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vendredi 9 avril 2021

Tracy Chevalier : A l'orée du verger

 

Le roman de Tracy Chevalier A l’orée des vergers est composé de quatre parties où se chevauchent les périodes chronologiques de 1838 à 1856 et fait entendre plusieurs voix, celles de James et Salie Goodenough, puis celles de Robert leur fils, et de Martha, leur fille : Black Swamp Printemps 1838/ Amérique 1840-1856 / Black Swamp Automne 1838 / Ohio 1844-1856 / 1856 Californie.

Black Swamp
 

James Goodenough et sa femme Salie ont dû quitter l’exploitation familiale du Connecticut, trop petite pour nourrir toute la famille, et s’installer avec leurs enfants dans le Black Swamp, terrain marécageux, de l’Ohio. Une « Terre promise » qui ressemble plutôt à un enfer ! Ils y sont installés depuis neuf ans. La propriété est peu propice à la culture des pommiers que cultive la famille. Il faut travailler dans la boue du matin jusqu’au soir, arracher sans cesse les repousses des arbres ennemis qui se développent en peu de temps, lutter contre les maladies des arbres, les protéger sinon les récoltes sont perdues.
"A ce moment-là, toutes nos affaires étaient couvertes de boue. On avait tellement pataugé dedans qu’il n’y avait plus moyen de décrasser nos bottes, nos habits ou nos ongles de pied. Les garçons se déculottaient le soir, et le matin, leurs pantalons avec la croûte séchée, tenaient debout tout seuls. Fallait en prendre son parti et se laver dans la rivière.
J’entendais des nouveaux colons se plaindre de la boue et je me disais : Y a pire que la Boue. Attendez un peu, vous verrez."


La chaleur malsaine de l’été, les moustiques, les fièvres font le reste. Chaque année la famille de James et de Sadie doit payer un tribut à la mort, chaque année un de leurs enfants meurt !

Un querelle va naître entre Sallie et James : « Ils se disputaient encore à propos des pommes. Lui voulait cultiver davantage de pommes de table, pour les manger ; elle voulait des pommes à cidre, pour les boire. »  Un différend qui va s’amplifier avec le temps, et qui va tourner à l’obsession : James protège les pommiers de sa femme qui cherche à les "assassiner", comme s’il s’agissait d’êtres vivants. Les deuils répétés, la dureté de la vie, la pauvreté, la fatigue, l’usure de l’amour, la perte du respect mutuel,  exacerbent la haine de Sallie et la méfiance de son époux envers les actes sournois de sa femme contre les arbres, c’est à dire contre lui-même. Il faut dire que pour James, les pommes sucrées sont plus encore que des fruits, c’est le rappel de son enfance, des quelques moments de bonheur qu’il a pu vivre. Les pommiers sont sa raison de vivre, moyen aussi de gagner sa vie mais, plus encore, symbole d’un travail bien fait, de sa compétence, de sa propre valeur, de sa réussite. Il aime ses arbres d’amour comme s’il s’agissait de ses enfants.  Cette haine ne peut que se terminer en drame.
  Ce sont les lettres de Robert, leur fils, qui nous content la suite de l’histoire et nous le suivons à travers ses déplacements en Amérique jusqu’au Canada, Wisconsin, Texas, Californie pour y chercher un or introuvable… Jusqu’au moment où le jeune homme rencontre le botaniste William Lobb (1809-1864) dont il va devenir le second pour récolter des graines et des plantes de séquoia à envoyer en Angleterre. Car Robert, a hérité de son père l’amour des arbres et le savoir-faire pour le soigner. L’admiration, le respect pour les arbres géants remplacent alors les sentiments que  son père, James, éprouvaient pour les pommiers. Le récit se termine après l'arrivée de Martha qui a retrouvé son frère.

