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dimanche 22 janvier 2023

Camilo Castelo Branco : Amour de perdition

 


 A l'occasion de mon voyage à Lisbonne, je me suis mise à lire ou relire les grands écrivains portugais. J'ai voulu découvrir Les mystères de Lisbonne de Camilo Castelo Branco mais j'ai calé à la lecture : l'histoire de cette femme emprisonnée par son mari pendant des années est certes touchante mais le style trop mélo-dramatique m'a découragée mais j'y reviendrai peut-être.

"Un homme meurt à Rio, laissant dans sa chambre un manuscrit qui commence ainsi : " J'étais un garçon de quatorze ans et je ne savais pas qui j'étais. "

En pleine Lisbonne du XIXe siècle, João, orphelin et interne dans un collège religieux, apprend de l'énigmatique Père Dinis le douloureux secret de sa naissance. Dès lors, entraîné dans une quête où ce qu'il tient pour acquis se révèle incertain, où les personnages endossent des identités multiples au gré des lieux et des époques, le jeune homme n'aura de cesse de démêler l'écheveau de son histoire... 

En attendant de me remettre à la lecture de Les mystères de Lisbonne,  je republie ici un billet consacré à cet écrivain du romantisme : Amour de perdition.

 

 Amour de perdition

Camilo Castelo Branco

 Le livre de Camilo Castelo Branco, Amour de perdition, que j'avais découvert en 2011 m'avait beaucoup plu. Ce roman s'inspire de la vie de l'oncle de l'écrivain mais aussi de sa propre histoire et de son amour interdit pour Ana Augusta  qui l'a conduit en prison.  je republie ici le billet que j'avais écrit, tout étonnée à l'époque, que ce qui nous semble, à nous, lecteurs du XXI siècle, des poncifs du romantisme, corresponde, en fait, à la réalité et même à une réalité tragique. La vie de Camilo Castello Branco est un roman ! Les photographies qui illustraient mon billet en 2011 étaient  les miennes mais elles ont disparu, semble-t-il, irrémédiablement. Je cite donc les sources de celles que je publie ici.

 

Librairie Lello de Porto (intérieur)source

C'est dans cette librairie réputée de Porto, classée patrimoine national, que j'ai découvert Amour de Perdition de Camilo Castelo Branco, une des oeuvres romantiques  les plus célèbres du Portugal. Porté plusieurs fois à l'écran, le roman a été adapté entre autres par Manuel de Oliveira, film, paraît-il, magnifique.




Camilo Castelo Branco, écrivain portugais, écrit Amour de Perdition en prison. C'est sa passion pour Ana Augusta Placido qui le conduit là. La jeune fille que Camilo Castelo Branco a rencontrée dans un bal à Porto est mariée par son père, et malgré son inclination pour le jeune homme, à un riche commerçant plus âgé qu'elle. Huit après ce  mariage, elle le rejoint à Braga et devient sa maîtresse. Les deux amants poursuivis pour adultère prennent la fuite. La jeune femme, à la demande de son mari, accepte d'entrer au couvent pour échapper à la justice et au scandale mais Camilo l'en délivre. Ana est arrêtée en 1860 et le jeune homme se rend à la police peu après. Ils sont tous les deux incarcérés à la Prison de la Relation à Porto.

A propos de Amour de Perdition, Camilo Castelo Branco dira plus tard : " J'ai écrit ce roman en quinze jours, les plus tourmentés de ma vie".
 
 
Porto : Prison de la Relation en 1863 actuellement centre de la photographie

 
 
