breughel : Noce paysanne


Ce n’est pas sans raison que Thomas Hardy avait d’abord sous-titré le livre « une peinture rurale de l’école hollandaise ». Comme dans un tableau flamand, il peint les moeurs de la campagne, le parler paysan (respecté dans la traduction française), les coutumes, les mentalités. Les personnages y sont truculents et bien campés, l’écrivain y dresse des portraits un peu caricaturaux mais sans méchanceté et fait revivre le monde rural de son époque avec beaucoup de verve, de malice et d’authenticité.  Autre thème qui s’entrelace au premier, celui de l’amour : le sympathique et naïf Dick Dewy tombe amoureux de la coquette et jolie Fancy, institutrice du village de Mellstock, qui draîne les coeurs et ne sait pas ou ne veut pas décourager ses prétendants…

Certains passages sont savoureux, ainsi celui, par exemple, au cours de laquelle les musiciens vont en délégation chez le pasteur qui veut remplacer leurs violons par un orgue. J’ai beaucoup ri de ce dialogue de comédie. Pourtant il y a une certaine nostalgie dans cette scène car ces amoureux de la musique vont être remerciés et remplacés par l’orgue joué par Fancy, tradition contre modernisme, musique du coeur et du terroir contre musique savante. Et l’on regrette avec eux la fin des traditions campagnardes comme celle où le groupe fait la tournée des maisons pour jouer devant chaque fenêtre pendant la veillée de Noël, une sorte de douceur de vivre en train de disparaître.

De plus, sous l’humour et derrière la légèreté, on sent le regard attentif, lucide et un peu désabusé de Hardy  sur les rapports sociaux et leur hiérarchie. Fancy, fille de fermier, a été élevée comme une demoiselle, a fait de bonnes études et se trouve donc déclassée par rapport à son milieu d’origine. Trop bien éduquée, trop instruite, trop délicate et raffinée pour le monde paysan, elle n’en reste pas moins d’un statut inférieur aux yeux de  la société bourgeoise. Il faut noter par exemple, la cruauté inconsciente des termes employés par le pasteur quand il condescend à la  demander en mariage alors qu’elle n’est pas de son rang : 
«  Vous me comprendrez … si je vous dis honnêtement que j’ai lutté contre mes sentiments, trouvant que je ne devais pas vous aimer. »«  après quelques mois de voyage avec moi vous seriez tout à fait digne de pénétrer dans la société »
Mais loin d’être sensible à ce qui devrait être humiliant pour elle, cette proposition donne à la jeune fille un éblouissement, elle se voit un instant échapper à sa condition, devenir une dame. Aussi quand arrive le dénouement (que je ne vous révèlerai pas ) le lecteur peut se demander si, malgré les apparences, la fin de ce récit est aussi joyeuse que ce qu’elle paraît être.

Beaucoup moins grave et moins tragique que les autres romans de Hardy, Sous la verte feuillée, titre empruntée à une chanson populaire chantée par nos paysans-musiciens, procure un grand plaisir de lecture, une oeuvre pleine de fraîcheur et de gaité écrite par un écrivain proche de la terre.

dimanche 23 juin 2013

Raison et sentiment : Les détracteurs de Jane Austen ou pourquoi ils ne l'aiment pas ?

Le mois anglais initié par Titine et Lou
La réponse à l'énigme d'hier est : Raison et sentiment de Jane Austen.          

Jane Austen

 En lisant les commentaires laissés hier pour l'énigme du samedi, je m'aperçois combien les avis sur Jane Austen sont partagés : Il y a ses admirateurs inconditionnels (et j'en fais partie) et ses détracteurs qui ne l'aiment pas mais avouent parfois ne pas avoir lu ses livres!
Je me suis demandée pourquoi ce rejet d'une des plus grandes écrivaines de la littérature anglaise, admirée par rien moins que Virginia Woolf et Henry James… pourquoi ces préjugés?