Séquoïa

Le roman de Tracy Chevalier est d’abord et avant tout agréable à lire et nous y apprenons beaucoup sur les colons de l’Ohio et les terribles conditions de vie de ces gens pour défricher un terre ingrate, récalcitrante, insalubre. Comme d’habitude cette « leçon » d’histoire chez Tracy Chevalier se fait à travers la vie de personnages dont nous partageons les souffrances, les pensées intimes, les deuils et les haines; ce qui nous permet de « vivre » de l’intérieur l’histoire de la colonisation. Ce qui est aussi passionnant dans ce roman et qui se transmet au lecteur, c’est cette amour-admiration pour les arbres, pommiers, redwoods ou séquoias, et nous aimons en apprendre plus sur eux, sur la manière de le cultiver, de les greffer.
La prose de l’écrivaine est toujours simple, limpide, et sait faire sentir la beauté de la nature, sa puissance immense quand il s’agit des Géants, ou sa ténacité silencieuse et opiniâtre qui triomphe de la mort comme celle des pommiers. Les arbres ne sont pas neutres ici, ils ont une vie sous-jacente à celle des hommes, ils participent à leur lutte et sont eux-mêmes des être vivants luttant pour la survie.  

J'aime beaucoup, par exemple, la portée symbolique de cette phrase et comment, sous prétexte de "leçon de choses", Tracy Chevalier nous fait réfléchir sur nous-mêmes !

"Une graine doit atterrir loin de sa mère pour pousser, sinon elle restera à l'ombre et ne se développera pas."

J’ai lu dans une critique que le roman de Tracy Chevalier pourrait être reconnu comme un beau roman de Nature writing et c’est vrai.

Reinette dorée

"Quelques minutes plus tard son benjamin lui rapporta une pomme jaune du Black Swamp. D’une forme oblongue inhabituelle, comme si quelqu’un l’avait étirée, elle était assez petite pour tenir confortablement dans sa main. Il la serra entre les doigts, se léchant déjà les babines. Elle était peut-être ridée, un peu molle et plus de première fraîcheur, mais les reinettes dorées conservaient leur saveur, sinon, leur croquant, pendant des mois.

James mordit dedans, et bien qu’il ne sourît pas - les sourires étaient rares dans le Black Swamp - il ferma les yeux un instant pour mieux la savourer. Les reinettes dorées combinaient  des arômes de noix et de miel, avec une acidité finale qui, paraît-il, ressemblait à l’ananas. Il revit sa mère et sa soeur riant à la table de la cuisine dans le connecticut, tandis qu’elles découpaient des rondelles de pommes pour les mettre à sécher. Dans le Back Swamp, les trois arbres en bordure du verger qui produisaient ces pommes sucrées provenaient tous du reinette dorée avec lequel James avait grandi. A peine arrivé dans le Black Swamp, neuf ans auparavant,James y avait greffé des rameaux qu’il avait absolument tenu à emporter dans l’Ohio. Greffés au même moment, les arbres ne faisaient pourtant pas tous la même taille; James était toujours surpris que les arbres se révèlent aussi divers que ses enfants. "

 


Deux arbres énormes se dressaient de chaque côté de la piste, portail naturel vers le bois au-delà. Ils n’étaient pas aussi grands que les redwoods de la côte, mais ils étaient beaucoup plus gros, leur pied aussi large qu’une cabane. Ils vous écrasaient par leur circonférence et le volume de bois qu’ils pointaient vers le ciel. Si vous vous reculiez suffisamment pour en admirer toute la hauteur, vous ne vous rendiez plus compte de l’énormité de leur taille. De près, toutefois, vous n’arriviez pas à discerner leurs branches les plus basses.
S’écartant de son cheval pour gravir le sentier à pied, Robert se sentait rétrécir et devenir un tout petit point à côté des deux arbres. Il posa une main sur le tronc de l’un pour apaiser son vertige. Son écorce rouge était spongieuse et abondamment fissurée, faite d’une matière fibreuse qui se détachait facilement et se transformait en une poussière rouge que Robert retrouva plus tard sur ses vêtements et ses cheveux, mais aussi sous ses ongles, sur sa nuque et dans ses sacoches. Des milliers d’années d’aiguilles décomposées formaient autour de l’arbre un épais tapis élastique qui étouffait les pas. Et le silence régnait, car il n’y avait pas de branche à proximité pour bruire sous le vent. Les branches ne commençaient qu’à partir d’une trentaine de mètres et leur masse se situait tellement plus haut au-dessus de sa tête que les contempler trop longtemps lui donnait un torticolis. Elles étaient petites en comparaison des troncs gigantesques.
Robert n’avait pas de mot pour qualifier cette sensation d’effroi mêlée de respect qui lui creusait le ventre.