Le récit se situe au début du XIXème siècle, soit un demi-siècle avant la détention du jeune homme à la prison de la Relation, et a beaucoup en commun, on le comprend, avec la propre histoire de l'écrivain.
Il raconte l'amour contrarié de l'oncle de Camilo, Simon Antonio Bothelo,  épris de sa jeune voisine, Thérèse d'Alburquerque. Le père de Thérèse, Tadeu d'Alburquerque, est  ennemi de celui de Simon, le juge  Domingos Bothelo à qui il voue une haine farouche. Il lui reproche, en effet, de lui avoir fait perdre son procès. Abusant de son pouvoir paternel, il veut contraindre sa fille à épouser son cousin Balthazar. La jeune fille refuse de se plier à la décision de son père. Tadeu décide de l'enfermer dans un couvent. Simon pourrait enlever sa bien-aimée mais persuadé que le destin de sa famille est de connaître le malheur à cause de l'amour, il décide d'accepter sa destinée tout en restant le maître. Il  tue Balthazar, choisissant ainsi la prison et la mort. La toute-puissance de son père commuera la peine capitale en exil. Il mourra sur le navire qui l'amène au bagne et qui a jeté l'ancre face au couvent où Thérèse est en train de s'éteindre. En parallèle à cette héroïne noble, femme forte et déterminée, Camilo Castelo Branco  brosse le portrait d'un autre personnage féminin, Mariana. Elle aussi figure majeure du roman, Mariana est issue du peuple. Servante de Simon, éprise de son maître sans rien espérer en retour,  elle l'assiste sans faiblir dans le malheur, acceptant même de le suivre au bagne, et se jette dans la mer pour ne pas lui survivre.


Ainsi ce récit d'amour fou, de violence, met en scène des êtres entiers, passionnés, qui ne veulent pas composer avec leur destin et préfèrent la mort.
On a souvent comparé Amour de perdition à Roméo et Juliette. Mais le roman est bien ancré dans la société portugaise. Il faut lire la préface de Jacques Parsi -qui est aussi le traducteur de l'ouvrage aux éditions Actes Sud - pour comprendre que tous ces évènements qui nous paraissent appartenir à la tradition un peu conventionnelle du romantisme sont non seulement rejoints mais dépassés par la réalité. Amour contrarié, mariage forcé, enfermement dans un couvent, sombre machination, enlèvement, duel, meurtre, ont été vécus par Camilo et par plusieurs de ses amis. La noirceur du roman est le reflet de la jeunesse de cette moitié du XIXème siècle qui sort perdante d'une guerre civile* où ses idéaux ont été foulés aux pieds.
Au-delà de l'histoire d'amour, j'ai été frappée par  l'âpreté de la peinture sociale. Dans cette société, la loi du plus fort est de mise. On n'hésite pas à se débarrasser de celui qui gêne et on peut le faire impunément si l'on appartient à une famille puissante et surtout si la victime est de condition modeste. Ainsi, lorsque Simon tue les sbires de son rival, avec  son complice, le maréchal-ferrant Jean da Cruz, celui-ci lui fait remarquer que s'ils sont pris, Simon s'en sortira blanchi grâce à son père, le juge, tandis que lui ira à la potence. La description du premier couvent où est enfermée Thérèse est d'une férocité incroyable. Les religieuses hypocrites et doucereuses, sont pleines de fiel les unes envers les autres. Elles dénigrent leurs compagnes dès que celles-ci ont le dos tourné, tout en cultivant leur propre vice : alcool, goinfrerie, amants. La Mère Supérieure couche avec le chapelain et s'endort en faisant ses prières. Thérèse en conclut que si elle veut apprendre la vertu elle doit aller partout sauf dans un couvent. On le voit, la peinture de la  société ne manque pas d'ironie et l'on comprend pourquoi Camilo Castelo Branco a pu passer du romantisme au réalisme dans ses derniers romans.

Je lis dans l'encyclopédie universalis : "Enfin, lorsque le réalisme triomphe au Portugal par la plume d'Eça de Queirós, Camilo sentant son prestige menacé, son domaine ébranlé, se défend par un pastiche truculent de la nouvelle littérature. Bien lui en prit ! Cela donna deux romans très différents de sa manière habituelle : Eusébio Macário (1879) et La Canaille (1880), puis, en forçant moins la note, La Brésilienne de Prazins (1882). Ce dernier livre, histoire d'un mariage forcé dont le dénouement est la folie de la femme, présente un point de départ et maintes situations tout à fait conventionnels et « camiliens », mais la façon de traiter le sujet, la nature des épisodes et la minutie des descriptions en font un véritable chef-d'œuvre de la littérature réaliste d'expression portugaise." ICI    Ceci me rappelle un peu dans Les Maia le pauvre poète romantique Alencar, un peu dépassé, un peu ridicule, dont Eça de Queiros ou plutôt ses personnages se moquent tout en l'aimant bien.  Mais à la différence d'Alencar, Castelo Branco a réussi à s'illustrer dans un genre tout différent de ses débuts.
*Révolte populaire de 1846 qui se prolongea par une guerre civile de neuf mois contre le gouvernement des frères Cabral
Camilo Castelo Branco : Amour de perdition  traduit du portugais par Jacques Parsi édit Actes Sud Babel  roman paru en 1861
 