Les films qui adaptent son oeuvre en sont peut-être en grande partie responsables car ils ne rendent qu'une infime partie du talent de Jane Austen. En fait, ils s'en tiennent à l'histoire et, pour les meilleurs, rendent compte du sens du roman mais en même temps ils véhiculent une image lisse, celle de jolies jeunes filles amoureuses malheureuses mais qui finiront par connaître le bonheur. Des images bien léchées, de beaux costumes, de beaux acteurs dont les spectatrices tombent amoureuses, et voilà le tour est joué. On aime Jane Austen mais pour de mauvaises raisons ou en tous cas pas pour ce qu'elle est vraiment en tant qu'écrivain.
Et bien si l'on croit que Jane Austen est juste un auteur de romans à l'eau de rose, on se met le doigt dans l'oeil jusqu'au coude!

Raison et sentiment de Ang Lee

Jane Austen  au début du XIX siècle constitue un trait d'union entre la littérature du XVIII siècle  et le roman moderne. Elle n'appartient pas au courant romantique et semble un peu un OLNI (objet littéraire non identifié) dans ce début du XIX ème siècle.
Voilà une jeune écrivaine, Jane,  qui va parler bien sûr de la condition féminine dans ses romans. Et quel est le seul  avenir de la femme à son époque? C'est évidemment le mariage puisque celle-ci n'a aucun autre droit, aucun autre espoir. Là, ses détracteurs pourront dire que l'univers de Jane Austen est étriqué et qu'elle ne raconte que des histoires d'amour! Et c'est vrai, l'on ne parle bien que de ce que l'on connaît!
Mais Jane Austen possède un talent subtil pour peindre les travers de sa société et de ses contemporains; elle manie l'ironie sans avoir l'air d'y toucher, sans paraître porter de jugement; c'est un art du sous-entendu, c'est malicieux, vivant, piquant, mais lorsqu'elle épingle quelqu'un, on peut dire que le trait est féroce et que la personne qui passe sous sa plume n'en réchappe pas!  Les vieilles dames ridicules, égoïstes et sans intelligence comme Mrs Bennett, ou les pasteurs pleins de componction, de servilité et de sottise en sont un exemple. Ces figures secondaires sont de vrais personnages de comédie. Quant aux bourgeois nantis ou aux nobles qui n'acceptent de considérer leurs voisins comme leurs égaux que lorsqu'ils se sont renseignés sur leur fortune, ils ne sont pas mieux traités, ainsi le frère de Mrs Dashwood qui fait serment à son père, sur son lit de mort, de veiller au confort de sa mère et de ses soeurs puis les laisse dans le dénuement. Une société où l'argent régit les rapports sociaux et où l'apparence prime sur la vérité, voilà ce qui apparaît dans l'oeuvre de Jane Austen. Sous la raillerie, le pessimisme! La plume sait traquer tous les défauts de ses semblables et nous donner à voir la comédie humaine :  bassesse, mesquinerie, avarice, frivolité, orgueil et elle le fait avec l'élégance dont elle coutumière mais un brin de cruauté sans hésiter à appuyer là où ça fait mal!

 Virginia Woolf  rapporte à ce propos les paroles d'une dame qui a rencontré Jane :

Ensuite vient l'amie .... qui lui rend visite et selon qui  "elle  (Jane) s'est pétrifiée dans le bonheur du célibat pour devenir le plus bel exemple de raideur perpendiculaire, méticuleuse et taciturne qui ait jamais existé; jusqu'à ce que Orgueil et préjugés ait montré quel diamant précieux était caché dans ce fourreau inflexible, on ne la remarquait pas plus en société qu'on ne remarque un tisonnier ou un pare-feu... Il en va tout autrement maintenant, poursuit la bonne dame, c'est toujours un tisonnier, mais un tisonnier dont a peur. Un bel esprit, un dessinateur de caractères qui ne parle pas est bien terrifiant en vérité!"

