Pages

Affichage des articles dont le libellé est Québec en Novembre. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Québec en Novembre. Afficher tous les articles

lundi 26 novembre 2018

Dany Laferrière : Le goût des jeunes filles


Quand on lit Dany Laferrière, on se demande toujours (enfin je me demande), ce qui est vraiment autobiographique et ce qui ne l’est pas. Ce qui est certain c’est qu’il met beaucoup de lui-même dans tous ses romans et que sa famille a tendance, pour notre plus grand plaisir, à être envahissante.
La preuve ? Nous sommes à Miami où Dany Laferrière s’est installé pendant dix ans pour écrire nombre des romans dont Le goût des jeunes filles. Il rend visite à sa tante Raymonde (un personnage que j’adore malgré ou pour ? son irascibilité). Quand il prend congé, elle lui lance :
"De toute façon, tu as assez de matériau aujourd’hui pour pouvoir écrire pendant toute une semaine." "Elle porte son doigt à sa tempe pour me rappeler qu’elle n’est pas encore folle."
Et il est vrai que la relation de cette visite à tante Raymonde qui constitue l’opus 1 du roman est savoureuse à souhait.  Puis le coup de téléphone d’une ancienne amie, Miki, lui permet de reprendre contact avec son passé. Son passé, non ! mais celui d’un adolescent de quinze ans, Fanfan, à Haiti, au temps de la dictature de Duvalier et des tontons Macoutes. Le narrateur est donc à le fois Dany Lafferière qui rend visite à ses tantes, lit les lettres de sa mère mais aussi le héros du livre nommé Fanfan, devenu adulte. Dans quelle mesure Dany et Fanfan ne font-ils qu’un dans la vie ? C’est ce que je ne sais pas. Nous sommes en pleine « autofiction » selon le terme employé à propos de son oeuvre.

Dany Laferrière à l'académie française
1971 Haïti reproduit, avec dix ans de retard, les années soixante en France, l’émancipation sexuelle, le bouillonnement des idées, la remise en cause des valeurs traditionnelles, Françoise Sagan, les groupes et la musique comme moyen d’expression, une jeunesse en ébullition…

Fanfan observe, de la fenêtre de sa chambre, le va-et-vient de jeunes filles dans la maison d’en face. Elle sont belles, sensuelles mais inaccessibles à ses yeux et nourrissent les fantasmes du garçon. Pourtant, lorsqu’il est poursuivi par la police, c’est chez elles qu’il va se réfugier. Nous faisons la connaissance de Miki, Pasqualine, Chouquette, Marie-Erna, Marie-Flore.
C’est à travers le regard de l’adolescent que nous apparaissent ces filles des quartiers pauvres - qu’il  considère comme des déesses - belles mais sans éducation, vulgaires, jalouses, voleuses, intrigantes, prêtes à se déchirer et à se rouer de coups, sans compassion mais aussi sans tabous. Il admire leur liberté, leur manière d’utiliser leur corps selon leur bon plaisir en n’ayant de compte à rendre à personne et surtout pas aux hommes qu’elles tiennent sous leur coupe et qu’elles exploitent à l’occasion. Toutes ont une vie dure et ont affronté depuis leur enfance la misère et le combat pour la vie. Elles se réfugient chez Miki car celle-ci a un amant haut placé et riche qui n’est pas souvent là.
A leur groupe, s’ajoute Marie-Michèle qui appartient à une classe sociale riche qui vit dans « le cercle doré » de Port-au-Prince. Elle tient un journal. Le regard affûté de la jeune fille de « bonne famille »  qui n’a que mépris pour sa mère et les amies de celle-ci, nous permet de découvrir l’autre face de la société haïtienne. Son sens de l’observation, sa lucidité et son intelligence débusquent les travers, l’égoïsme, la froideur de cette classe bourgeoise, imbue d’elle-même, à l’abri de la pauvreté et de la promiscuité, retranchés dans ses riches villas, avec voiture et chauffeur et collaborant sans état d’âme aux crimes du dictateur Duvalier et de son successeur, son fils, Baby Doc, ainsi qu’aux exactions de la police, une société pleine de mépris pour les humbles, dominatrice et peu concernée par la terreur qui règne sur le peuple et la misère qui se creuse toujours plus.
« Choderlos de Laclos, écrit Marie Michèle, en décrivant l’aristocratie de son époque, a du même coup décrit la bourgeoisie haïtienne de la mienne. En fait, les privilégiés de toutes les époques et de toutes les races se conduisent toujours de la même manière. Ils passent leur temps à discuter sérieusement de futilités sans prêter aucune attention aux gens qui crèvent autour d’eux. »
C’est ainsi que  nous découvrons les deux faces complètement opposées de la société de Port-au-Prince. Complètement opposées ? Certes, mais, remarque Marie-Michèle, il y a la même cruauté, la même méchanceté dans les rapports entre sa mère et  ses amies. Cependant, alors que chez les filles, les animosités s’expriment avec des mots orduriers et des crêpages de chignon, dans la haute bourgeoisie, personne n’élève le ton, tout se fait insidieusement et avec le sourire, dans la plus grande politesse et la plus parfaite hypocrisie.