 Voir le billet de Miriam
 
 
Biographie : extrait de l'article de wikipédia 
 
"La vie agitée de Camilo, comme on l'appelle affectueusement, a été aussi riche en événements et aussi tragique que celle de ses personnages : fils naturel d'un père noble et d'une mère paysanne, il est très tôt resté orphelin. Marié à seize ans avec Joaquina Pereira, il connut d'autres passions tumultueuses, dont l'une le mena en prison : celle pour Ana Plácido qui devait devenir sa compagne. Fait vicomte de Correia-Botelho en 1885, pensionné par le gouvernement, il connut cependant une fin de vie des plus pénibles : perclus de douleurs et devenu aveugle, il finit par se suicider.
À travers son œuvre très féconde (262 volumes), Castelo Branco s'est intéressé à presque tous les genres : poésie, théâtre, roman historique, histoire, biographie, critique littéraire, traduction. On y retrouve le tempérament et la vie de l'auteur : la passion fatale s'y lie au sarcasme, le lyrisme à l'ironie, la morale au fanatisme et au cynisme, la tendresse au blasphème.(...)
Cet écrivain à l'imagination vive, au style communicatif, naturel et coloré, au vocabulaire riche et nuancé, est un maître de la langue portugaise. Amour de perdition, publié en 1862, est, d'après Miguel de Unamuno le plus grand roman d'amour de la Péninsule Ibérique."

 

 

vendredi 13 janvier 2023

Jose Maria Eça de Queiros : Les Maia


 Les Maia, Os Maias, de José-Maria de Eça de Queirós est considéré comme le chef d’oeuvre de ce grand écrivain portugais du XIX siècle. Paru en 1888, le roman raconte l’histoire de la famille patricienne, les Maia, sur trois générations, mais sur des périodes de temps inégales : le récit commence en 1875 quand le jeune Carlos après avoir obtenu son diplôme de médecine vient s’installer à Lisbonne, chez son grand-père Alfonso, dans une ancienne et austère maison, Le Ramalhete. Un retour dans le passé nous fait connaître les membres de la famille dont la vie est présentée au cours de deux chapitres. Carlos reste le personnage central des XVIII chapitres que compte le roman.

 

Les trois générations de la famille Maia

Adaptation de Os Maias de Joao Bothelo (2014)


Première génération : Le patriarche est Alfonso da Maia qui, s’il a un instant effrayé ses parents par ses élans libertaires pourtant très mesurés, est rentré sagement dans le rang. Il représente la noblesse de classe avec son conservatisme, son catholicisme fervent et son respect du clergé, ses préjugés mais aussi sa noblesse de coeur. Il aime les enfants, les êtres pauvres et faibles, et élève son petit-fils orphelin, Carlos, avec beaucoup d’amour. C’est un homme qui est en accord avec ses principes et sa morale, contrairement à la plupart des personnages hypocrites qui peuplent ce roman et qui n’ont que l’apparence de la vertu. C’est pourquoi il est épargné par Eça de Queiros.

La deuxième génération : le fils d’Alfonso, Pedro da Maia, est aux yeux de son père, un faible. Il se mésallie en épousant une jeune femme d’un demi-monde malgré la volonté paternelle et se suicide quand celle-ci s’enfuit avec un bel Italien, emmenant avec elle sa fille bien-aimée et laissant son bébé Carlos derrière elle.