En même temps, sous l'humour, sous l'ironie, Jane Austen est une moraliste (sans jamais être moralisatrice) et son propos est sérieux et parfois grave. Ses romans sont une réflexion sur la manière dont l'être humain se laisse prendre au piège des préjugés sociaux et religieux qui parviennent à  fausser le jugement. Le personnage perd sa lucidité, et résiste à la force de ses sentiments comme Elizabeth Bennet et Darcy dans Orgueil et préjugés. Les héros de Jane Austen sont souvent aveuglés, qui vont apprendre à leurs dépens ce qu'est la réalité. S'ils se font une idée fausse de la vie, ils le paieront par beaucoup de souffrances et la perte de leurs illusions. C'est le cas de Catherine Morland dans Northanger abbey ou de Marianne Dashwood dans Raison et sentiments. Certes,  la société de Jane Austen et la condition féminine ont bien changé depuis Jane Austen, mais les caractères et les sentiments, eux, sont toujours universels.

Jane Austen rappelle le XVIII français, Voltaire pour le trait satirique, Marivaux pour la profondeur et la subtilité dans l'analyse des sentiments. Marivaux aussi subit les mêmes préjugés que Jane Austen. On le dit léger, mais l'on ne voit pas sous le marivaudage brillant et plein d'humour, la cruauté et la perte des illusions. Tous les deux méritent une lecture plus attentive. On n'aborde pas Jane Austen avec des préjugés ou à la va-vite, on la savoure sinon on risque de passer à côté de l'essentiel.

Je vous livre ici ce que m'a écrit Nanou (blog rue de Siam)  à ce propos :

J'ai découvert Jane Austen assez tardivement, grâce à l'engouement de la blogosphère. J'avais beaucoup de préjugés sur elle et j'ai été très surprise lorsque j'ai lu Orgueil et préjugés et Persuasion. Je ne comprends plus maintenant comment j'ai pu être une lectrice pendant environ 40 ans sans avoir lu Jane Austen ! Cela dit, j'ai tenté de la faire lire à ma dernière fille de 16 ans, mais pour l'instant, je n'ai pas réussi à la convaincre !

Je me souviens avoir fait la même erreur avec ma fille qui adore Jane Austen maintenant. Il ne faut pas l'aborder trop jeune car -contrairement aux préjugés- c'est un auteur difficile si l'on veut en tirer la substantifique moelle.!

Je reprends ici ce que j'avais écrit il y a quelque temps sur Raison et sentiments :



Dans Sense et Sensibility (Raison et Sentiment) Marianne Dashwood la jeune héroïne incarne le sentiment  alors que sa soeur Elinor représente la raison. Les deux jeunes filles sont pourtant toutes deux pleines de sensibilité mais l'une, Elinor  pense que celle-ci ne doit pas nous gouverner. Marianne apprend à ses dépens, lorsqu'elle s'enflamme pour le brillant Willoughby, que le mariage est un  marché où les considérations financières ont plus d'importance que l'amour. Le sentiment ne doit pas prendre le pas sur la raison. Marianne épousera un homme qu'elle considérait comme vieux au début du roman, le colonel Brandon, mais dont elle découvre la valeur morale. Un amour fondé sur le respect et l'estime. La raison triomphe ... à l'opposé de la passion romantique qui emporte tout sur son passage. C'est un dénouement assez pessimiste et désabusé, une morale un peu triste et résignée. Et vous avez dit "eau de rose"?

Editions archipoche : Raison et sentiments et les autres romans de Jane Austen

La réponse à l'énigme de ce samedi 22 Juin :


 
  l'énigme n°71


Le roman : Raison et sentiment de jane Austen


le film : Raison et sentiment de Ang Lee


Les vainqueurs du jour  : Asphodèle, Dasola, Eeguab, Keisha, Nanou, Pierrot Bâton, Somaja. ..  Merci à tous et à toutes et bon dimanche!

jeudi 20 juin 2013

Anne Brontë : La dame du manoir de Wildfell Hall





Quatrième de couverture : La dame du manoir de Wildfell Hall de Anne Brontë
 L'arrivée de Mrs Helen Graham, la nouvelle locataire du manoir de Wildfell, bouleverse la vie de Gilbert Markham, jeune cultivateur.
Qui est cette mystérieuse artiste, qui se dit veuve et vit seule avec son jeune fils? Quel lourd secret cache-t-elle? Sa venue alimente les rumeurs des villageois et ne laisse pas Gilbert insensible. Cependant, la famille de ce dernier désapprouve leur union et lui-même commence à douter de Mrs Graham... Quel drame s'obstine-t-elle à lui cacher ? Et pourquoi son voisin, Frederick Lawrence, veille-t-il si jalousement sur elle?
Publié en 1848, La Dame du manoir de Wildfell analyse la place des femmes dans la société victorienne.

