Pendant notre voyage j'ai habité un petit village au pied des Picos  del Europa, ces hautes montagnes enneigées situées entre la Cantabrie et  les Asturies à quelques kilomètres de la mer.
"Noms qui chantent, écrit Cees Nooteboom dans le Labyrinthe du  Pèlerin. (...) Ici vinrent les chrétiens qui fuyaient le Sud, chassés à  travers les plaines dépeuplées  par les nouveaux maîtres venus  d'Afrique. Plus tard seulement, ils reçurent le nom de muztarabes,  mozarabes... Anachronisme. Les évènements précédèrent le nom, les  chrétiens qui ont vécu dans la sphère de l'influence islamique.  L'adjectif s'applique à une liturgie, une architecture, une musique, un  style."
Justement, dans le desfiladero de la Hamida, gorges profondément  entaillée par la rivière Deva, je découvre au fond d'une vallée, dominée  par des monts dénudés, une charmante église préromane, mozarabe du Xème  siècle,  Notre-Dame- de- Liebana : 
Le clocher de Notre-Dame de Liébana :
"Le monde des formes du Moyen-Orient s'est répandu en Espagne par  l'intermédaire  des invasions venues d'Afrique du Nord : arcs en plein  cintre outrepassés dits aussi en fer à cheval, animaux fabuleux de  Perse, plantes stylisées que l'on n'a jamais vue dans le Nord trop  froid, obsession  des formes géométriques, répétition en miroir.."
Eglise de Liebana (détail)
En continuant notre route, j'arrive au monastère de Saint Toribio de  Liébana, occupé par des franciscains. Il fut fondé au VIIème siècle mais  entièrement reconstruit. Imposant, froid, il n'a pas le charme de la  petite église mozarabe et comme j'y arrive à midi, un  moine me dit  qu'il faut attendre pour visiter le cloître. Peu importe, j'entre dans  l'église dont la porte est grand ouverte. Elle contient un  morceau de  la vraie croix rapportée par Santo Toribio qui attire beaucoup de  pèlerins; pas aujourd'hui! Le lieu est désert. Le cloître est toujours  fermé mais comme il ne présente que des copies des manuscrits du moine  Beato de Liebana, je reprends la route, laissant la parole à Cees  Nooteboom :
enluminure d'un manuscrit de Beato de Liebana (détail)
"Il y a mille ans,  la peur était infiniment plus grande et dans les  régions où je me trouve en ce moment, entre la Cantabrie et les  Asturies, vivait et écrivait, au VIII ème siècle un moine dont les  commentaires de l'Apocalypse tinrent l'Europe entière en haleine pendant  plusieurs siècles. Le monastère qui s'appelait  alors Liébana s'appelle  aujourd'hui Santo Toribio, le nom du moine était Beato. Je dois quitter  la route pour trouver ce monastère. Ciel gris, pluie, personne. Un  portail et son heurtoir. J'attends le bruit du glissement des pas, mais  rien ne se produit. Doutant de l'efficacité du marteau de fer, je frappe  à coups de poing sur la porte. Le bruit retentit à travers le corridor;  mais sans effet. Frappez et l'on ne vous ouvrira pas." 
Monastère de Santo Tiribio
"Le bâtiment est banal, droit, ce ne peut être le même qu'autrefois.  J'en fais le tour, arrive à une porte ouverte qui mène au cloître.  Cherchez et vous trouverez. Les moines, ou les gens qui habitent ici ne  se sont pas compliqués la vie. Ils ont  suspendu, à intervalles  réguliers, des reproductions d'illustrations qui ornèrent jadis le livre  de Beato.
Enluminure (détail)
"Lui-même n'a jamais vu ces images, enluminures, peintures faites par  des moines qui recopièrent ses commentaires dans leur scriptoria. La  peur et l'art, frère et soeur désespérés, les représentations mozarabes  stylisées con tinuent à effrayer. Peur stylisé mais peur tout de même..  Peur de monstres, de la peste, du feu, de la fin des temps, peur des  prophéties. Le livre de Beato était le "best-seller" de la fin du Monde.  L'approche de l'anéantissement avait pris les artistes et les lecteurs à  la gorge à tel point que les manuscrits enluminés des Commentaires de  Beato sont  aujourd'hui encore désignés par son nom, comme s'il  s'agissait d'un genre : ... Le Beato de Liébana."
Enluminure (détail)
 
