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samedi 10 octobre 2020

Sébastien Spitzer : La fièvre Rentrée littéraire 2020


Par ces temps de coronavirus, il n’est pas inintéressant, en cette rentrée littéraire, de lire La fièvre de Sébastien Spitzer sur l’épidémie de  fièvre jaune qui a touché Memphis en 1878. La fièvre jaune dont on sait de nos jours qu’elle est due à un flavivirus transmis par un moustique comme on l’apprend dans ce roman. Sébastien Spitzer nous dit qu’il commencé ce livre avant que ne se propage l’épidémie du coronavirus et qu’il a donc été rejoint par l’actualité au moment où il le terminait.
Là encore, comme dans La peste écarlate de Jack London, en l’absence de réponse médicale comme nous en avons de nos jours, la panique fait fuir la presque totalité de la population la vouant à une mort certaine. L’auteur raconte, à travers le personnage de la petite Emmy, métisse, et de sa mère, ce voyage cauchemardesque dans des trains bondés qui favorise la propagation de la maladie. Ceux qui cherchent à y échapper sont accueillis à leur descente du train par des hommes armés de fusils qui leur tirent dessus impitoyablement pour les empêcher  de répandre la maladie. C’est ainsi que la mère d’Emmy est tuée. La fillette parvient à rejoindre Memphis où la vie s’organise tant bien que mal tandis que l’épidémie fait des milliers de morts en quelques jours.
Ce récit se fait autour de personnages principaux comme Emmy dont le père, blanc, est le premier à mourir de la fièvre jaune en venant retrouver sa fille après sa sortie de prison. Au drame de l’épidémie s’ajoute celui du racisme, des exactions du Ku Kux Klan et des exécutions sommaires des noirs dans une région encore marquée par la guerre de sécession et par la haine du Nord. Il y a aussi Keathing, journaliste, proche de ses amis racistes, touché par la maladie et qui va peu à peu évoluer devant tant de peurs et de souffrances. Puis un belle figure féminine, Anne Cook, maquerelle, tenancière d’une maison close, qui fait de son lupanar un hôpital et soigne les malades avec dévouement. Enfin, un personnage qui a réellement existé et à qui Sébastien Spitzer dédicace son livre, Raphaël T. Brown, ancien esclave noir, libéré par la guerre, qui prend les armes et organise une milice pour défendre les habitants des hordes de pillards qui volent, violent et tuent à la faveur du désordre et de la maladie.  

Les personnages, leur humanité, nous permettent d’entrer dans ce récit et de vivre avec eux cette tragédie qui nous touche, au-delà des siècles, car toujours malheureusement actuelle. Un bon roman et qui devrait nous permettre de nous interroger sur la chance que nous avons, au XXI siècle, selon les pays où nous habitons mais aussi les milieux sociaux -car nous ne sommes pas tous égaux- d’avoir des hôpitaux à la pointe du progrès, des soignants compétents et dévoués, des chercheurs qui travaillent sans relâche sur les médicaments adéquats, des gouvernements, du moins ceux qui en ont le courage et la lucidité, pour nous protéger en prenant des mesures pas toujours populaires mais nécessaires malgré les grognements et les vitupérations des jamais contents ! 



mardi 4 février 2020

Yasunari Kawabata : Kyoto (2)

Kitagawa Utamaro
Dans Kyoto, roman publié en 1962, Yasunari Kawabata, écrivain japonais, prix Nobel de littérature, raconte l’histoire de Chieko, fille adoptive d’un grossiste en tissus, Sata Takichiro, et de son épouse Shige. Nous apprenons bien vite qu’elle est une enfant trouvée et, plus tard, qu’elle a une soeur jumelle. La rencontre fortuite des deux soeurs a lieu au cours de la fête de Gion et leur étroite ressemblance ne peut laisser place à aucun doute quant à leur gémellité. Mais alors que Naeko a été élevée dans un  milieu modeste, sur les hauteurs, et travaille à l’entretien des cryptomères, ces beaux arbres qui servent à la construction des  temples et des maisons, Chieko a fait des études et est devenue une jeune fille raffinée, capable d’apprécier la beauté sous toutes ses formes. Le tisserand Hideo qui est amoureux de Chieko se sent attiré par Naeko, sans trop savoir de laquelle il est réellement amoureux.  Mais ce n’est pas tant le thème du double, de la gémellité ni celui de l’éducation sociale que cherche à explorer Kawabata. Ce qui l’intéresse, c’est de montrer à travers les yeux attentifs et cultivés de Chieko la beauté de ce qui l’entoure. 

Hasegawa Kyuzo / Sakura Zu 1592
« A l'endroit où l'arbre penche fortement, un peu en dessous, on devine deux petites cavités dans le tronc ; dans chacune des cavités, ont poussé des violettes. Et, à chaque printemps, apparaissent des fleurs. D'aussi loin que Chieko se souvienne, il y a toujours eu ces deux souches de violettes sur l'arbre.
Trente centimètres environ séparent les violettes du haut de celles du bas. La jeune fille qu'était Chieko en venait à se demander :
« Arrive-t-il que les violettes du haut et celles du bas se rencontrent ? Se connaissent-elles ? Que signifie pour les fleurs "se rencontrer", "se connaître" "  ?
Des fleurs, il y en avait à chaque printemps, trois, cinq, au plus, c'était à peu près le compte. Pas davantage, et pourtant, dans les petites cavités au haut de l'arbre, à chaque printemps, surgissaient des boutons et s'épanouissaient les fleurs. Cjieko les contemplait de la galerie, ou, au pied de l'arbre, levant la tête ; s'il lui arrivait d’être frappée par la « vie » de ces violettes sur le tronc,  parfois leur « solitude » l’envahissait."

Cependant au-delà de cette beauté, Kawabata montre la progression constante de la modernité qui vient peu à peu saper les bases de la civilisation japonaise ancestrale. Ainsi Sata Takichiro, le père de la jeune fille, refuse d'utiliser des métiers mécaniques pour tisser des tissus à la mode, bon marché et aux couleurs vives.  Pour lui, le kimono représente un art de vivre épuré, lié à la spiritualité. La vulgarité des objets et des goûts nouveaux, l’industrialisation, les rapports uniquement mercantiles entre le vendeur et l'acheteur, le choquent comme le rendent triste la disparition des coutumes, l’atténuation du sentiment religieux et social, la réorganisation économique induites par l’occupation américaine du Japon après la guerre de 1945.

Temple de Kyoto
La description de Kyoto est si précise avec les noms des différents quartiers de la ville, des itinéraires pour s’y rendre, les diverses fêtes religieuses, les précisions sur la fabrication des tissus, que d’aucuns ont pu dire qu’il s’agissait d’un guide touristique !
Il n’en est rien, évidemment. L’intention de l’auteur est tout autre. Même s’il s’attache à la description précise des lieux, Yasunari Kawabata écrit Kyoto pour célébrer la beauté de la ville et de la nature et pour en  en montrer la fragilité. Il pratique ce que les japonais ont appelé le mono no aware qui est une sensibilité à la mort des choses et une empathie pour leur vie détruite. Les fleurs vivent mais leurs pétales tombent. Le temps de la floraison est si court. Et au-delà, les êtres humains ne sont-ils pas comme les fleurs, si belles, si vivantes, mais avec un vie si brève. 