Décidément les soeurs Brontë  ont toutes du talent et ce n'est pas le roman d' Anne La dame du manoir de Wildfell Hall qui me fera changer d'avis. D'Anne Brontë, j'avais lu Agnès Grey, un premier roman prometteur. Celui-ci qui est le second, paru en 1848, est bien supérieur, plus élaboré, et, s'il ne se hisse pas au rang de chef d'oeuvre comme Les Hauts de Hurlevent et  Jane Eyre, il faut lui reconnaître de solides qualités. Il n'y aura pas de troisième roman. Anne meurt à son tour de la tuberculose en 1849. Si La dame du manoir connut un immense succès, il provoqua un scandale car il montre une jeune femme mariée à un homme alcoolique et dépravé qui décide de se séparer de son mari, se heurtant ainsi aux lois sociales et religieuses de la famille victorienne. A la mort d'Anne, Charlotte, elle-même, empêchera la republication de ce roman, ce qui en dit long sur le caractère et les préjugés de la "grande" soeur.  Emily meurt en Décembre 1848. Heureusement que Charlotte ne nous a pas fait "ça" avec Les Hauts de Hurlevent!

 
Anne Brontë dessin de Charlotte

La technique romanesque

Dès son deuxième roman, Anne Brontë maîtrise la technique romanesque à un tel point qu'elle ne suit pas le schéma narratif habituel et multiplie les points de vue  :

Gilbert Markham, maître d'une grosse ferme, raconte son histoire à un ami. Il décrit la jeune dame du manoir de Wildfell Hall, Helen Graham, qui vient d'arriver dans le pays et c'est par ce regard extérieur - jamais neutre pourtant - que nous l'apercevons. Il commence d'abord par la trouver antipathique puis peu à peu tombe sous son charme. La jeune femme  nous apparaît donc comme un être mystérieux qui veille jalousement à ce que l'on ne sache rien de son passé. Le lecteur est placé à l'intérieur  de la conscience du jeune homme et suit de près l'évolution de ses sentiments, l'admiration, l'amour puis les doutes qui l'assaillent, la jalousie qui va finir par le dévorer. A travers l'observation du jeune homme apparaît aussi toute une société campagnarde, sa mère, sa soeur et son frère, le pasteur, Michaël Millward et sa jeune fille à marier, toute une société avec ses faiblesses, ses petitesses d'esprit, son amour des commérages et des médisances qui ne permettent pas à Helen Graham de vivre en paix .

La seconde partie du roman nous permet de découvrir le secret de la jeune femme par l'intermédiaire de son journal qu'elle confie à Gilbert pour se disculper. Il s'agit d'un roman dans le roman, une oeuvre en miroir, qui nous permet la fois de connaître son passé mais aussi de voir, de son point de vue, le récit conté par Gilbert à son ami. Une sorte de reflet inversé des personnages et des évènements. Le jeune homme reprend ensuite le récit entrecoupé cette fois par des lettres d'Helen qui ne sont pas toujours complètes, ce qui maintient des zones d'ombre autour du personnage. On voit que la technique d'Anne est extrêmement complexe et les personnages et l'intrigue en paraissent plus profonds, comme mis en abyme dans un miroir.