Carlos, dernier descendant de la famille Maia, est un jeune homme brillant qui promet beaucoup. Adoré par son grand-père, il est pourtant soumis, quand il est enfant, à une stricte éducation « à l’anglaise », bain froid et sport chaque matin, pour forger sa personnalité. Mais Carlos qui veut exercer la médecine, se consacrer aux sciences et à la recherche, est comme tous les jeunes gens fortunés de l’époque, un dilettante papillonnant, léger, beau parleur, incapable d’agir. "Un jeune homme de goût et de luxe" ainsi le définit l’écrivain ! 

Une fresque sociale

Os Maias adaptation du réalisateur portugais Joao Bothelo


Dans Les Maia, Eça de Queiros peint une fresque de la société lisbonnaise à la fin du XIX siècle.

Carlos et son ami Joao da Ega, noble richissime et dandy désabusé, écrivain et journaliste raté, représentent la jeunesse argentée et frivole mais ils sont, somme toute, relativement sympathiques. Que de châteaux en Espagne, construisent-ils ! Le lecteur a souvent envie de secouer leur inertie ! Ah! s’ils pouvaient agir au lieu de parler, peut-être ne seraient-ils pas des parasites de la société, peut-être pourraient-ils apporter leur pièce à l’édifice ! Oui, mais… non ! Ils ne sont pas épargnés par l'ironie de l’écrivain  même si celui-ci  éprouve pour eux une certaine tendresse peut-être parce qu'il reconnaît en eux sa propre jeunesse.

Ega avec ses velléités, ses provocations, son non-conformisme de façade, est intéressant mais parfois insupportable. On sait que s’il se permet de choquer et d’effrayer la bonne société, il ne peut le faire que parce qu’il porte un grand nom et a la fortune de maman derrière lui en perspective ! Carlos, lui, est capable de sentiments vrais : son amour pour son grand-père est touchant, celui pour Maria Eduarda témoigne d’une grande sincérité et d’une certaine candeur même si sa passion a des limites comme le prouve ses hésitations après sa noble demande en mariage qu'il renvoie à un temps plus lointain. Car Carlos aussi partage les préjugés sociaux et religieux de son temps*.

Toute la jeunesse dorée qui gravite autour de Carlos et de Joao d’Ega se perd en intrigues amoureuses, maris trompés, maîtresses bien vite délaissées et méprisées puisqu'elles ont cédé (péché ?), misogynie assez répandue dans cette société. Tout ce petit monde oisif critique les dirigeants politiques incompétents, déplorant l’immobilisme de la société, refaisant le monde… en paroles, discutant à perte de vue littérature, défendant le naturalisme et Zola contre le vieux poète désargenté et digne, Alencar, représentant -parfois un peu ridicule mais touchant- du romantisme.

Le portrait de Damaso Salcede, parvenu snob et vulgaire qui ponctue toutes ses phrases par : « c’est d’un chic ! », est chargé. La scène où les témoins de Carlos le provoque en duel et où il réagit en poltron est d’un humour savoureux. De Queiros a non seulement l’art du portrait mais aussi celui de scènes prises sur le vif, très bien observées, où ses personnages agissent comme des bouffons. En fait partie aussi, la scène des courses de chevaux où se rendent tous les snobs de la ville, hommes ou femmes, parce qu’il est de bon ton d’y être et d’y montrer sa toilette ! Ils s’y ennuient mortellement car ils n’aiment, en bons portugais, que les courses de taureaux !

Les politiques ne sont pas épargnés, en particulier le Comte Guvarinho considéré comme un âne mais qui sera porté au pouvoir  parce que "la politique, aujourd’hui, c’est le fait positif, l’argent ! l’argent ! la galette! le pognon ! Le petit pognon bien-aimé, mon vieux ! L’argent divin".

L’ironie  devient féroce :

Dans ce pays béni, tous les politiciens on un "immense talent". L'opposition reconnaît toujours que les ministres qu'elle couvre d'injures ont, en dehors de ce qu'ils font, "un talent de premier ordre !" Inversement la majorité admet que l'opposition, à qui elle reproche constamment les bêtises qu'elle a faites, est pleine de "très robustes talents !". Mais tout le monde est d'accord pour dire que le pays est dans le gâchis. Il en résulte une situation ultra-comique : un pays gouverné par un "immense talent" qui, de tous les pays d'Europe, est, de l'avis unanime, le plus stupidement gouverné ! Je fais une proposition : comme les talents échouent toujours, essayons une fois les imbéciles !

ou encore :

"Que diable fait-on à la Cour des Comptes? demanda Carlos. On joue aux cartes? on bavarde?

