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lundi 22 mars 2021

Ismail Kadaré : Le général de l'armée morte


Dans Le général de l'armée morte d'Ismail Kadaré, un général italien accompagné d'un prêtre est envoyé en Albanie, vingt ans après la fin de la seconde guerre mondiale, pour retrouver les restes des soldats italiens tombés pendant les combats afin de les ramener dans leur pays. Il rencontrera au cours de ses recherches un lieutenant-général allemand qui accomplit le même travail de mémoire que lui.
Le général, imbu de lui-même, se sent un héros, investi d’une grande mission, entouré du respect des familles des disparus et des espoirs qu’elles placent en lui.  Mais les deux années qui vont suivre, nécessaires pour mener à bien ces recherches vont se révéler une épreuve redoutable, tout aussi horrible que celle vécue par les soldats pendant le combat.

- … C’est un espèce de duplicata de la guerre que nous faisons.
-Peut-être même pire que l’original.


Cette macabre entreprise lui enlève toute sa superbe, la guerre n’a rien de glorieux. C’est une évidence qui s’impose à lui d’une manière triviale, tels ces ossements qu’il récolte, « enfermés dans des sacs de nylon ».

Peu à peu, la mort s’impose, précède le cortège formé par le général, le prêtre, l’interprète et  les ouvriers. « C’était une marche  dans les ténèbres de la mort » . Elle place l’officier italien, d’une manière  hallucinatoire, à la tête d’une armée morte.  Elle s’attache à ses pas, elle s’insinue jusque dans ses rêves. Elle va frapper encore, en tuant un ouvrier albanais infecté par le cadavre d’un soldat italien qu’il a déterré, comme si le disparu avait attendu vingt ans pour prendre sa revanche.
Des récits racontés par des témoins, des extraits de journaux écrits par les soldats fusillés ou les déserteurs, ressuscitent des personnages parmi ceux, anonymes, qui ont perdu la vie dans ces âpres montagnes.
 C’est sous la pluie, dans la boue, le froid et le vent que le général enlisé mène ses recherches morbides, recueillant les dépouilles des soldats, les identifiant à leur plaque, sous le regard plus ou moins hostile mais aussi, parfois, railleur et méprisant de la population qui n’a pas oublié les exactions commises par l’armée italienne, en particulier par le Bataillon bleu, une division punitive commandée par le colonel Z, criminel de guerre. Une scène très forte, peut-être la plus marquante du récit, est celle où le cadavre du Colonel Z est retrouvé, lors d’un repas de mariage pendant lequel le général force l’hospitalité des habitants ! C’est un grand moment du roman !

Kadaré peint son pays, l’Albanie sous des dehors farouches, inhospitaliers mais en même temps d’une grande beauté. Il montre un peuple fier que l’on « ne peut réduire par la force » comme le constate le général lui-même. Un pays « tragique », traversé par les envahisseurs, ravagé par les guerres, régi par des coutumes austères et sévères, par un climat rude et âpre. Même les chants qui ont une si grande importance dans la vie des habitants sont lugubres. Et pourtant c’est un peuple qui sait être magnanime en n’achevant pas les ennemis tombés à terre. Ainsi les Albanais n’ont pas massacré les soldats italiens vaincus et retenus dans leur pays sans possibilité de fuir. Il montre aussi que le côté belliqueux des Albanais n’est pas inné mais a été créé par des siècles d’occupation et de violence. On sent toute l’admiration de Kadaré pour son pays et le peuple auquel il appartient.

Dans Le général de l’armée morte éclate tout le talent de l’écrivain dont c’est le premier roman ! Kadaré fait de la mission du général, une véritable danse macabre dans la boue et la pluie, orchestrée par les chants du pays, lancinants, les voix des morts qui reprennent vie au cours du roman. Il montre aussi l’horreur de la guerre, et dresse une peinture satirique des officiers et, à travers le personnage du prêtre, de l’église. Le général de l'armée morte est aussi poésie de la terre, de ce pays grandiose et sauvage. Un grand livre !
 

 

Lire Miriam ICI

jeudi 11 mars 2021

Ismail Kadaré : L'entravée, Requiem pour Linda B.

 

Je suis en train de lire le grand roman d’Ismael Kadaré, écrivain albanais, Le général de l’armée morte mais je présente d’abord un autre de ses livres que je viens de terminer L’entravée. Et j’avoue tout de suite que ce dernier ne m’a pas convaincue !

