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samedi 2 juillet 2011

Joyce Carol Oates et Ian MC Ewan : Chutes (2) ; Sur la plage de Chesil

 J'ai découvert des correspondances certaines entre le roman de Carol Joyce Oates : Chutes et celui de Ian McEwan :  Sur la plage de Chesil.
Tous deux parlent  de jeunes mariés en voyage de noces, l'un aux Etats-Unis en 1950, l'autre en Angleterre, en 1962, une nuit de noces qui sera sans lendemain pour les deux couples. Tous deux seront en effet, des victimes de leur époque  et de leur milieu.  Si le récit de cette nuit de noces ne couvre que la première partie du long roman de Joyce Carol Oates, et ne représente qu'un moment rapide (mais décisif) de la vie de son héroïne, Ariah, il constitue par contre  le corps du court roman de Ian McEwan, le reste de la vie des personnages, Florence et Edward, étant résumé en quelques pages.
Les deux récits sont construits de la même manière avec des retours en arrière qui renseignent sur le passé, le milieu social, le caractère, les sentiments des personnages.
Pour le couple américain tous deux issus de milieux protestant puritains -lui est un pasteur évangéliste-  le sexe, considéré comme un péché, est une souillure. L'absence d'amour entre le couple, sa peur de la damnation, les non-dits sur les tendances homosexuelles du mari, tout va les conduire à un dénouement tragique. Le couple anglais, à priori, paraît moins marqué par le puritanisme et l'empreinte judéo-chrétienne, il doit surmonter pourtant tout autant d'inhibitions. Les années soixante sont encore une période où la sexualité est tenue secrète, où l'on cache la vérité sur la procréation aux enfants, sur les règles des filles aux garçons.. Les rares manuels d'éducation sexuelle sont maladroits et finalement malsains. Le sexe est associé à la peur d'avoir des enfants par "accident", à la crainte du contact physique ou d'échouer dans l'acte sexuel, de se ridiculiser. Pourtant si l'on devait parier sur l'un ou l'autre couple, j'aurais choisi celui de Mc Ewan car Florence et Edward ont une attirance physique l'un envers l'autre et s'aiment au contraire du couple de Oates qui n'éprouvent qu'un dégoût physique l'un envers l'autre assorti à un sens du devoir et des convenances peu réjouissant.
Les lieux éponymes des deux romans témoignent de l'influence déterminante qu'ils vont avoir sur l'avenir de ces jeunes mariés. Les Chutes du Niagara pour l'un, la plage de Chesil dans le Dorset, pour l'autre, vont consacrer la rupture du couple et décider de son avenir...
Le Niagara, fleuve à l'égal d'un Dieu, dans le roman de Oates, apparaît, en, effet, comme un personnage à part entière, obsédant par sa formidable présence, symbolique du destin des êtres humains qui gravitent autour de lui sans pouvoir lui échapper. Les chutes sont le symbole de la toute puissance de la Nature et de la Mort présentée comme un fléau et une délivrance à la fois. On dirait même qu'il s'impose comme la seule solution au mari d'Ariah. La plage de Chesil est présente, elle aussi, dans la soirée du couple; d'abord comme un paysage attrayant mais inacessible. Ils le contemplent par la fenêtre  lorsqu'ils sont à table mais n'osent se lever car ils sont retenus par les conventions sociales et gênés par les serveurs qui s'agitent autour d'eux.
Edward ne restait  pas insensible à cet appel venant de la plage, et, eut-il su comment faire ou justifier une telle suggestion, il aurait proposé de sortir sans plus attendre."
La plage représente donc un interdit que le couple s'impose et qui symbolise toutes leurs inhibitions au point de vue sexuel, tout ce qui, dans une éducation hypocrite et conventionnelle, brime la spontanéité et les élans du coeur et du corps. On se dit se dit que si le couple avait cédé à cet appel, il aurait trouvé dans toute cette beauté, "les falaises vertes et nues derrière la lagune, et quelques fragments de mer argentée,  l'air d'une douceur vespérale... la liberté de s'aimer.  Il est donc normal que, puisqu'ils sont trop polis, trop coincés, trop timorés, la plage ne puisse alors qu'être le témoin de leur rupture et de la fin de leur amour..
Ainsi les deux récits se terminent pour les deux couples par un échec à la suite de la nuit de noces. Pour ma part, j'avoue que j'ai été beaucoup plus séduite par le dénouement de Joyce Carol Oates non seulement parce qu'il est d'une puissance hallucinante mais parce qu'il est en accord avec la psychologie des protagonistes, des êtres entiers, tourmentés, exacerbés, marqués par la religion comme par un fer rouge, terrorisés par le sens de la faute et du péché.
Si le roman de Mc Ewan a de la force, je ne suis pas arrivée à adhérer à cette fin sur la plage car elle me paraît un peu superficielle. D'abord, parce que les deux jeunes gens s'aiment, et l'amour aurait pu, on le sent d'ailleurs à plusieurs reprises, leur permettre de surmonter la peur qui est sans commune mesure avec l'angoisse spirituelle qui précipite les héros de Chutes en enfer. Ensuite, parce que, pour justifier la rupture de Florence et Edward, Ian McEwan a dû préciser, dans le passé du jeune homme, sa tendance à l'emportement voire à la colère. Autrement dit si le héros n'avait pas été coléreux, il n'aurait pas brisé son couple. Ce fait paraît artificiel car il n'a rien à voir avec le sujet du roman qui s'énonce ainsi : Ils étaient jeunes, instruits, tous les deux vierges avant leur nuit de noces, et ils vivaient dans des temps où parler des problèmes sexuels était manifestement impossible.