Shimura Tatsumi
Yasunari Kawabata montre, à travers les changements qui ont lieu à l’époque de l’écriture  du livre, que la ville ancienne est en train de disparaître par pans entiers. Il porte sur cet effacement, ce que l’on appelle le regard ultime, le matsugo no me, ce regard que l’on attache à une chose ou un être que l'on voit pour la dernière fois, et qui, est une annulation de cette chose ou cet être. Et il y a, bien sûr, un sentiment poignant de nostalgie qui résulte de ce constat. Au moment même où l’on est pénétré par le sentiment de la beauté que font naître les évocations poétiques de Kawabata, on éprouve le regret de savoir que ce n’est plus. C’est donc bien intentionnellement que l’écrivain a nommé son oeuvre Koto en japonais, l’ancienne capitale, et non Kyoto, le titre moderne choisi pour la traduction française.
Le style de Kawabata repose donc sur le recueillement, le silence, la contemplation qui élève l’âme. On peut dire que ni l’intrigue, ni les personnages ne sont primordiaux dans ce roman. J’ai dû étudier ce livre à l’université quand j’étais étudiante et je me souviens qu’il m’avait peu enthousiasmée. Il en est tout autrement aujourd’hui. J’ai été subjuguée par la magnificence des descriptions de Kawabata, touchée par la disparition de cette beauté précieuse, sensible à la fragilité des choses. Et puis finalement, j’ai aussi trouvé les personnages attachants, j’ai aimé faire la rencontre de Chieko si fine et délicate et de Naeko, humble mais pleine de dignité, et j’ai partagé leurs pensées intimes avec beaucoup de bonheur. Un très beau livre !



"De l'autre côté du pont il y a un cerisier que j'aime."
Ses doubles fleurs pourpres étaient d'une extrême beauté. C'était un arbre célèbre. Les branches retombaient à la manière du saule pleureur, puis se déployaient largement. Lorsqu'ils furent sous l'arbre, une brise imperceptible dispersa des pétales aux pieds de Chieko, sur ses épaules.
Déjà, à l'ombre de l'arbre, les fleurs étaient tombées, éparses sur le sol. D'autres dérivaient à la surface de l'étang. Mais quelques-unes seulement, sept ou huit, peut-être...


vendredi 17 janvier 2020

Véronique Olmi : Bakhita


Voilà un livre, Bakhita de Véronique Olmi, que j’ai dans ma PAL depuis sa parution en 2017 et je me demande ce que j’attendais pour le lire car je l’ai beaucoup aimé.

Il raconte l’histoire d’une petite fille originaire du Darfour, née en 1869 à Olgossa, appartenant à l’ethnie Dadjo (Dajou). Elle est enlevée à l’âge de sept ans et vendue comme esclave dans un marché soudanais après une longue marche harassante. Arrachée à sa famille qu’elle ne reverra jamais, elle subit la peur, l’humiliation, la violence des marchands mais aussi des patrons qui considèrent l’enfant comme un objet. Ses souffrances, peur, faim, froid, tortures physiques et mentales, sont encore accrues par les séparations répétées qui sont le lot d’un esclave dès qu’il s’attache et se lie d’amitié à une autre personne. Et c’est peut-être le pire de tout ce qu’a subi Bakhita, l’enfant puis l’adulte, cette perte de la mère, de l’amie, de l’enfant, cette arrachement à tous les gens qu’elle a aimés même lorsqu’elle deviendra religieuse à Venise en entrant dans l’ordre des soeurs canossiennes. Une vie d’obéissance et pourtant de dignité qui ne sera rompue qu’une fois, quand elle décide de suivre Dieu et refuse son statut d’esclave, ce qui entraîne un procès retentissant à Venise qui lui permettra d’être libérée. A sa mort, elle sera canonisée.

Bakhita  : Sainte Joséphine
Le roman peut se lire comme un roman historique et d’aventures tant la vie de Bakhita est pleine de rebondissements et de tristes péripéties. Elle-même les racontera plus tard à une journaliste qui écrira le livre de sa vie. Véronique Olmi retrace l’histoire de l’esclavage en cette fin du XIX siècle, des rapts d’enfants et d’adultes, l’un des fléaux de l’Afrique. Elle peint l’horreur des razzias, les esclavagistes brûlant les villages pour faire diversion et rafler les enfants. Cela nous permet de voir combien la responsabilité des africains en ce qui concerne l’esclavage et la traite des noirs est engagée au même titre que ceux qui les leur achetaient.  ( Y compris dans les siècles précédents ! Colbert a bon dos, il n’est pas le seul responsable ! Petit aparté qui parlera à certain(e)s.)
De plus, Véronique Olmi  entre dans les sentiments de son personnage et nous fait vivre ces aventures de l’intérieur. C’est avec sensibilité et intelligence qu’elle analyse les pensées de Bakhita, ses chagrins, ses terreurs, tout en décrivant son courage et sa force dont rien ne semble pouvoir venir à bout. Elle nous montre le gouffre culturel qui s’ouvre devant la jeune fille quand elle est rachetée par un consul italien qui l’amène à Venise. Il y a l’obstacle de la langue, je devrais dire des langues, elle ne sait que des bribes du langage de ses différents maîtres et même la notion du Dieu des catholiques lui est infiniment étrangère. J’ai lu qu’un critique reprochait à Véronique Olmi d’avoir fait paraître « bête » la jeune Bakhita. Je voudrais bien l’y voir, lui, s’il avait à franchir un tel écart et si, analphabète comme la jeune esclave, jetée dans une civilisation qui n’était pas la sienne, il aurait eu beaucoup plus de facilités que la jeune fille !
Un beau livre et , de plus, très bien écrit !

lundi 9 avril 2018

Sandor Marai : La nuit du bûcher



Dans La nuit du bûcher de Sandor Marai paru aux éditions Albin Michel, nous sommes à Rome en 1598 au temps de l’Inquisition.
Le narrateur qui écrit à un des frères de son ordre est un moine espagnol du monastère des Carmes d’Avila. On sait dès la première page qu’il ne reviendra jamais à Avila. Il nous reste à apprendre pourquoi.
Inquisiteur, il est envoyé à Rome par son supérieur pour prendre des leçons auprès du Saint-Office catholique romain. L’inquisition espagnole, en effet, pourtant zélée comme chacun sait, accusait un peu de retard par rapport à Rome dans la chasse des hérétiques et leur punition. C’est avec beaucoup de sérieux et de conviction que notre jeune moine s’instruit. Pendant ces deux années d’étude, les tortures, la manière d’obtenir des rétractations et des repentirs, et les différentes façons de brûler les impies, n’ont plus de secrets pour lui. C’est ainsi qu’il aide les inquisiteurs romains et les confortateurs, laïcs qui les assistent, à sauver l’âme des hérétiques en livrant leur corps à la flamme du bûcher pour les purifier. L’ombre de Torquemada règne sur eux et ils sont persuadés de venir en aide au supplicié en l’arrachant à l’hérésie et donc à la damnation. Les autodafés leur apportent à tous le réconfort du devoir accompli. Et pourtant le jour où le narrateur voit brûler Giordano Bruno, il sait qu’il ne pourra plus reprendre la vie monastique à Avila au sein de l’Inquisition espagnole. Je ne vous en dis pas plus !

« Certes nous inquisiteurs espagnols voués à servir le Saint-Office connaissons bien des choses. Mais j’ai été surpris de constater à quel point la surveillance romaine est bien plus développée et efficace que chez nous. (…) Alors s’est déroulé lentement devant moi le jeu d’une prévoyance magnifique orchestrée par la Sainte Inquisition en vue de surveiller la vie privée des gens, ici, à Rome mais aussi sur l’ensemble du territoire italien, partout où s’active l’Inquisition. J’ai été empli d’admiration et de zèle en me rendant compte à quel point tout ce que l’on accomplit chez nous en Espagne sur ce plan-là est imparfait et primitif. La plupart du temps nous nous contentons de brûler tous ceux qui sont soupçonnés d’hérésie et ne peuvent attester de leur innocence. Ici à Rome, on est plus exigeant : on veut débusquer chez chacun le moindre manquement à servir les buts de l’inquisition. Les indolents sont tout aussi dangereux que les hérétiques actifs et véritables... »

Le roman est donc une dénonciation des horribles pratiques de l’Inquisition. La violence est soulignée par la sérénité et la bonne conscience des inquisiteurs et de leurs complices. Mais bien vite, sous la description de ce fanatisme religieux, apparaît au second degré, la dénonciation des totalitarismes vécus par Sandor Marai, du nazisme au stalinisme.