Roman politique et social, Le goût des jeunes filles, n'est pas que cela ! C'est aussi un roman d’initiation : le jeune garçon de 15 ans découvre au milieu de ces filles la sexualité mais aussi, son amour pour la poésie. La littérature  tient un grand rôle ici, comme toujours, dans les romans de Dany Laferrière, en particulier avec Magloire Saint-Aude, poète que le narrateur ne peut s’empêcher d’aimer, bien qu’il ait été proche de Duvalier et le poète René Depestre, un ami des humbles.
 
J’ouvre le livre de Magloire Saint-Aude? Comme ça. Une page au hasard. Je lis  :

 Poème du prisonnier
Au glas des soleils remémorés.

C’est fou ! J’arrive ici et je tombe sur un vers qui exprime exactement mon état d’âme. Ce que je ressens dans l’instant. Un poème est bon quand il parle uniquement de nous au moment où nous le lisons.

Le goût des jeunes filles est donc un roman riche, intéressant. Il nous fait découvrir un moment de l’Histoire d’Haïti et c’est extraordinaire comment Dany Laferrière parvient à se glisser dans la mentalité d’une jeune fille de 17 ans de la haute bourgeoise et fait de ce témoignage l’un des aspects les plus passionnants du roman !



mardi 6 novembre 2018

Dany Laferrière : Tout bouge autour de moi


Le 12 Janvier 2010, Dany Laferrière est attablé au restaurant d’un hôtel, avec des amis, invité à un festival littéraire à Port-au-Prince, quand un fracas épouvantable retentit semblable à "une mitrailleuse" ou "comme un train". C’est le début du terrible tremblement de terre qui a secoué Haïti et fait plus de trois cent mille morts, autant de blessés et un million et demi de sans abri. Il a pourtant duré moins d’une minute !

« On s’est tous les trois retrouvés à plat ventre au centre de la cour. Sous les arbres. La terre s’est mise à onduler comme une feuille de papier que le vent emporte. Bruits sourds des immeubles en train de s’agenouiller. Ils n’explosent pas. Ils implosent, emprisonnant les gens dans leur ventre. »

La première sensation dont a conscience l’écrivain après le séisme, c’est le silence, la sidération. Puis les cris, les premiers secours, les nuits angoissantes passées sous les étoiles dans la peur des des répliques, avec une seconde secousse presque aussi forte que la première qui est arrivée « comme un coup derrière la tête» . L’affolement des familles qui se cherchent, la découverte des morts, la perte d’un parent, d’un ami, et la prise de conscience de l’étendue du désastre. Laferrière part dans le quartier de sa famille dont la maison a été épargnée. Il y retrouve sa mère, sa soeur, ses tantes, des personnages récurrents de ses romans que nous connaissons un peu comme des amis.
Les voisins n’ont pas tous cette chance. Partout les ruines, l’horreur, la désolation et l’incertitude de l’avenir.
Dany Lafferière note : « Les gens, comme les maisons, se situent dans ces trois catégories : ceux qui sont morts, ceux qui sont gravement blessés, et ceux qui sont profondément fissurés à l’intérieur et qui ne le savent pas encore. Ces derniers sont les plus inquiétants. Le corps va continuer un moment avant de tomber en morceaux un beau jour. Brutalement. Sans un cri. »