Linda B. que l’on ne verra jamais en personne dans le récit a deux rêves, voir la capitale de son pays, Tirana, et rencontrer l’écrivain dramaturge qu’elle admire et dont elle est amoureuse Rudian Stefa. Ce qui est irréalisable car Linda B.. est une reléguée. Dans l’Albanie communiste, c’est ainsi que l’on appelle les personnes qui sont assignées à domicile. Ils ne peuvent quitter leur lieu de résidence, doivent pointer au commissariat chaque soir à la même heure. Les torts de ses parents ? Etre des ci-devants, autrement dit des nobles, des nantis.
Un soir, la meilleure amie de Linda, Migena, qui est à Tirana, demande à Rudian de dédicacer un livre pour Linda. De plus, très attirée par l’écrivain, elle devient sa maîtresse. Elle  déclenche ainsi deux drames.
Rudian Stefa est déjà en mauvaise posture car sa nouvelle pièce provoque des remous dans le comité de censure du parti. N’a-t-il pas introduit un fantôme dans l’histoire ? C’est aller contre le réalisme socialiste ! Et de plus, ce fantôme prend la défense du maquisard condamné à mort pendant la résistance par le comité du parti ! Voilà maintenant qu’il est soupçonné d’entretenir des relations avec une reléguée. Quant à Linda B... comment a-t-elle obtenu cette dédicace ?  S’est-elle rendue à Tirana. La suspecte est interrogée ! Pourra-t-elle résister à la violence de l’interrogatoire, à la privation de liberté, à l’impossibilité de continuer ses études à l’université (il faudrait aller à Tirana), à l’absence d’une libération, à la trahison de son amie ?

Dans ce roman L'entravée les procédés de la dictature pour maintenir sa domination sur les esprits sont superbement analysés. On voit comment celui qui est seulement suspecté, finit par se censurer lui-même, n’osant plus entrer, par exemple, dans le café où se réunissent les membres du parti, on y voit comment ses amis, ses connaissances se détournent de lui, font semblant de ne pas le voir. Cette violence intérieure qui sape la confiance en soi et culpabilise l’individu est peut-être encore plus terrible, bien que plus subtile, que l’autre, la violence physique. Et puis règnent la méfiance qui corrompt toute relation, chacun pensant avoir affaire à un espion, et les tables d’écoute, les dénonciations.
 L’horreur de la relégation est aussi très bien rendue. Tous les cinq ans, les parents de Linda B.. reçoivent une lettre qui pourrait leur permettre d’être libérés, l’attente pleine d’espoir, puis le couperet qui renouvelle pour cinq ans encore la privation de liberté. Le climat d’angoisse, la lourdeur de cette vie soumise à un diktat venu d’en haut sont très bien rendus.
Il n’y manque même pas l’humour noir lorsque Rudian, imagine le jour où il tiendrait en son pouvoir le juge tout puissant qui est en face de lui : oui, c’était bel et bien menotté qu’il l’interrogerait. A grand renfort de café vietnamien qu’il siroterait interminablement non par petites tasses, mais en énormes bolées, sous un haut-parleur vomissant six cents heures de discours de Fidel Castro  !  Pour mieux comprendre le propos, le café vietnamien est exécrable mais c’est le seul que l’on sert à Tirana, et tous les édifices publics, au moment du récit, diffuse les six heures du discours de Fidel Castro sur sa conception du théâtre !

Par contre, là où je n’ai pas adhéré c’est dans la tentative de tirer à lui, le mythe d’Orphée, Linda B… étant Eurydice entravée, prisonnière en Enfer. Migena joue le rôle de la passeuse, Linda vivant à travers l’enveloppe corporelle de Migena sa relation amoureuse avec l’écrivain.
D’habitude c’était l’âme qui se débarrassait des entraves, tandis que le corps demeurait cloué là où il était retenu en otage. Cette fois survenait quelque chose d’inouï : le corps tendait à se parer des facultés de l’âme… Ou a défaut de lui, sa réplique, son suppléant… Le corps de sa plus proche amie.
Je suppose qu’il faut interpréter cela au second degré comme une image, un symbole ? A vrai dire, je n’en sais rien du tout ! Mais cela m’a paru bien alambiqué et m’a laissée perplexe! C’est bien dommage, à mes yeux, que le roman ne soit pas resté dans la veine réaliste avec des personnages moins stéréotypés ou moins représentatifs d’un mythe, brefs des personnages « vrais »,  auxquels on aurait pu s’attacher.