L’habileté de Sandor Marai - qui fait la force du roman-  est nous faire découvrir l’Inquisition non par l’intermédiaire d’un détracteur mais au contraire par quelqu’un qui y adhère entièrement ! D’où une ironie féroce  qui frappe le lecteur de plein fouet quand le narrateur s’extasie sur les mérites supérieurs de l’Inquisition romaine par rapport à l’espagnole et sur la perfection du système mis en place pour encourager la délation, les souffrances des prisonniers, et l’interdiction de penser par soi-même!
 Ce roman passionnant se termine par une très belle déclaration sur la liberté dans laquelle Sandor Marai exprime sa foi en l’homme et dans le triomphe de la pensée.

« Il est à craindre que tant qu’un tel homme* existe quelque part, il soit vain de faire frire les autres sur le gril, de les cuire dans l’huile et de les casser sur la roue. J’avais appris que la Sainte Cause était plus important que tout, qu’il fallait un Seul Berger et un Seul Troupeau. Mais c’était avant d’être frappé comme par la foudre par un doute effrayant : un homme peut compter plus qu’un troupeau »


* Giordano Bruno a existé. La photographie de la première de couverture aux éditions Albin Michel représente sa statue érigée sur le campo del Fiori à l’endroit où il a été brûlée comme hérétique en 1600.
Giordano Bruno est un ancien dominicain, humaniste et philosophe, proche des idées  de Copernic, il publie des écrits jugés blasphématoires. Torturé, gardé prisonnier pendant huit ans ,  il n’accepte pas de de rétracter et meurt sur le bûcher .



Sándor Márai, né Sándor Grosschmid de Mára (Márai Grosschmid Sándor Károly Henrik en hongrois) le 11 avril 1900 à Kassa, qui fait alors partie du Royaume de Hongrie dans l'Empire austro-hongrois (aujourd'hui Košice, en Slovaquie), et mort le 22 février 1989 à San Diego, aux États-Unis, est un écrivain et journaliste hongrois (Wikipedia)

lundi 22 janvier 2018

Asa Larsson : Le sang versé




Le  sang versé de Asa Larsson est second livre relatif au cycle de Rebecka Martisson, la jeune avocate de Stockholm, née à Kiruna (comme l’auteure ) en Laponie suédoise.

Après la fin terrible du premier roman Horreur boréale, Rebecka essaie de reprendre son travail d’avocate mais une sévère dépression nerveuse l’empêche d’être performante. Un collègue lui prête sa maison non loin de Kiruna, dans un petit village à 145km du cercle polaire. Elle part là-bas pour se reposer et essayer de retrouver le goût de vivre.
Hélas ! L’assassinat d’une femme pasteur que l’on a retrouvée pendue à l’orgue de l’église provoque un climat délétère. Et la pauvre Rebecka se retrouve à son corps défendant au milieu de l'enquête !

Alors là, je me suis dit : Décidément Asa Larsson a quelque chose contre les pasteurs sinon comment expliquer qu’elle les trucide d’un livre à l’autre et qu’elle brosse de ces religieux une peinture aussi critique et acide ! Je vois dans la postface que je ne suis pas la seule à avoir pensé cela ! Sa famille, son oncle vicaire à la retraite, sa tante laestadienne, la branche la plus conservatrice, la plus austère et rigide du protestantisme, s’en sont émus et lui ont fait promettre de ne plus tuer de pasteurs dans ses livres. Tant mieux parce que c'est un peu fastidieux cette hécatombe de pasteurs !

Mais à mon avis, elle a un compte à régler ! Car le tableau qu’elle dresse du collègue de la victime et de son vicaire est plus que critique. Et oui, même si l’on est pasteur, on peut-être machiste, antiféministe et ne pas supporter qu’une femme vous concurrence ! Malgré tout l'on ne peut s'empêcher de penser que les protestants sont en avance sur les catholiques et moins misogynes car ce n'est pas demain la vieille qu'il y aura de femmes curés  !
 On peut aussi tremper dans des combines louches et détourner l’argent commun à des fins privés. Quant à la femme pasteur, féministe, elle a des aspects bien sympathiques et l’on comprend pourquoi elle se met à dos tous les machos de la ville mais, en même temps, l’importance qu’elle a dans la vie quotidienne des gens m’effraie. Que le poids de la religion puisse être si pesant  dans ce pays-là m’étouffe ! Je n’aurai pas l’impression de liberté si je devais vivre ainsi.
Enfin,  la critique de la chasse et des chasseurs n’est pas mal non plus !

Ce que j'en pense ? A mon avis le livre n'est pas parfait. L’équilibre entre l’histoire policière et la vie de Rebecka, l’analyse des personnages et de la société, n’est pas encore trouvé. L’enquête traîne en longueur mais le personnage de Rebecka s’étoffe, celui de Sivving aussi. On voit apparaître pour la première fois un personnage qui va devenir important par la suite, le policier maître-chien Krister. 
A la fin quand on apprend ce qui arrive à Rebecka on est inquiet pour elle ! Mais nous répond Asa Larsson  : « Rebecka Martinsson va s’en remettre. J’ai foi en cette petite fille avec ses bottes en caoutchouc rouge. Et puis n’oubliez pas : dans mon histoire, c’est moi qui suis Dieu. »
Moralité ? Il me reste à lire le troisième La Piste noire et le quatrième Tant que dure ta colère. A bientôt !



dimanche 21 janvier 2018

Asa Larsson : Horreur boréale


J’ai commencé ma lecture de la série policière d’Asa Larsson par le cinquième volume En sacrifice à Moloch  et me suis intéressée au personnage principal récurrent, l’avocate fiscaliste Rebecka Martinson. Je me suis donc promis de lire les quatre premiers. Voilà qui est presque  fait, du moins pour deux d’entre eux.

Horreur boréale est le premier. On y rencontre Rebecka qui est avocate fiscaliste à Stockholm, carrière brillante mais qui ne semble pas la combler, de même qu’elle n’aime pas trop son patron Mans Wenngren.
Rebecka  reçoit un appel au secours d’une amie d’enfance, Sanna, mère de deux petits filles, dont le frère, pasteur, vient d’être savamment assassinée à Kiruna, une petite ville de la Laponie suédoise. C'est là que Rebecka est née et qu’elle a vécu avec sa grand-mère maintenant disparue dans un chalet, une enfance dont elle se souvient avec nostalgie. Rebecka prend un congé au grand dam de son patron et va rejoindre Sanna. C’est le début d’une dangereuse enquête - qu’elle mène pour sauver son amie accusée à tort- mais qui se terminera tragiquement.

J’ai trouvé que l’intrigue patinait un peu car l’écrivaine semble plus intéressée par ses personnages que par l’enquête policière proprement dite et je me suis un peu ennuyée au début. Mais j'avais envie d'en savoir plus sur Rebecka et sur son pays.
L’histoire  se déroule en sept jours d’hiver, dans la neige et sous un ciel couronné par les aurores boréales. Le temps qu’il a fallu pour créer le monde. Rappel biblique qui nous replace dans cette petite ville protestante dont les pasteurs représentants de différentes églises forment une communauté religieuse. En Laponie suédoise ils sont encore très puissants.
 Asa Larsson a l’art d’analyser les relations complexes entre les êtres, l’amitié-répulsion entre Sanna et Rebecka, l'art aussi de peindre les non-dits, les jalousies, les rapports de domination, les mesquineries et les malhonnêtetés et hypocrisies qui règnent au sein de la communauté religieuse. Un tableau peu reluisant !