Les trois soeurs Brontë par Branwell


 Le féminisme de La dame du manoir de Wildfell Hall

Le roman d'Anne Brontë est résolument féministe. Elle dénonce une société où la femme n'a aucun droit, aucune liberté. Helen est obligée de fuir son mari avec son enfant  et  de se cacher si elle veut conserver le droit de garder son fils. Anne s'éloigne du romantisme exacerbé d'Emilie, du romantisme gothique de la Charlotte de Jane Eyre.  Le frère d'Anne, Branwell, a servi de modèle au personnage du mari de Helen, Arthur Huntington, et elle sait de quoi elle parle quand elle décrit les scènes de beuverie et d'adultère. Mais Anne a la finesse de ne pas tomber dans le manichéisme. Arthur, dit-elle,"n'est pas réellement mauvais" mais il se laisse aller à son goût du plaisir, à sa veulerie.Tout en écrivant le premier roman féministe et en dénonçant l'asservissement de l'épouse à son mari,  Anne Brontë montre aussi les perversions et les roueries des femmes à travers la figure d'Annabella, la maîtresse d'Arthur . Elle décrit aussi les faiblesses d'Helen qui a choisi Arthur pour époux alors qu'elle savait qui il était. La femme est donc responsable de ses propres choix. 

Pour ma part, j'ai trouvé Helen Graham un peu trop moralisatrice. Elle épouse Arthur malgré ses défauts parce qu'elle entend le réformer. Elle est souvent donneuse de leçon et par là même on comprend que son mari la fuit et la laisse à la campagne quand il va faire la noce à Londres!  Mais bien entendu, c'est une opinion personnelle. Anne Brontë est fille de pasteur, elle souffre trop de voir son frère détruire toutes ses capacités intellectuelles et sa santé physique . Elle veut donc montrer la vérité nue, dans toute son horreur, pour  la réformer : Si je puis empêcher la chute d'un jeune homme trop léger ou d'une jeune fille trop étourdie, alors je n'aurais pas écrit en vain, écrit-elle. Le roman est publié en Juin 1848.  Branwell meurt, alcoolique et tuberculeux, en septembre 1848.

Un style d'homme?
Le  roman  est écrit d'une plume ferme, sobre qui évite l'emphase et le pathétique et qui est même assez brutale. Un style d'homme? Le fait ce soit une femme qui ait écrit ainsi, avec autant de réalisme, sur l'alcoolisme et la débauche heurte d'autant plus les mentalités de l'époque victorienne.  Alors, laissons la parole à Anne Brontë qui répond ainsi à ses détracteurs :  Je suis convaincue que lorsqu'un livre est bon, il l'est quelque soit le sexe de son auteur. Tous les romans sont ou devraient être écrits pour les hommes comme pour les femmes. J'ai de la peine à concevoir comment un homme pourrait se permettre d'écrire quoi que ce soit qui puisse être véritablement déshonorant pour une femme, ou pourquoi une femme devait être censurée pour avoir écrit quoi que ce soit qui puisse être considéré comme approprié ou bienséant pour un homme.
Lecture commune  avec Gaëlle  ICI

