Parti de Liverpool d’Edouard Peisson raconte l’odyssée de l’Etoile-des-Mers un splendide paquebot qui est chargé par les promoteurs de La Transocéanique d’accomplir le trajet jusqu’à New York en un temps record. On sait que Peisson s’est inspiré du Titanic pour écrire cette histoire mais il s’agit d’un roman et, à ce titre, l’écrivain a choisi un point de vue original pour conter librement l'histoire, celui de personnages fictifs, le commandant Davis, de son second Haynes ainsi que des hommes d’équipage.
Le commandant Davis est un vieux loup de mer ! En dix-sept ans, il n’a jamais eu un accident et il est entouré d’une légende, on dit de lui : « Chanceux comme le capitaine Davis ». En réalité, la chance n’a rien à voir : Davis allie une haute compétence et des connaissances liées à une longue expérience, à la prudence, à un sens de l’organisation qui ne laisse rien au hasard, à son besoin de tout contrôler. Toute sa vie est consacrée à la mer. Il n’a pas de famille, pas d’amis, sauf son second, Haynes, qui a compris la bonté qui se cache sous ses dehors bourrus de vieil ours. Nous faisons aussi connaissance des lieutenants : Herwick 1er lieutenant, Simon 2e lieutenant et Gérard, 3e. Nous apprendrons à les connaître, surtout Simon le plus sympathique d’entre eux. Et puis il y a Grayson, le chef mécanicien qui a une importance capitale dans la marche du navire comme nous l’apprennent tous les romans d’Edouard Peisson. Enfin, les hommes d’équipages sont triés sur le volet par le second, « la fine fleur de Liverpool » quant aux matelots !
Le capitaine d’armement de la Transocéanique, Jorgan, a transmis les ordres : il faut que la navire maintiennent les 28 noeuds (ce qui a l’époque était une vitesse extrêmement élevée) et qu’il batte les records de la traversée transatlantique. Toutes les nations et les journaux ont les yeux fixés sur eux.
Edouard Peisson : un écrivain marseillais |
Et bien même si l’on sait ce qui va se passer, même si l’on attend la collision avec l’iceberg, Edouard Peisson parvient à entretenir le suspense tout au long du livre. En particulier, quand le navire traverse les bancs de brouillard à l’aveugle au risque de couper en deux les doris des pêcheurs ou d’éventrer un chalutier, l'écrivain distille une savante angoisse. On retrouve ici les craintes des marins-pêcheurs de Capitaine courageux de Kipling mais vus du côté de l’équipage du paquebot qui est sur le qui-vive, doit doubler les quarts : « On ne mangeait plus, on ne parlait plus, on ne dormait plus. » et qui accusent d’insouciance les pêcheurs tellement acharnés à leurs lignes.
« Quelles bordées d’injures, quelles menaces lorsqu’un vapeur les rangeait de trop près. Un, quelques années plus tôt, n’avait-il pas tiré un coup de fusil sur le Saturnia ? Ah! Davis se souviendrait longtemps des gestes grotesques de l’homme noir dans la brume grise épaulant son arme et de la colère d’un passager qui criait : « je porterai plainte ». Davis l’avait pris haut : « si vous étiez dans son sabot, qu’est-ce que vous feriez ? » .
Mais si le récit est conduit d’une manière haletante, ce n’est pas sur le suspense que Peisson fonde les ressorts de l’intrigue mais plutôt sur les problèmes psychologiques que se pose le commandant car lire un roman de Peisson (je viens de finir Le sel de la mer) c’est rencontrer des hommes, c’est être confronté à la complexité des relations humaines et aussi de ce métier, de tout ce qui se joue dans un voyage au long cours. Maintenir les 28 noeuds, oui, mais à quel prix ? Davis ne doit-il pas tenir compte de l’épuisement des « chauffeurs », ceux qui travaillent dans les soutes et dans des conditions pénibles , éprouvantes ? Un commandant doit-il avoir à choisir entre l’obéissance à sa compagnie, gagner à tout prix cette course, et la sécurité de ses passagers, de son équipage et des pêcheurs qu’il croise sur sa route. Et lorsque des icebergs sont annoncés et constituent une menace, ne faut-il pas se dérouter, baisser la vapeur, prendre la décision de ne pas remplir sa mission ? On partage l’inquiétude du commandant, ses doutes, et, s’il prend conseil de ses subordonnés, en définitive, il reste seul face à cette responsabilité écrasante de commander un navire qu’il n'a pas encore eu le temps de connaître, avec la charge morale de plusieurs centaines de vie humaine. Peisson dénonce en même temps la responsabilité des commanditaires et de leur intermédiaire Jorgan, bien à l’abri dans leur bureau, qui n’hésitent devant rien pour accroître leur prestige et leurs bénéfices.
Le roman présente donc un aspect social qui rappelle que Edouard Peisson, qui a été capitaine sur des cargos et des vapeurs et connaît bien la mer, a appartenu au groupe initié par Henri Poulaille « des écrivains prolétariens » ; Ceux-ci dans les années 1930 sont définis au sens large comme des écrivains « s’intéressant au prolétariat et écrivant sur lui ».
« Il ne distingua d’abord qu’un grouillement d’hommes à demi-nus, puis brusquement l’obscurité fut trouée par la grande lueur d’un foyer ouvert à côté de lui; des flammes jaillirent et des charbons ardents roulèrent sur le sol jusqu’au chauffeur qui les repoussa du pied. L’homme plongea un crochet dans la braise qui siffla et jeta des étincelles, puis, la poitrine déchirée par un han profond à chaque coup, il envoya dans le fourneau de grandes pelletées de charbon. Enfin, d’un coup de pelle, il referma la porte, laissa tomber son outil sur le sol, et, de l’extrémité du foulard qui lui serrait le cou, il s’épongea le front. »
On notera le contraste qui existe entre cette description des travailleurs qui ne voient rien de la mer, enfermés dans ce lieu obscur, brûlés par les flammes, et la description des passagers qui s’amusent, dansent et boivent du champagne dans des salons luxueux et lumlineux, l'enfer et le paradis !
« Des femmes de tous les côtés, bien attifées, bien préparées, toutes souriantes, qui paraissaient toutes jolies. De riches toilettes, des bijoux, des bras nus et couverts de bracelets, des cous ornés de colliers et des mains grasses et blanches, vivantes d’un vie à elles, parées de brillants et de perles. (…) Une belle lumière mettait en valeur les toilettes, faisant étinceler les bijoux et donnait à la chair une tonalité chaude. »
Enfin quand le drame arrive, l’Etoile des mers ayant percuté un iceberg, la description de la scène du naufrage est hallucinante : la panique engendre la folie, chacun se battant pour sa survie, les hommes écrasant les femmes, molestant les officiers qui cherchent à imposer un semblant d'ordre :
« Enfin la première chaloupe apparut. La foule hurlante eut un mouvement irrésistible vers elle. Parmi les cris on entendit les ossements craquer. D'autres embarcations apparurent et ce fut autour de chacune d’elles des luttes sauvages, des corps à corps . »
Peisson rend ici hommage à l’équipage du navire, le chef mécanicien et ses hommes qui attendent le dernier moment pour fuir, quand le navire ne peut plus être sauvé, les télégraphistes qui restent en poste pour recevoir les télégrammes de secours, collecter les ultimes nouvelles, les officiers qui gardent leur sang froid et organisent l'évacuation et, bien sûr, le commandant et son second qui veillent sur tous.
Un livre que j’avais lu dans la collection de poche quand il est paru et que j’ai, à nouveau, trouvé passionnant !