 On y découvre des personnages qui vont l’accompagner tout au long de ces volumes, Anna Maria la policière chargée de l’enquête et son adjoint Sven-Erik, le voisin de la grand-mère de Rebecka, le vieux Sivving et ses chiens.
Malgré ses longueurs, j’ai fini par m'intéresser à ce roman mais pas autant que En sacrifice à Moloch.
Le livre a obtenu le prix du premier roman policier suédois en 2003.

A bientôt pour le deuxième volume "Le sang versé"


mercredi 18 octobre 2017

Colson Whitehead : Underground Railroad



Cora, seize ans, est esclave sur une plantation de coton dans la Géorgie d’avant la guerre de Sécession. Abandonnée par sa mère lorsqu’elle était enfant, elle survit tant bien que mal à la violence de sa condition. Lorsque Caesar, un esclave récemment arrivé de Virginie, lui propose de s’enfuir, elle accepte et tente, au péril de sa vie, de gagner avec lui les États libres du Nord.
De la Caroline du Sud à l’Indiana en passant par le Tennessee, Cora va vivre une incroyable odyssée. Traquée comme une bête par un impitoyable chasseur d’esclaves qui l’oblige à fuir, sans cesse, le « misérable cœur palpitant » des villes, elle fera tout pour conquérir sa liberté.
L’une des prouesses de Colson Whitehead est de matérialiser l’« Underground Railroad », le célèbre réseau clandestin d’aide aux esclaves en fuite qui devient ici une véritable voie ferrée souterraine, pour explorer, avec une originalité et une maîtrise époustouflantes, les fondements et la mécanique du racisme.
À la fois récit d’un combat poignant et réflexion saisissante sur la lecture de l’Histoire, ce roman, couronné par le prix Pulitzer, est une œuvre politique aujourd’hui plus que jamais nécessaire.  (Quatrième de couverture)

Colson Whitehead

Le roman de Colson Whitehead couronné par de nombreux prix a ceci de bon, à l’époque où  le racisme et les haines ancrées se réveillent aux Etats-Unis, libérées par un président irresponsable, de rappeler ce qu’était l’esclavage. L’horreur vécue par ces africains prisonniers, survivant avec peine  au fond des cales d’un négrier, puis, vendus, privés de liberté, traités comme du bétail, subissant des sévices, séparés de ceux qu’ils aiment, risquant leur vie s’ils apprenaient à lire, les femmes violées par les maîtres blancs et servant de reproductrices.  Je pensais tout savoir sur l’esclavage des noirs  pour avoir beaucoup lu à maintes reprises des oeuvres parlant de ce commerce abject d’êtres humains mais Colson Whitehaed m’en apprend encore. Par exemple les expériences médicales menées sur des esclaves servant de cobayes et le programme d’eugénisme mis en place par des hôpitaux dans certains états comme la Caroline du Sud. Il a aussi le courage de décrire comment les esclaves noirs ainsi maltraités finissent par perdre leur humanité et par instaurer la loi du plus fort dans les plantations, et ainsi ajouter à la violence de l’esclavage, une autre sorte de domination tout aussi brutale. Non seulement Cora doit défendre son petit bout de terre au péril de sa vie mais elle est violée par des hommes esclaves comme elle.
L’écrivain montre aussi le courage d’une minorité de blancs qui risque sa vie pour sauver les esclaves en les acheminant vers le Nord dans ce que l’on a appelé métaphoriquement le chemin de fer souterrain. Que Colson Whitehead matérialise le chemin de fer parce c’est l’image qu’il en avait enfant, n’apporte rien au roman, je trouve, même pas un peu de fantastique, car l’imaginaire ici cède le pas au réalisme. Le chemin ainsi concrétisée est seulement peu crédible.

Le roman est bon et présente de nombreuses péripéties intéressantes. Le récit est bien raconté et documenté mais je dois dire qu’il n’a pas l’envergure et l’originalité, la voix unique de Beloved de Toni Morrisson qui reste pour moi un chef d’oeuvre et que je vous conseille vivement de lire si ce n’est déjà fait.


mercredi 12 novembre 2014

Graig Davidson : Cataract City





Cataract City de Graig Davidson, c'est Niagara Falls, la ville des chutes. C'est là que vivent Owen et Duncan.

 Duncan sort de prison où il a passé huit ans. Son ami d'enfance Owen vient le chercher. Commence alors un récit à deux voix où chacun va raconter son histoire mêlant passé et présent et divers temps intermédiaires. Et ce double récit nous donne à voir ce qu'est la vie dans cette petite ville industrielle de l'Ontario où il y a peu d'avenir pour les enfants qui y naissent. Peu d'avenir et aussi peu d'occasion de s'échapper. La ville, personnage à part entière du roman, exerce une sorte d'attrait négatif, entre amour et répulsion, qui freine l'initiative.

"Il m'était arrivé de haïr cette foutue ville. Le sentiment d'échec omniprésent me donnait la nausée, engendrait l'impression de vivre dans une prison aux murs élastiques.
Je finissais par la trouver sinistre et menaçante. Je n'aurais su dire en quoi précisément -comment une ville pourrait-elle être néfaste?"

Niagara Falls, je l'avais déjà rencontrée dans le grand roman de Joyce Carol Oates Chutes, mais du côté américain. Le fleuve y exerçait un attrait puissant; il y était représenté comme une sorte de Dieu maléfique, une force démesurée. Oates y dénonçait non sans virulence la pollution des quartiers réservés aux ouvriers dont sont responsables des industriels criminels.
Pas plus que JC Oates, Davidson n'a l'intention d'entraîner son lecteur dans une visite touristique de la jolie cité "romantique" des voyages de noces, ni de brosser un tableau pittoresque du lieu. Si l'on y sent la présence du fleuve c'est pour évoquer les jeux d'enfance dans la rivière, où les trafics de contrebande sur les eaux gelés du Niagara en hiver et le bruit constant et obsédant des chutes qui crée un effet hypnotique..
En fait, Graig Davison s'intéresse aux milieux populaires, il nous parle de la dureté de la vie, du travail dans les usines ou les biscuiteries où chaque ouvrier est imprégné de l'odeur du biscuit, une ville où les distractions sont rares et les enfants peu poussés à l'étude. Si Owen, d'un milieu un peu plus aisé, a l'opportunité d'aller à l'université, Duncan, lui, est marqué par le déterminisme de sa classe. Mais tous deux, le hasard, la malchance, l'annihilation de la volonté aidant, vont être des victimes, des prisonniers de Cataract City qui ne laisse pas facilement échapper ses proies. 

"Mon père comparait Cataract City à un réservoir d'air comprimé. La vie y est dure; d'une année à l'autre, les garçons deviennent des hommes, parce qu'ils n'ont pas le choix. La pression s'incruste dans les visages et les corps. On voit des gars de vingt ans aux mains noircies en permanence par la graisse pâteuse qui sert à lubrifier les rotatives de Bisk. Certains sont déjà voûtés à trente ans. A quarante ans, ils ont le front plissé des séquoias. On n'a pas le temps de vieillir ici, on devient vieux avant."

