Je suis en train de lire Julien Gracq et je découvre cette description que je trouve si belle et qui me touche par la simplicité et la précision du style et l'acuité de l'observation. Je la partage avec vous :
Printemps dans la forêt. Dans le berceau des touffes d’aiguilles neuves dont la nuance au soleil matinal est le vert pâle et comme givré des feuilles du mimosa, les jeunes pommes de pin en formation ont pour le moment la consistance granuleuse et presque la couleur d’un paquet d’œufs de saumon.
Je me promène le long de la plus haute crête de ce massif de dunes forestier. Du côté de l’ouest, la mer à l’horizon apparaît en festons isolés dans les échancrures du tapis grumeleux que mon œil surplombe ; le bleu lavé, évanescent, le vert pelucheux, argenté comme le duvet qui vêt la coque de l’amande, prennent sous le soleil de dix heures une immobilité, une fixité contemplative de lavis chinois qui ne semble pas appartenir à nos climats : je marche dans une forêt du pays du Matin Calme. De temps en temps, une pomme de pin, à quelques mètres devant moi, percute le tapis d’aiguilles avec un choc mat : peu de promeneurs y prêteraient attention, mais dix ans de familiarité avec la pinède me font dresser l’oreille : une pomme de pin en sève ne choit pas d’elle-même, une pomme de pin sèche n’a pas cet impact alourdi. Je ramasse la pomme, et je distingue à la base l’éraflure fraîche des incisives aiguës. Ni le bruit clair des griffes sur l’écorce, ni le geignement hargneux de la grimpée n’ont signalé de fuite : la bête est là encore, tapie de toute sa longueur derrière une branche. Il me faut parfois trois ou quatre minutes pour distinguer le bout de queue révélateur qui dépasse, ou le museau pointu avec l’œil rond qui guette de profil : vérification faite – avec la sagacité comblée et discrète de Derzou Ouzala dans sa taïga – je m’éloigne sans déranger plus longtemps l’animal menu dont le cœur doit battre si vite.
Extrait de Carnets du grand chemin