Avec Alexandra

Chez Aymeline

dimanche 12 juin 2011

Mary Elizabeth Braddon : Sur les traces du serpent


Mary Elizabeth Braddon fut un des écrivains les plus célèbres de son époque et si elle a été un peu oubliée par la suite, il semble qu'elle connaisse un renouveau d'intérêt. En témoigne le grand nombre d'articles qui lui est consacré dans le cadre du challenge English classics et qui la place en tête devant de grands auteurs comme Dickens ou Hardy et même Austen!
Pour moi qui ne la connaissais absolument pas alors que je fréquente la littérature victorienne depuis longtemps, j'étais un peu sceptique en ouvrant le premier livre que je lisais d'elle : Sur les traces du serpent. Je savais qu'elle était considérée comme l'inventeur du "sensationnal novel" et je pensais découvrir dans les pages de ce roman toutes sortes de situations rocambolesques plus ou moins crédibles, ce en quoi je n'ai pas été déçue! Par contre, je ne m'attendais pas à la hardiesse du ton, la vivacité du regard qu'elle porte sur la société et l'humour dont elle fait preuve.
Car le moins que l'on puisse dire, c'est que Mary E. Braddon ne manque pas d'imagination, on peut même affirmer à ce propos que c'est un Wilkie Collins multiplié par dix : enfant prodigue qui revient au bercail, assassinat sordide, innocent injustement accusé, méchant le plus noir de la littérature, fille séduite qui se suicide, enfants abandonnés qui découvrent le mystère de leur naissance, femme jalouse prête à tuer son bien aimé infidèle, morts qui ne le sont pas, empoisonnement, incarcération, évasion... Nous allons de surprises en surprises, de rebondissements en rebondissements.
L'écrivain sait utiliser les codes du roman à suspense, du roman noir, du roman policier (comment appeler ce type d'ouvrage car il est tout à la fois!) et en même temps s'en jouer, se moquant bien que son lecteur la suive sur ce terrain ou pas : ainsi Richard Marwood, le beau et malheureux jeune homme qui va être accusé injustement de l'assassinat de son oncle, utilise la lettre qui aurait pu l'innocenter pour allumer sa pipe. De même quand Jabez North, "le serpent", odieux, cruel et ambitieux, va apprendre le secret de sa filiation, l'écrivain ironise sur le fait que comme dans tout bon roman le héros va se découvrir fils de prince; en fait, il est fils de marquis!
Elle est aussi la première, nous dit-on, à inventer le personnage du détective qui s'appuie sur des observations et des faits concrets et se fie à son intuition pour découvrir le vrai coupable. Elle donne, ici, ce rôle à un muet, M. Peters, que tout le monde croit sourd! Très pratique quand on est détective; il suffit de  laisser traîner ses oreilles! Il est secondé par un drôle de petit bonhomme, son fils adoptif, qui a quelque chose du Gavroche de Victor Hugo ou du Pip de Dickens. Car l'écrivain a un don pour mettre en scène et faire vivre des personnages du peuple pris sur le vif. Elle a un art du portrait satirique plein de saveur et elle excelle, par exemple, dans la description des amis de Richard Marwood, la bande des joyeux Cherokees, qui aiment bien la bonne chère et n'hésitent pas à lever le coude un peu plus qu'il ne le faudrait!
Elle épingle aussi au passage les petits et les grands travers de sa société et dénonce avec beaucoup de vigueur, lorsque son héros s'enfonce dans les quartiers pauvres de la ville, la misère totale du peuple face à l'indifférence des nantis.
Un vrai plaisir de découverte!