Dans l'enfance, Owen et Duncan sont rapprochés par leur amour du catch et leur admiration pour un catcheur qui les entraînera dans une sombre aventure. Plus tard, chacun évolue dans une sphère différente, à l'université pour Owen puis dans la police; Duncan, lui, nous fait pénétrer dans des milieux interlopes, courses de lévriers, et combats de chiens, rencontres de boxe clandestines, organisées par un truand sans scrupules, l'indien Drinkwater. Tout semble parfois séparer les deux amis mais ils sont toujours réunis dans les moments les plus difficiles de leur vie.
 Il y a des passages très forts, passionnants, dans Cataract City, même si mon intérêt pour le roman a été parfois inégal. Deux récits-clefs, haletants, où l'on ne peut se décrocher de la lecture, encadrent l'action : L'un au début du roman, celle où  les deux enfants sont perdus dans un paysage hostile, dans des tourbières de fin du monde, en proie à la faim, à la soif, menacés par des bêtes sauvages et où ils luttent pour leur survie;  l'autre à la fin du roman, une course-poursuite sauvage des deux personnages alors devenus adultes, une traque implacable sur les traces de Drinkwater, dans les mêmes paysages, cette fois-ci en hiver. Dans les deux cas  la mort joue à cache cache avec les héros, elle habille de sa présence menaçante chaque mot du roman. Si la première scène est un récit d'initiation violent, l'autre encore plus terrible provoquera un déclic pour Duncan. Les deux scènes forment une boucle, un recommencement qui amène pourtant au renouveau.

Je me suis demandé d'où venait parfois cette baisse d'intérêt de ma part. Je me suis aperçue que c'est lorsque Duncan part à la dérive et que nous sont décrits les milieux louches et crapuleux des combats de chiens ou d'hommes. Je pense que mes réticences viennent de mon refus de ces jeux de cirque violents et des personnages qui y participent mais que la qualité du roman n'y est pour rien.. Car les moments très forts, très puissamment décrits, abondent dans ces scènes de combats où tous les coups sont permis, où les parieurs sont avides d'argent et de sang versé. Si j'ai pu continuer ma lecture, c'est parce que Duncan reste toujours humain malgré ce qu'il fait :  s'il est capable du pire, il l'est aussi du meilleur comme lorsqu'il sauve le chien blessé, par exemple, en mettant en péril sa propre vie; il est capable d'amour et d'amitié véritables et de compassion. Et c'est pourquoi, les personnages déchus - qui sont une constante dans l'oeuvre de Graig Davidson-, aussi bas qu'ils soient tombés, finissent toujours par se racheter. Graig Davidson est un écrivain qui croit en l'Homme malgré toutes les erreurs et les faiblesses dont celui-ci fait preuve. Il écrit ici une très belle histoire d'amitié.



Club de lecture Dialogues croisés Librairie Dialogues à Brest
Merci à La librairie Dialogues et aux Editions Albin Michel
Challenge sous contrainte : le nom propre de lieu chez Philippe D

lundi 13 octobre 2014

Sandor Marai : Un chien de caractère






Après avoir  lu L'héritage d'Esther, j'ai voulu approfondir ma connaissance de Sandor Marai mais comme je n'ai pas trouvé Braises à la bibliothèque, le roman que Dominique m'a conseillé, j'ai choisi  : Un chien de caractère

Surprenant roman! Je ne pensais pas que Sandor Marai pouvait écrire un tel livre, amusant, léger, du moins en apparence, et il en est lui-même surpris puisqu'il avertit son lecteur :
" Attention lecteur, c'est une histoire de chien que tu vas lire!"
Mais bien évidemment il ajoute non sans ironie :
"Comment expliquer la faiblesse de certains écrivains, par ailleurs fort exigeants, qui détournent de temps à autre, leur regard de l'homme, ce sujet éminemment digne, éternel même, en vue de se pencher sur quelques figurants subalternes de la Création?
 
L'ironie! C'est le ton du roman car Sandor Marai ne se départit pas d'un certain pessimisme qui semble ancré chez lui et qui englobe ici aussi bien la gent canine que la gent humaine! Ainsi lorsqu'il choisit un chien pour l'offrir à sa femme en ce Noël de crise économique (nous sommes en 1928) où les cadeaux sont par force modestes, il faut bien sûr qu'il se fasse refiler non un Pouli, le chien berger hongrois qu'il désirait, mais un bâtard laid, qui va se révéler monstrueux, susceptible, et d'un naturel impossible! Tchoutora! (la gourde en hongrois!). Un chien de caractère, en quelques mots!
 
Le pouli, chien de berger hongrois

Sandor Marai décrit le chien avec une finesse et une précision qui montrent les qualités d'observation de l'écrivain. L'attention qu'il prête aux animaux est aussi subtile que celle qu'il accorde aux hommes. Il nous livre, en même temps, ses doutes sur ceux qui se disent "amis des bêtes" :
C'est une dérobade, ni plus ni moins -c'est vouloir s'acquitter en monnaie de singe, ou par de bien maigres pourboires, de notre dette d'amour vis-à-vis du genre humain"
 
Les rapports du chien et de son maître donnent lieu à des scènes épiques et à une galerie de portraits fabuleux des gens de l'immeuble. Tchoutora, en effet, aiment ou n'aiment pas et dans ce dernier cas, c'est grave!! Tchoutora a les quenottes acérées, le facteur, les vieilles demoiselles aux vêtements surannées l'apprennent à leurs dépens! Mais il est en adoration devant les élus de son coeur, comme le menuisier illuminé qui a vu Dieu et son ennemi, le protestant austère, qui est forgeron!

Portraits amusés parfois, comme celui de la bonne, Thérèse, parfois chargés, pas toujours tendres, comme celui de la psychanlyste, amie de sa femme, qui veut analyser Tchoutora traumatisé d'avoir vu son maître en caleçon (le complexe d'Oedipe chez l'espèce canine) mais le maître aussi parce qu'il s'est montré au chien en caleçon (exhibitionnisme légèrement pervers, non?).  Sandor Marai a la dent dure et je ne crois pas qu'il aime beaucoup la psychanalyse et les travers de la bourgeoisie dont il ne nie pas faire partie, avec le snobisme, les effets de mode, les obligations traditionnelles absurdes, la sottise. Il nous fait rire tout en nous présentant la société hongroise de ce début du XXème siècle qui, bien souvent, ressemble à la nôtre.
 
Et il tire de cette aventure entre maître et chien une moralité que j'aime :
Car à mesure que, tâtonnant et trébuchant, il (le maître du chien) avance dans la vie, il comprend de mieux en mieux que nous préférons l'imperfection et l'insoumission à la perfection et la docilité et, qu'en définitive, les défauts d'un être nous sont plus chers que ses qualités. Il en est ainsi, lecteur, dans la vie comme dans les arts et, malgré son apparente banalité, cette leçon vaut bien une morsure de chien.

Moralité qui me rappelle celle du Renard et du Corbeau où la leçon vaut bien un fromage! Je suis presque sûre, étant donné la culture de Marai et sa connaissance de la littérature française qu'il y a pensé en écrivant cette phrase! Et d'ailleurs n'a-t-il pas fait du La Fontaine lui-même dans ce roman? Parce que lorsque Sandor Marai vous parle de son chien, il vous parle de lui, et bien sûr de l'espèce humaine.



mardi 23 septembre 2014

Sandor Marai : L'héritage d'Esther




Je pars le 1er Octobre à Budapest et j'ai commencé à lire la littérature  hongroise que je connais peu. Pour l'instant je n'ai commenté que deux livres d'écrivains hongrois dans ce blog :

Magda Szarbo : La Porte
Gitta Sereny :  Au fond des ténèbres



Sándor Márai est né le 11 avril 1900 à Kosice (Slovaquie) qui s'appelait Kassa à l'époque et était une ville hongroise. Elle  fait alors partie du Royaume de Hongrie dans l'Empire austro-hongrois. Il est mort le 22 février 1989 à San Diego aux États-Unis.