- On fait un peu de tout, pour tuer le temps... Même des comptes ! "

L’ influence de la littérature française

 Les Maia fut d’abord une nouvelle intégrée dans un recueil intitulé les scènes de la vie réelle avant d’être repris en roman. On y sent l’influence de la littérature française.
Si J. M. Eça de Queiroz se réclame de Zola et du naturalisme, c’est parfois plutôt à Balzac qu’il me fait penser dans Les Maia à travers le tableau la société et la ville, Lisbonne, qu’il nous donne à voir. Sous la plume de Eça de Queiroz, les personnages sont plus le produit de leur milieu social et de leur époque à la manière de Balzac que de l’hérédité selon Zola.

Et quand Carlos tombe vraiment amoureux d’une femme mariée, Maria Eduarda, qu’il idéalise, c’est aussi Flaubert qui s’invite avec Balzac. On pense à l’amour du jeune Frédéric pour madame Arnoux dans L’éducation sentimentale (1869).

Mais au-delà des influences, c’est un regard personnel, critique et ironique, mais aussi désabusé, que Eça de Queiros porte sur la société de son temps qu’il n’épargne pas, s’incluant peut-être lui-même dans la critique puisque l’on dit que Joao de Ega est un peu son double.

Une métaphore ironique et pessimiste

Le roman s’achève sur une image montrant les contradictions des deux jeunes gens. Ceux-ci après avoir longuement discuté sur la valeur de la vie en arrivent à la conclusion : "Nous aurons au moins établi la théorie définitive de l’existence. En effet, il est inutile de faire aucun effort, de courir anxieusement vers quoi que ce soit … Ni vers l’amour, ni vers la gloire, ni vers l’argent, ni vers la puissance…"

Puis l'écrivain les montre courant après un tramway dans l’espoir de l’attraper :

« - On peut encore l’attraper !
De nouveau la lanterne glissa et s'enfuit. Alors, pour attraper le tramway, les deux amis se mirent à courir désespérément sur la rampe de Santos et sur l’Aterro, dans la première clarté de la lune naissante. »

Métaphore dérisoire et nostalgique - on court après un tramway comme s'il s'agissait de quelque chose d'important mais on n’avance dans la vie "qu’à petit pas lent et prudent", convaincu de "l'inutilité de tout effort" - métaphore à travers laquelle l’écrivain reste fidèle à sa vision ironique et désenchantée d'une société immobile et sclérosée.

 

*Quant au scandale de la liaison de Carlos et de Maria Eduardo, (je n’en dis pas plus pour ne pas éventer le  coup de théâtre) on peut dire qu’il ne surprend pas le lecteur du XXI siècle. C’est tellement attendu pour nous mais peut-être pas pour le lecteur du XIX siècle ! 

José-Maria Eça de Queirós

José-Maria Eça de Queiros


"José-Maria Eça de Queirós ( 1845-190O) est l'un des écrivains portugais qui, entre 1865 et 1885, se sont dressés contre l'establishment, contre leurs aînés et contre le culte de la tradition. Ils étaient internationalistes, républicains, socialistes, violemment anticléricaux et quelquefois athées. On les regroupa sous le nom de génération de soixante-dix : c'est, en effet, entre 1865 et 1885 qu'ils écrivirent leurs œuvres les plus virulentes. Ensuite, pour la plupart, ils modérèrent leurs attaques. L'un d'entre eux, Teófilo Braga, fut président de la République après la révolution de 1910. Queirós devint le plus grand romancier portugais de son temps et peut-être de tous les temps. Son influence fut énorme non seulement au Portugal, mais encore dans l'ensemble du monde ibéro-américain. Ses principaux romans sont traduits dans toutes les langues. Et le temps paraît donner raison à Valery Larbaud, pour lequel cet auteur est « un des grands romanciers européens du xixe siècle ». (...)