mercredi 16 février 2011

Jane Austen : Orgueil et préjugé ou l’art du dialogue


J'ai déjà tellement lu, relu et étudié Orgueil et préjugés  de jane Austen que je n'ai pas envie ici d'en faire un résumé suivi d'un commentaire. Je préfère l'aborder d'un autre manière.
Le premier chapitre de Orgueil et préjugé est déjà en soi un chef d'oeuvre. Il a une valeur démonstrative et une efficacité qui ne se démentira pas tout au long du roman. Ainsi dès les premières pages, on reste abasourdi par l'intensité de la peinture que nous offre Jane Austen avec une extraordinaire  économie de moyens, une  apparente simplicité qui tient à son talent et au regard lucide et perspicace qu'elle porte sur le monde autour d'elle.
Ainsi les premières lignes du roman ont une force ironique et une violence envers la société  étonnante sous son apparente banalité. Nous en savourons la subtilité.
C’est une vérité universellement reconnue qu’un célibataire pourvu d’une belle fortune doit avoir envie de se marier, et, si peu que l’on sache de son sentiment à cet égard, lorsqu’il arrive dans une nouvelle résidence, cette idée est si bien fixée dans l’esprit de ses voisins qu’ils le considèrent sur-le-champ comme la propriété légitime de l’une ou l’autre de leurs filles.
La première phrase semble avoir une valeur de maxime. Jane Auten tout en donnant l'impression de dire un lieu commun, "une vérité universellement connue", s'abandonne à son penchant satirique en montrant en quelques mots ce qu'est le mariage aux yeux de  cette société, un marché où jeunes filles et jeunes gens sont à vendre aux plus offrants. Que ce marché s'accompagne d'une âpre concurrence,"la propriété légitime de l'une ou l'autre", va de soi. Personne ne semble remettre en question l'ordre établi ,"cette idée est si bien fixée", et l'amour n'entre pas en compte dans le mariage.
Ce premier chapitre a pour but  de nous présenter l'action, les personnages en présence. On peut dire comme au théâtre que c'est une scène d'exposition et nous tenons en main dès le début toute la clef de compréhension du roman. Nous savons qu'un jeune homme riche, Monsieur Bingley, vient de louer une maison voisine des Bennet. Que Mrs Bennet  et Mr Bennet ont cinq filles à marier et en quelques mots nous apprenons qui sont ces filles  leurs particularités physiques, leur intelligence. L'enjeu de la discussion entre les deux époux est de savoir si Mr Bennet ira rendre visite à Bingley pour l'amener dans le filet tendu par madame pour ses filles.
Ce que j'aime particulièrement dans Jane Austen, c'est qu'elle n'a pas besoin de se lancer dans de grandes explications psychologiques pour nous faire comprendre le caractère de ses personnages, quels rapports ils entretiennent entre eux et les sentiments qui les lient. Il suffit qu'elle les fasse parler! Jugez plutôt!  Un dialogue et tout est dit, nous savons tout sur eux! (extrait)
— Savez-vous, mon cher ami, dit un jour Mrs. Bennet à son mari, que Netherfield Park est enfin loué?
Mr. Bennet répondit qu’il l’ignorait.
— Eh bien, c’est chose faite. Je le tiens de Mrs. Long qui sort d’ici.
Mr. Bennet garda le silence.
— Vous n’avez donc pas envie de savoir qui s’y installe ! s’écria sa femme impatientée.
— Vous brûlez de me le dire et je ne vois aucun inconvénient à l’apprendre.
Mrs. Bennet n’en demandait pas davantage.
— Eh bien, mon ami, à ce que dit Mrs. Long, le nouveau locataire de Netherfield serait un jeune homme très riche du nord de l’Angleterre. Il est venu lundi dernier en chaise de poste pour visiter la propriété et l’a trouvée tellement à son goût qu’il s’est immédiatement entendu avec Mr. Morris. Il doit s’y installer avant la Saint-Michel et plusieurs domestiques arrivent dès la fin de la semaine prochaine afin de mettre la maison en état.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Bingley.
— Marié ou célibataire ?
— Oh ! mon ami, célibataire ! célibataire et très riche ! Quatre ou cinq mille livres de rente ! Quelle chance pour nos filles !
— Nos filles ? En quoi cela les touche-t-il ?
— Que vous êtes donc agaçant, mon ami ! Je pense, vous le devinez bien, qu’il pourrait être un parti pour l’une d’elles.
— Est-ce dans cette intention qu’il vient s’installer ici ?
— Dans cette intention ! Quelle plaisanterie ! Comment pouvez-vous parler ainsi ?… Tout de même, il n’y aurait rien d’invraisemblable à ce qu’il s’éprenne de l’une d’elles. C’est pourquoi vous ferez bien d’aller lui rendre visite dès son arrivée.
— Je n’en vois pas l’utilité. Vous pouvez y aller vous-même avec vos filles, ou vous pouvez les envoyer seules, ce qui serait peut-être encore préférable, car vous êtes si bien conservée que Mr. Bingley pourrait se tromper et égarer sur vous sa préférence.
— Vous me flattez, mon cher. J’ai certainement eu ma part de beauté jadis, mais aujourd’hui j’ai abdiqué toute prétention. Lorsqu’une femme a cinq filles en âge de se marier elle doit cesser de songer à ses propres charmes.
— D’autant que, dans ce cas, il est rare qu’il lui en reste beaucoup.
— Enfin, mon ami, il faut absolument que vous alliez voir Mr. Bingley dès qu’il sera notre voisin.
— Je ne m’y engage nullement.
— Mais pensez un peu à vos enfants, à ce que serait pour l’une d’elles un tel établissement ! Sir William et lady Lucas ont résolu d’y aller uniquement pour cette raison, car vous savez que, d’ordinaire, ils ne font jamais visite aux nouveaux venus. Je vous le répète. Il est indispensable que vous alliez à Netherfield, sans quoi nous ne pourrions y aller nous-mêmes.
— Vous avez vraiment trop de scrupules, ma chère. Je suis persuadé que Mr. Bingley serait enchanté de vous voir, et je pourrais vous confier quelques lignes pour l’assurer de mon chaleureux consentement à son mariage avec celle de mes filles qu’il voudra bien choisir. Je crois, toutefois, que je mettrai un mot en faveur de ma petite Lizzy.
— Quelle idée ! Lizzy n’a rien de plus que les autres ; elle est beaucoup moins jolie que Jane et n’a pas la vivacité de Lydia.
— Certes, elles n’ont pas grand’chose pour les recommander les unes ni les autres, elles sont sottes et ignorantes comme toutes les jeunes filles. Lizzy, pourtant, a un peu plus d’esprit que ses sœurs.
— Oh ! Mr. Bennet, parler ainsi de ses propres filles !… Mais vous prenez toujours plaisir à me vexer ; vous n’avez aucune pitié pour mes pauvres nerfs !
— Vous vous trompez, ma chère ! J’ai pour vos nerfs le plus grand respect. Ce sont de vieux amis : voilà plus de vingt ans que je vous entends parler d’eux avec considération.
— Ah ! vous ne vous rendez pas compte de ce que je souffre !
— J’espère, cependant, que vous prendrez le dessus et que vous vivrez assez longtemps pour voir de nombreux jeunes gens pourvus de quatre mille livres de rente venir s’installer dans le voisinage.