Pour le découvrir, je  vous renvoie à cet article dont je cite ici  le début :
On le dit l’égal de Stefan Zweig, Joseph Roth, Arthur Schnitzler ou Robert Musil. Longtemps, toutefois, Sándor Márai n’aura pas existé. Quoique. Dès avant les noces douteuses avec l’Allemagne nazie, il était parvenu à engranger quelques chefs-d’œuvre dont on retiendra principalement les merveilleuses "Confessions d’un bourgeois" en 1934. Tandis que suivront notamment, en 1942, "Les Braises". Précisément courageux pendant la Deuxième Guerre, il devra quitter Budapest pour masquer les origines juives de sa femme Ilona, mais ne sera pas autrement inquiété pour ses livres. Quelques années plus tard en revanche, sous un régime désormais communiste qu’il fuira en 1948, "l’ennemi de classe" sera rayé des librairies et bibliothèques.  Suite ICI

L'héritage d'Esther

Dans L'héritage d'Esther (1939) le personnage qui sent la mort approcher narre son histoire. Elle a revu Lajos, l'homme qu'elle a aimé mais qui lui a préféré sa soeur Vilma. Lajos, séducteur, charismatique, celui à qui personne ne résiste, qui tient les femmes et les hommes sous son charme, est aussi un arriviste, un escroc, qui trompe ses amis et les dépouille : "Lajos, le faussaire, le menteur incorrigible, la lie de l'humanité". L'analyse montre un Lajos toujours calculateur même dans ses sentiments amoureux, incapable de passion et de désintéressement, et explore aussi les sentiments de haine qui existait entre  Vilma et Esther. Cette dernière a toujours été lucide et avec le recul elle ne souffre plus de cet abandon même si elle a toujours refusé de se marier. Mais lorsqu'elle  vingt ans après elle revoit Lajos pour la dernière fois, elle sait que sa visite n'est pas gratuite. Et lorsqu'il lui demande de lui céder la maison familiale qui appartient à Esther maintenant que sa soeur est morte, elle va le faire. Pourquoi? Parce que nul ne résiste à Lajos? Ou parce qu'elle obéit à un "commandement plus fort que les règles du monde et de la raison", "parce qu'il existe dans la vie un ordre invisible qui veut que l'on achève ce que l'on a commencé".

L'analyse menée par Esther se fait sur plusieurs "couches" psychologiques comparables aux strates d'un sous-sol. Il y a Esther jeune fille, puis vingt ans après, mûrie et guérie, elle  revoit Lajos et enfin  elle écrit son histoire et tout est en flash-back. L'introspection qu'elle mène la renvoie dans le passé lorsque jeune fille, elle n'a pas eu le courage  de suivre Lajos qui  lui demandait dans ses lettres,  à quelques jours de son mariage avec Vilma,  de partir avec lui. Qu'elle n'ait pas eu connaissance de ces lettres dérobées par sa soeur importe peu, elle a été lâche,  elle a fui. Il y a un inachèvement de sa part qui doit donc trouver son aboutissement. De là à dire que le dépouillement consenti par Esther est un châtiment ou une auto-flagellation il n'y a qu'un pas que je franchis! Tant pis! Je me rends compte que je prends le contre-pied de tout ce qui a été dit sur ce roman et sur les motivations d'Esther car je ne vois absolument pas, dans son renoncement à la maison, à tous ses biens, l'abnégation de l'amour, la fatalité de l'amoureuse qui aime quelqu'un indigne de l'être. Pour moi, Esther a mûri, elle n'aime plus le séducteur, elle le voit tel qu'il est et c'est donc plutôt vis à vis d'elle-même qu'elle agit, vis à vis de ce qu'elle a été, parce qu'elle se sent coupable, et non pour Lajos.
C'est comme cela que j'analyse le livre et  il provoque en moi, envers les personnages, non seulement aucune empathie mais une répulsion  :  envers Lajos, cela coule de source, mais aussi envers Esther! Ce qu'elle nomme son "devoir" au début du livre me paraît de l'orgueil, de la complaisance envers elle-même murée dans le deuil de son amour. Elle en est d'ailleurs consciente sinon pourquoi dirait-elle : "j'accomplis mon devoir"- quelle violence! quelle théâtralité dans l'expression." ? J'ai lu que ce roman était une belle histoire d'amour, je n'y vois que l'affrontement de deux consciences, l'un égoïste, menteur, escroc minable, l'autre pétrie d'orgueil qui répare sa faute "originelle".

Sandor Marai se révèle donc un fin connaisseur de l'âme humaine et a l'art de ramener au grand jour les sédiments enfouies au plus profond de l'être. Il met au jour les choses cachées. C'est certainement un maître dans cet art; un grand écrivain de la complexité de la conscience mais le roman ne m'a pas touchée. Je n'arrive pas à comprendre ces personnages; ils ont une mentalité tellement rigide, un tel manque de sincérité, de spontanéité que je n'ai aucune empathie envers eux ni envers cette société moribonde dans laquelle ils évoluent. Je peux donc admirer l'art du romancier mais je n'aime pas ce qu'il me raconte!

vendredi 9 mai 2014

Louise Erdrich : Dans le silence du vent



Ojibwe par sa mère, germano-américaine par son père, Louise Erdrich a grandi sur une réserve indienne du Dakota du Nord. Considérée comme l’un des plus importants écrivains américains contemporains, elle bâtit, livre après livre, une œuvre forte et singulière, couronnée de nombreux prix dont le National Book Critics Award pour Love medecine ou les National Book Award et American booksellers Award pour son nouveau roman Dans le silence du vent (élu un des 10 meilleurs livres de l’année 2012 par l’ensemble de la presse américaine).
Louise Erdrich, pour son roman Dans le silence du vent, a remporté le prix de littérature traduite de la ville de Brignoles et figure dans la dernière sélection du prix des libraires du Québec, catégorie « Romans hors Québec ».

Dans son  roman Dans le silence du vent Louise Eldrich s'attaque à un sujet qui lui tient en coeur et qu'elle porte en elle depuis des années, celui des viols des femmes amérindiennes. Un cri de révolte, un appel aux consciences quand on sait que deux femmes sur trois subissent ces actes brutaux et que ceux-ci demeurent pour la plupart impunis. En effet, dans les réserves, la justice indienne ne peut s'appliquer à un homme blanc, or ce sont en majorité ceux-ci qui se rendent coupables de cette violence faite aux indiennes.
Pour autant Louise Eldrich n'est pas tombée dans le piège du roman polémique et démonstratif qui finit par se réduire à une idée mais elle a écrit un roman sensible bien que sans pathos dont le héros principal n'est pas la femme violée mais un garçon. C'est en effet, d'après le point de vue de Joe, son fils âgé de 13 ans, que le lecteur découvre le viol et ses conséquences sur la mère qui souffre dans son âme et sa chair et se réfugie dans le mutisme mais aussi sur toute la famille, son mari et son enfant et toute la communauté. Ce qui est arrivé à sa mère, Joe le vivra comme une bouleversement total, une sorte de séisme qui va définitivement modifier sa conception de la vie et le projeter dans l'âge adulte; désormais, il y aura un avant et un après le viol. Un roman d'initiation donc, en même temps que psychologique, mais d'une violence absolue car le jeune garçon n'aura de cesse de trouver le coupable pour venger sa mère. Il y a des manières plus humaines, plus douces, de quitter le monde de l'enfance! A côté de cette brutalité extrême, nous verrons aussi agir le racisme au quotidien, moins terrible, peut-être, mais qui sape les bases de la confiance en soi, qui fait mal insidieusement. Ainsi quand Joe va rendre visite à sa mère hospitalisée hors de la réserve, il se heurte aux réflexions de femmes blanches  méprisantes qui ne supportent pas la mixité : Vous les indiens, vous n'avez pas d'hôpital, là-bas? On ne vous en construit pas un neuf? Le roman se double d'une enquête policière, d'abord menée par le père de Joe qui est juge dans cette réserve du Dakota, puis par le jeune garçon qui constate l'impuissance de son père.

