Pages

vendredi 10 octobre 2025

Irène Vallejo : Carthage


 

Irène Vallejo écrit avec Carthage un roman polyphonique où se mêlent les voix d’Enée et d’Elissa (Didon). C’est leur histoire que raconte l’écrivaine à partir du moment où Enée, fuyant Troie en flammes, est pris dans une violente tempête qui le rejette lui et sa flotte sur les rivages de Carthage où il rencontre la fondatrice de la ville. 

Didon, princesse phénicienne, est fille de Bélos, roi de Tyr, soeur de Pygmalion. A la mort de Bélos, Pygmalion tue Scythée, le mari de Didon. Celle-ci s’échappe avec ses partisans et fonde Carthage. Intervient aussi la voix d’Ana, fille d’une magicienne, adoptée par Didon, alors que Virgile, lui, identifie Ana comme la fille de Belos, roi de Tyr, et soeur de  Didon et Pygmalion.

Nous entendons aussi la voix d’Eros qui préside à l’amour de Didon et Enée et qui met tout en oeuvre pour qu’ils s’aiment même s’il a bien du mal avec les humains tant ceux-ci sont imprévisibles, à la fois les jouets de Dieux mais aussi leur échappant par la complexité de leurs sentiments. Peut-être leur seule échappatoire ? Car l’un des thèmes du roman est celui de la liberté humaine.

Enfin nous découvrons par un regard extérieur cette fois, le personnage de Virgile que nous voyons déambuler dans Rome, sommé par Auguste d’écrire une épopée qui racontera les hauts faits d’Enée et la grandeur de Rome. Le poème est chargé, à travers le mythe, de magnifier l’empereur qui se dit descendant du fils d’Enée, Iule ou Ascagne, petit-fils de Vénus, et de légitimer son usurpation du pouvoir. Un Virgile qui a conscience de devoir écrire un oeuvre de propagande à la gloire d’Auguste, de s’être fait acheter pour que les propriétés de son père ne soient pas confisquées, un Virgile riche, fêté, envié, mais honteux de trahir ses amis républicains et sa conscience. C'est du moins ainsi que le voit Irène Vallejo.

Ce qui intéresse l’écrivaine, c’est l’histoire de Didon et Enée et non les guerres, les faits glorieux où s’illustre le héros à l’origine de Rome, quand il gagne le Latium et fonde Lavinia. Il faut noter que Irène Vajello, même si elle met en scène Eros selon la tradition virgilienne, laisse peu de poids aux Dieux. Certes, comme dans l’épopée latine, Enée croit à la prédiction divine et veut accomplir la prophétie mais Irene Vallejo se plaît à montrer que les humains sont surtout victimes de leurs croyances et de leurs illusions. D’où le personnage d’Ana qui utilise ses dons d’observation, son habileté à se dissimuler pour surprendre les secrets, afin d’asseoir son talent de devineresse. L’écrivaine met l’accent sur les enjeux politiques. Ce sont eux qui mettent un frein à la liberté humaine. Didon doit faire face non seulement à l’hostilité des nomades qui luttent contre Carthage, une cité encore très fragile, mais aussi aux intrigues des chefs militaires qui s’entretuent pour l’épouser et prendre le pouvoir. Celle-ci doit composer avec sa condition de femme pour maintenir son pouvoir face à des hommes brutaux et sans scrupules. Le récit, avec une série de meurtres mystérieux, prend parfois des allures de roman policier.  Enée est décrit comme un héros fatigué par dix ans de lutte à Troie, qui n’aspire qu’à la paix mais qui, pas plus que Didon, n’est  libre de son destin. C’est donc une vision personnelle et moderne que donne l’écrivaine.

Le roman est bien écrit mais je l’ai trouvé parfois long et j’ai eu du mal à me passionner pour les personnages. Je suis restée un peu en dehors, pas entièrement concernée. Pourtant, dans l’ensemble, cette relecture de l’Enéide m’a intéressée mais sans enthousiasme.