Chutes de Joyce Carol Oates : (1)



Chutes, Le roman de Joyce Carol Oates raconte l'histoire d'une jeune femme, Ariah Littrell, fille de pasteur, devenue veuve après sa nuit de noce.  Au matin, en effet, son mari se suicide en se jetant dans les chutes du Niagara.
Cet épisode de la nuit de noces expose l'un des thèmes du roman : l'inhibition sexuelle liée à une religion et à une éducation puritaines, à l'ignorance de l'autre sexe, à la peur, la culpabilité mais aussi au mariage de convenance, sans amour. Mais il ne représente que la première partie du récit même si la jeune femme, devenue une légende sous le vocable de  "la veuve blanche", surnom donné par les journalistes, est à jamais marquée par cette tragédie.
La deuxième partie conte son mariage avec l'avocat Dirk Barnaby qui appartient à la bonne société de Niagara. Elle devient mère de trois enfants, Chandler, Royall et Juliet et mène un vie heureuse(?) si l'on peut employer ce terme en parlant d'Ariah...  jusqu'au moment où Dick Barnaby prend la défense des habitants d'un quartier de Niagara pollué par les industries chimiques. Autre thème très fort du roman. Mais c'est la lutte du pot de terre contre le pot de fer ...
L'accident de voiture qui le précipite dans le fleuve n'est pas dû au hasard.
La troisième partie est consacrée aux trois enfants de Dick et à la recherche que chacun d'entre eux entreprend pour mieux connaître leur père disparu, ce qui les amènera en même temps à une découverte des milieux industriels sans scrupules  qui ont dévasté la région et des élus corrompus qui étaient à leur solde dans les années 1950-60. Cette dénonciation sans complaisance montre comment une classe sociale aisée s'enrichit au détriment des défavorisés sans aucune considération morale, ne reculant devant rien pour satisfaire sa cupidité. Il faudra des décennies de lutte incessante pour qu'une relative justice soit rétablie.
Le  style de Joyce Carol Oates est d'une puissance extraordinaire. Elle seule peut nous faire ressentir avec autant d'intensité la présence obsédante du Niagara et de ses chutes, la grandeur, la puissance, la démesure. Elle nous en fait entendre le tonnerre, nous en fait percevoir la brutalité, nous imprègne de l'atmospère saturée d'humidité qui enveloppe la ville, nous noie dans sa brume. Elle établit entre les humains et la nature dans toute sa primitive sauvagerie, une échelle de valeurs qui réduit l'homme à ce néant dont parle Pascal. C'est une écriture absolument fascinante car l'on ne peut un seul instant oublier, au cours de la lecture, cette force maléfique liée indissolublement à la Mort qui pèse sur cette famille. Il n'est pas étonnant que les indiens d'Amérique ait vu en lui un Fleuve-Dieu. Comme un Dieu, en effet, il va s'imposer à tous les personnages du livre, il va  chercher à les attirer, les séduire; pour eux, il est, à la fois, châtiment et  promesse de consolation car il représente l'anéantissement mais aussi l'accomplissement d'eux-mêmes.
"Toute la nuit le fleuve tonnant l'avait appelé. Tout au long de la nuit, tandis qu'il priait pour rassembler les forces qui lui seraient nécessaires, le fleuve l'appelait. Viens! La paix est ici. La rivière du Tonnerre, ainsi l'avaient nommée les Tuscarora des siècles auparavant. Les chutes du Tonnerre. Les indiens d'Ongaria l'appelaient l'Eau-qui-a-faim. Elle dévorait les imprudents et les victimes offertes en sacrifice; ceux qui se jetaient dans ses eaux bouillonnantes pour être emportés vers l'oubli et la paix."
Le Niagara a toujours cherché à briser Ariah qui lui paie un lourd tribut. Il exerce sur Juliet une force d'attraction presque physique. Royall essaie de l'apprivoiser ou plutôt de se le concilier comme on le ferait d'une divinité  farouche en amenant les touristes en bateau jusqu'au pied des chutes. De plus, revient comme un leit-motiv, le personnage du funambule, le grand père de Dick Burnaby, qui marchait sur un fil tendu au-dessus des chutes et qui finit par y trouver la mort. La métaphore du fil au-dessus du Niagara et celle du point de non-retour, cet endroit  du fleuve où l'on est inexorablement entraîné par les chutes et où l'on ne peut plus échapper à son destin, courent, toutes deux, en filigrane tout au long du livre et symbolisent le destin de chacun des personnages.
Ariah Burnaby, est une femme hors du commun. Si sa vie est brisée par la lutte contre le fleuve, elle n'en laissera jamais rien paraître, s'accrochant à son orgueil et sa dignité, ne tergiversant pas avec sa conscience, intransigeante envers elle-même et envers les autres, refusant de s'avouer vaincue. Joyce Carol Oats brosse là le portrait d'un personnage hors du commun, aussi fascinante et dure que le fleuve, son adversaire; une mère "difficile" pense d'elle son fils Chandler. Les rapports qu'elle entretient avec son mari et ses enfants sont complexes et tourmentés.
Dick Barnaby, malgré sa richesse, le métier d'avocat qu'il exerce avec brio et compétence, son aisance sociale, est finalement plus fragile qu'elle mais sa faiblesse est le revers de ses qualités:   idéaliste, courageux quand il entreprend de prendre la défense des pauvres gens contaminés par les décharges toxiques, il a une haute conception de l'amitié et de la justice et ne peut envisager un seul instant la corruption, l'avidité, l'absence d'humanité qui sont la loi de ses amis, de sa propre classe sociale.
Chandler, Royall et Juliet, tous marqués par la tragédie vécue par leurs parents, vont réagir chacun selon leur caractère; Ce sont des personnages attachants, ce qui est encore un des intérêts de ce remarquable roman.