J'ai  beaucoup aimé ce roman même si je l'ai trouvé plus classique et donc moins original que La malédiction des colombes un livre polyphonique qui m'avait emballée par la diversité de ses personnages extrêmement typés et attachants, par une conception romanesque très neuve. C'est le premier livre de la trilogie dont Dans le silence du vent est le second.  Il reste mon préféré. Mais le sujet de Dans le silence du Vent est prenant, l'intrigue bien construite, le style efficace et fort, la psychologie des personnages bien analysée. Depuis Février 2013, comme le souligne Louise Eldrich, les lois ont changé et la justice indienne dans les réserves peut désormais s'exercer sur les blancs. On ne peut douter que ce roman, en dénonçant une société raciste et  inégalitaire, une justice à deux vitesses, ait  contribué à servir  la cause des femmes indiennes.


ELLE. Alors, pourquoi une seule voix, celle de Joe, quand tous vos autres livres sont des romans choraux ?
Louise Erdrich. Je voulais aussi raconter, dans « The Round House », comment une vie peut basculer en un instant. C’est pourquoi j’aime le titre français, « Dans le silence du vent ». Ils sont si rares et forts, ces moments de silence, dans les grandes plaines du Dakota ! Quand ça vous tombe dessus, vous êtes seul au monde et toute votre vie défile sous vos yeux. Le roman ne pouvait s’écrire qu’à la lumière d’une telle révélation. Ce moment où le temps s’arrête et où Joe prend conscience du drame qui vient de se jouer. Soudain, il est face à son destin – et le roman peut commencer.

ELLE. Que retenez-vous de ce personnage, maintenant que le livre est derrière vous ?
Louise Erdrich. Ce livre n’est pas derrière moi. Depuis que je l’ai terminé, je suis hantée par la voix de Joe et je pense encore qu’il reviendra dans l’un de mes prochains romans. Après tout, « Dans le silence du vent » est le deuxième volet d’une trilogie sur la violence et la fin de l’innocence. Sur une jeunesse sacrifiée par les crimes des adultes. Cette histoire entamée avec « La Malédiction des colombes » n’est pas encore terminée. Dans le troisième tome, que je suis en train d’écrire, la justice sera bel et bien restaurée.

ELLE. C’est pour transmettre que vous écrivez ?
Louise Erdrich. Il ne faut jamais oublier que le crime originel de ce pays est d’avoir tenté d’effacer les territoires indiens et de nous réduire au silence. Notre histoire est faite d’âpres négociations pour continuer d’exister. Dans le Dakota du Nord, mon grand-père était le chef de la tribu Chippewa de Turtle Mountain, et il a dû user, toute sa vie, de tactiques et de stratégies pour préserver notre réserve et l’aider à trouver sa place dans la culture américaine. Tous mes livres lui rendent hommage, quelque part, car ils luttent contre l’oubli et la perte de notre identité. J’écris pour que les Indiens survivent.

D'autres avis :  
Kathel
Aifelle
Chez Valérie un avis négatif

Clara
Lili
Editions Albin Michel



mercredi 14 septembre 2011

Eric Puchner : Famille modèle



Famille modèle :  le titre du roman de Eric Puchner est à prendre ironiquement si l’on en juge par les tribulations, déboires, drames et autres calamités qui s’abattent sur la famille américaine des Ziller, révélant des aspects cachés et pas toujours glorieux du caractère de chacun.
Dans la famille Ziller, il y a d’abord le père, Warren, issu de famille modeste, il caresse le rêve de la réussite sociale. Il quitte la vie confortable qu’il s’était créée dans le Wisconsin, pour faire fortune (du moins le croit-il) en Californie en achetant un terrain constructible dans le désert pour devenir promoteur immobilier d’un lot de maisons modestes qu’il espère vendre comme des petits pains. Lorsqu’il s’aperçoit que les autorités déversent des déchets industriels à proximité, il est anéanti. C’est le début d’une faillite qu’il n’ose avouer à sa famille. Pour réussir et correspondre à l’image de chef de famille battant qu’il veut donner aux siens, il serait prêt à vendre des maisons à des familles modestes en leur cachant la vérité sur la pollution du terrain.

Dans la famille Ziller vient la mère, Camille. Toujours habillée de couleurs pastels et de vêtements désuets, elle réalise des films d’éducation sexuelle complètement ratés en direction des écoles. Ecolo, elle fait des leçons de morale à ses enfants sur leur alimentation. Sa fille et ses deux fils la jugent démodée, un tantinet ennuyeuse et moralisatrice, vaguement ridicule mais ils la croient incapable de faire du mal, d’avoir des mauvais sentiments. Ils s’apercevront pourtant que quand les choses se dégradent chez eux, leur mère n’est pas aussi parfaite qu’ils le pensaient.

Enfin il y a les enfants : Dustin est l’aîné de la famille. Sûr de lui, intelligent, beau et charmeur, il a tout pour plaire et réussir sa vie. Il va partir à l’université. Il adore la Californie, le soleil, la mer et le surf. Il est amoureux de Kira, si belle et si parfaitement bourgeoise qu’il s’ennuie un peu avec elle.
Sa passion: son groupe de musique qui, il en est persuadé, le mènera à la gloire.
Ses faiblesses : Il est attirée par Taz, la petite soeur de Kira, marginale paumée, droguée, passablement agressive et suicidaire.
Lyle, l’intellectuelle de la famille, toujours dans ses livres, est en révolte contre les parents. Elle a horreur de la Californie, de la plage. Son teint de rousse ne lui permet pas de s’exposer au soleil. Elle couche avec Hector, un latino-américain pour se prouver qu’elle peut plaire.
Jonas, le mal aimé, est un gamin aux idées morbides, étrange et asocial.
Ah! j’allais oublier Mister Leonard, un des membres et non des moindres de la famille Ziller, j’ai nommé le vieux chien qui a déjà un pied dans la tombe mais qui n’en demeure pas moins un personnage incontournable du roman.

La faillite du père est à l’origine de la détérioration des rapports entre les membres de la famille, une fissure qui ne cessera de s’agrandir mais c’est surtout la tragédie qui s’abat sur eux qui va les anéantir. Chacun va réagir selon son âge, son caractère, sa position dans la famille, mais aucun n’en sortira indemne. Le désespoir affleure sans cesse, les vies sont brisées. Pourront-ils se reconstruire? L’écrivain manie une ironie cruelle au détriment de ses personnages comme si, démiurge tout puissant, il les punissait par là où ils ont péché!
Comme souvent dans les romans contemporains américains, les personnages d’Erich Puchner mais aussi leurs amis, les connaissances qui gravitent autour d’eux, sont atypiques, étranges et se fourrent dans des situations absolument loufoques qui provoquent à la fois la surprise et le rire. De nombreuses scènes, en effet, racontées avec brio et panache sont d’une drôlerie irrésistible comme celle où Warren pour venir en aide à son fils et lui éviter un chagrin d’amour s’introduit chez les parents de Kira ou comme la conversation de Jonas avec le chauffeur de camion qui est tout aussi réussie. De même le traitement de la sexualité dans les films de Camille est inénarrable. Pourtant le ton de la comédie, la légèreté apparente du récit ont toujours pour corollaire la tragédie et  l’échec. Ces différentes tonalités représentent une des grandes qualités du roman qui sait à la fois toucher, susciter l’émotion et amuser. De plus la variation des points de vue – chacun présentant tour à tour sa vision des autres mais aussi sa propre intériorité- permet une approche riche et subtile des personnages et donne des éclairages variés au récit.. J’ai beaucoup aimé pénétrer dans l’intimité de cette famille, en partageant le quotidien, les pensées intimes de chacun, j’ai aimé m’identifier aux personnages, m’attacher à eux car ils sont tous fragiles et émouvants, profondément humains avec leurs espoirs et leurs doutes, leurs qualités mais aussi leurs défauts. J’ai suivi avec un intérêt toujours renouvelé leur histoire, ayant envie de connaître la suite, de découvrir s’ils vont s’en sortir et  comment.