Il analyse ce qu’il a ressenti pendant le tremblement de terre  : « le vernis de  civilisation que l’on m’a inculqué est parti en poussière - comme cette ville où j’étais.  Tout cela a duré dix secondes. Est-ce le poids réel de la civilisation ? Pendant ces dix secondes, j’étais un arbre, une pierre, un nuage ou le séisme lui-même. Ce qui est sûr, c’est que je n’étais plus le produit d’une culture ».

Après son retour à Montréal, il en découvre les séquelles : « Je panique à l’idée d’avoir absorbé une dose d’anxiété si forte qu’elle pourrait s’incruster dans ma chair. J’ai vu juste, car plus d’un mois après le séisme mon corps reste sensible à la moindre vibration du corps.»

Pourtant, malgré la peur, le deuil, la faim et la souffrance, Dany Lafferière remarque la dignité des haïtiens, ce qui le rend fier de ce peuple qui semble toujours se relever de ses cendres, pas de scènes de pillage, de désordre  :  «  Au lieu de cela, on a vu un peuple digne, dont les nerfs sont assez solides pour résister aux plus terribles privations. Quand on sait que les gens avaient faim bien avant le séisme, on se demande comment ils ont fait pour attendre si calmement l’arrivée des secours. De quoi se sont-ils nourris durant le mois qui a précédé la distribution de nourriture ? Et tous ces malades sans soin qui errent dans la ville? »

La vie reprend peu à peu le dessus dans ce pays "jamais à cours de malheurs" où " c’est mieux d’être divers et ondoyant " :

"... si en Haïti on a peur une minute, il arrive qu’on danse la minute d’après. Cette technique empêche de sombrer dans une névrose collective".

En fait, pour commenter ce livre, il faudrait que je le cite en entier ! Je ne m'arrêterais pas tant il est riche de réflexions et d'humanité. Un beau texte donc qui nous plonge au coeur d'un peuple touché par le malheur lors d'une catastrophe que nous vivons à hauteur d'homme, par l'intérieur. Quand tout bouge, ce n'est pas seulement la terre qui tremble, les immeubles qui s'écroulent, mais toutes nos certitudes intimes, tout ce qui fait la stabilité d'une civilisation. Tout bouge autour de moi nous permet de connaître plus avant la société haïtienne, ses croyances, sa force de résistance, ses pouvoirs de résilience et tout simplement son amour de la vie. Enfin, il nous amène à une réflexion générale sur l'être humain, sur sa fragilité et sur la tendresse du monde. C'est le titre de son dernier chapitre.

Et puis, pour le plaisir et parce que je partage entièrement cette idée, je termine par une phrase que j'aime beaucoup car elle montre la force de la  littérature quand elle permet de survivre : c'est l'enfant lisant Dumas sous une tente, et qui se laisse transporter bien loin de cette habitation si fragile dont le caractère provisoire s'éternise ; c'est l'écrivain lisant la poésie d'Amos Oz :

« Ma confiance dans la poésie est sans limite. Elle est seule capable de me consoler de l’horreur du monde. »

Montaigne formulait ainsi cette idée : les livres "c'est la meilleure des munitions que j'aie trouvées en cet humain voyage". J'en ai fait la devise de mon blog.

 Lectures communes avec :

 LC d’un roman  de Dany Laferrière au choix, avec Kathel, Valentyne, Anne, Enna  !




 Dany Laferrière lit un passage de Tout bouge autour de moi