Ce dialogue nous a permis de comprendre que Mr et Mrs Bennet, les parents d'Elizabeth, sont aussi différents que possible. Mr Bennet est un homme intelligent, cultivé mais ironique, froid, égoïste et renfermé. Il se protège de la sottise de sa femme et de certaines de ses filles en gardant le silence. Plus tard, on verra qu'il fuit ses responsablilités. Mrs Bennet est d'une sottise incommensurable, elle est inculte et superficielle. Elle parvient à ses fins à force de jérémiades et use son mari jusqu'à ce qu'elle obtienne de lui ce qu'elle veut. Si Mr Bennet a épousé Mrs Bennet à cause de sa beauté, on sent bien qu'il n'a plus d'amour pour sa femme. Il ne cesse jouer avec son manque d'humour et de répartie en feignant de ne pas la comprendre : Nos filles? En quoi cela les touche-t-il ? et il ironise : Est-ce dans cette intention qu’il vient s’installer ici ? j'ai pour vos nerfs le plus grand respect. Il se moque d'elle : je pourrais vous confier quelques lignes pour l’assurer de mon chaleureux consentement à son mariage. Aussi lorsqu'il lui fait un compliment  : car vous êtes si bien conservée que Mr. Bingley pourrait se tromper et égarer sur vous sa préférence, son ton est tellement sarcastique que l'on ne peut croire un seul instant à sa sincérité. D'ailleurs, il ajoute peu après cette remarque cruelle à propos de la beauté des femmes qui ont eu cinq enfants : D’autant que, dans ce cas, il est rare qu’il lui en reste beaucoup. Mr Bennet sait être méchant et l'on voit qu'il n'a pas une meilleure opinion de ses filles à l'exception de Lizzie.
Cette conversation est caractéristique de la technique de Jane Austen pour présenter aux lecteurs des portraits croqués sur le vif. Et certes, nous rions car la satire est réussie et brillante. Mais quel regard acéré cette jeune fille porte sur les gens!
Le dialogue que je cite ici est une véritable scène de comédie. Il n'est donc pas étonnant que le roman ait pu être adapté aussi souvent au cinéma comme il pourrait l'être aussi très facilement au théâtre.
Lorsque en quelques lignes qui concluent ce chapitre, l'écrivain consent à nous donner des renseignements sur ces personnages, cela devient inutile! Nous avons déjà tout compris!
  Mr. Bennet était un si curieux mélange de vivacité, d’humeur sarcastique, de fantaisie et de réserve qu’une expérience de vingt-trois années n’avait pas suffi à sa femme pour lui faire comprendre son caractère. Mrs. Bennet elle-même avait une nature moins compliquée : d’intelligence médiocre, peu cultivée et de caractère inégal, chaque fois qu’elle était de mauvaise humeur elle s’imaginait éprouver des malaises nerveux. Son grand souci dans l’existence était de marier ses filles et sa distraction la plus chère, les visites et les potins.