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lundi 25 juillet 2011

Louise Edrich : La malédiction des colombes

 


La malédiction des colombes de Louise Erdrich est un livre à plusieurs voix, un récit qui est raconté tour à tour par des personnages différents - Evelina, le juge Antone Bills Court, Marn Wolde, le docteur Cordelia Lochren-  et qui finit par reconstituer non seulement l'histoire d'individus mais aussi celle d'une ville, Pluto, dans le Dakota du Nord. Je dis reconstituer car il s'agit d'un puzzle qui ne suit pas un ordre chronologique et entremêle les époques avec d'incessants retours en arrière dans le passé et un déroulement dans le temps. On voit grandir les plus jeunes, disparaître les plus âgés. Mais un puzzle aussi dans les faits car chaque personnage nous livre un compte rendu incomplet de l'histoire. C'est donc par recoupement que nous finissons par comprendre et avoir une vue d'ensemble.
Cette structure originale rappelle un peu celle du roman d'Elizabeth Strout : Olive Kitteridge et semble être à l'honneur en ce moment aux Etats-Unis chez ces écrivains que je viens de lire et que j'aime. Mais la comparaison ne va pas plus loin car chaque roman est spécifique par l'esprit et le style. Pour mieux comprendre celui de Louise Erdrich, il faut d'abord savoir qu'elle est d'origine indienne et c'est donc bien d'indiens dont elle parle mais aussi de réserve, de spoliation, de crimes racistes. Il faut aussi avoir en mémoire que certaines parties de ce livre sont parues séparément comme des nouvelles dans différentes revues. Pourtant le tout forme bien un roman car chacune s'emboîte dans le récit dont l'unité est garanti par le lieu, les personnages récurrents et par le style, une curieuse combinaison auquel nous sommes peu habitués en France, du moins dans une oeuvre romanesque, entre noirceur et humour voire caricature.
La malédiction des colombes s'ouvre sur une scène superbe racontée par Mooshum qui donne son titre au livre : la  vision hallucinante de milliers de colombes s'abattant sur les récoltes et la procession qui s'ensuit menée par le curé, un indien catholique. Le ton est  neuf, vif, nerveux, évocateur d'images, de sons, d'odeurs et de couleurs. Un récit partagé entre le réalisme de la description, voire la trivialité, la cocasserie et l'irruption de la fantaisie, de la poésie.
Pour ma part, j'ai tout de suite été séduite par ce style et ce va-et-vient entre tragédie et comédie. Mélange de genre qui n'est pas sans me rappeler le Steinbeck -en plus noir tout de même- de Tortilla Flat ou de Tendre jeudi en particulier avec le personnage du vieux Mooshum, menteur, buveur, paillard mais plein d'humour, imprévisible, farceur, gamin insupportable parfois mais... si attachant! Pourtant Mooshum est capable d'amour fou comme tous les membres de la famille Milk et Harp et il a une dimension tragique. Son histoire est  rattachée au  crime terrible dont le souvenir pèse sur tout le village depuis près de cinquante ans : une famille de fermiers blancs massacrée par un tueur fou et le lynchage de jeunes indiens accusés à tort par les habitants de la ville. C'est autour de ce passé jamais effacé que s'organise les relations de chacun, des lyncheurs comme des victimes et leurs descendants, pesant même sur la conscience de ceux qui n'étaient pas encore nés, introduisant à côté des thèmes du racisme, ceux de la violence, de la culpabilité, du remords et  une question présente dans l'esprit de tous : qui était le véritable coupable?
Le roman est riche, dense et tant d'évènements se déroulent, tant de personnages se croisent, tant de thèmes se mêlent qu'il est impossible d'en faire le tour. Un livre à découvrir absolument!

Voir aussi Clara , Keisha , Aifelle

kathel

vendredi 17 juin 2011

Sylvie Germain : Le Monde sans vous


Dans Le Monde sans vous, Sylvie Germain réunit deux textes à la mémoire de ses parents disparus. Elle ne cherche pas, dit-elle, à édifier un mausolée à la manière de Mallarmé écrivant pour les Grands, écrivains ou artistes disparus. Rien de spectaculaire ici maisdes mots, de simples mots sans prétention, moins pour chercher à bâtir de superbes tombeaux que pour tenter d'ouvrir en grand les tombeaux vides, et de les maintenir tels."
Les Variations sibériennes sont dédiées à sa mère qui vient de mourir. L'écrivain voyage dans le Transsibérien et écrit au rythme de ce paysage qui défile devant elle, dans un mouvement perpétuel :  Sombre et grasse est la terre. Tchernoziom. Noirs et luisants sont les sentiers de boue entrevus en bordure des forêts.  (..) Mais d'un blanc étincelant, marbré d'écorchures noires, défilent les bouleaux." Et cette symphonie de la nature convoque une image inversée de la mère, un peu comme le négatif d'une photographie : Sibérie : un pays où tu n'es jamais allée, ma mère, et qui n'éveillait aucun désir en toi. (...) Tu aimais le midi et ton coeur était couleur de Méditerranée.La voix des grands  poètes se mêlent à la sienne comme une incantation pour célébrer la mère : Ossip Mandelstam, Arseni Tarkovski, Boris Pasternak, Blaise Cendrars...  Ma mère, tu n'étais pas poète, et ta main n'était pas celle d'un merle blanc. Tu étais une vivante et tu étais ma mère. Cela constitue déjà une ample prose, et c'est par voie de prose que je m'adresse à toi.

Variations sibériennes est un texte à savourer par petites gorgées, pour mieux goûter certains passages magnifiques et se laisser gagner par l'émotion. Pour dire la beauté de cette nouvelle prose du transsibérien -après celle de Cendrars- il faut se taire! Lire, revenir en arrière, repartir. Il faut se laisser envahir par ce style poétique, par la beauté des mots et des paysages de ce pays du Nord, du froid, de la vie, de l'infertilité. Terre de l'en-deçà et de l'au-delà de la vie.  Nous vivons avec la voyageuse, l'étendue, la vastitude, la profondeur de cette terre qui dort, de ce pays où le vent est maître de l'espace. Le Transsibérien nous entraîne toujours plus loin là où le train achève sa course : Vladivastok, un nom superbe, signifiant "le Possesseur, le Souverain de l'Est".  Ainsi semblable à  la petite Jéhanne de France en route avec Blaise Cendrars, la mère, la Petite Henriette de France, accompagne sa fille et part vers un lointain bien plus loin même que  la Sibérie : "Tu es, tu vas dans l'absolu du Loin.Tu t'éloignes de ta fin, et c'est un commencement."
Dans le deuxième texte très court Kaléidoscope ou notules en marge du père, Sylvie Germain va tenter de reconstituer l'image fondatrice, celle du père. Mais cette image est mouvante, fragmentée, jamais achevée, belle pourtant. Comme dans un kaléidoscope, elle semble faite de "poussières d'étoiles",  de petits éclats de rien ou de tout glanés de ci de là, dans une fresque de Piero della Francesca, dans "l'or qui tremble au coeur des roses" que cultivaient le père mais aussi le père de son père, dans ce terrain en jachère au-dessus de la basilique de Vézelay,  dans le Saint Christophe d'un peintre ardennais... Kaléidoscope: la beauté d'une image regardée sous l'angle le plus aigu, le plus abscons, sous l'éclairage le plus impondérable : le Père à l'Enfant. Mon père."
Voir aussi le billet de Clara

dailogues-croises-capture-d_ecran-2010-05-27-a-10-14-261.1304455409.pngMerci à la librairie Dialogues croisés et aux Editions Albin Michel