Le roman Les Maia (Os Maias, 1888), peut-être son chef-d'œuvre, montre comment le doute et l'hésitation, la compréhension et la tolérance, le pessimisme succèdent chez Queirós à ce dépit salutaire qui se traduisait auparavant en attaque impétueuse."

Voir la suite : Encyclopedia universalis Ici

 

lundi 9 janvier 2023

Luis Vaz Camoes : Les Lusiades Les rois du Portugal (2)

Le roi Pierre 1er et Inez de Castro/ Alfonso IV/ Alfonso-Henriques, 1er roi du Portugal

J'avoue que j'ai calé parfois à la lecture de Os Lusiadas, ce long poème (8816 vers) de Luis Vaz Camoes. C'est un peu ardu quand on ne connaît pas l'histoire du Portugal, ses batailles, ses dynasties, ses rois, ses hommes célèbres, qui, parfois, ne sont nommés que par le prénom tant ils étaient célèbres à l'époque. La plupart d'entre eux me sont inconnus et il m'a fallu chercher à tout moment les noms, vérifier l'histoire, la géographie. Je me suis particulièrement intéressée aux chants III et IV dans lesquels Luis Vaz Camoes, toujours en donnant la parole à Vasco de Gama, fait un retour dans le passé pour présenter l'histoire de son pays. Ces chants nous apprennent beaucoup sur les grandes tragédies historiques  du Portugal. Les récits qu'ils présentent sont devenus les mythes fondateurs de l'identité nationale des Portugais et ont souvent inspiré l'art et le littérature.


 

 Un retour dans L'histoire du Portugal

 

Jean 1er du Portugal

 
Dans Aljubarota vois l'intrépide Jean 
Terrassant sous ses coups l'orgueilleux Castillan;
 Vois Alfonse premier, fléau des infidèles, 
Conquérant d'Ourika les palmes immortelles, 
Et trois Alfonse encor, ses vaillants héritiers, 
De leurs lauriers nouveaux accroissant ses lauriers. 
 

En 1139 la Bataille de l'Ourique menée par Alfonso-Henriques contre les Sarrazins marque la naissance du Portugal; Celui-ci se proclama roi sous le nom d'Alfonso 1er  et régna jusqu'à sa mort en 1185.


Le siège de Lisbonne (1147)

Le siège de Lisbonne (qui inspira le titre du roman de Saramago)  a eu lieu en 1147 et chassa de Lisbonne les suzerains mauresques, Almoravides.



Bataille d'Aljubarrota (1385)  permit au Portugal d'assurer son indépendance vis à vis de l'Espagne .

 
 Au cours de la  fameuse bataille d'Aljubarrota (1385) les troupes portugaises aidées par leurs alliés anglais et commandées par le roi Jean 1er du Portugal et son connétable Nuno Alvares Pereira affrontent les troupes espagnoles de Jean 1er de Castille alliées des français. Leur victoire évite au Portugal de passer sous la domination Castillane. En effet, Jean 1er de Castille, en tant qu'époux de Béatrice, fille du roi Ferdinand 1er du Portugal, voulait faire valoir ses droits au trône du Portugal.
 
 
 L'intrépide Alvarès entre tous se signale;
A mille combattants sa vaillance est fatale;
De mourants et de morts il couvre loin ce sol
Où prétendait régner l'insolent Espagnol.
Partout sifflent dans l'air les flèches acérées,
Les dards, les javelot et les piques ferrées;
Le champ, sanglant témoin de ce combat affreux,
tremble sous les sabots des coursiers belliqueux;
Et d'un bruit sourd, pareil aux accents de tonnerre,
L'airain avec l'airain fait retentir la terre

 La description de ce combat avec son grossissement épique, à la manière de la chanson de Roland, est là pour produire un effet de terreur tout en magnifiant la bravoure des héros lusitaniens. Le mouvement doublé par le son prend de l'ampleur :  puissance de la description qui nous fait non seulement voir mais aussi entendre ! Les vers de Camoes sont si évocateurs que des images s'imposent à moi.  Il me renvoie à des  oeuvres picturales, en particulier celle de Paolo Ucello : La bataille de San Romano ( XV siècle)
 
 
La Bataille de San Romano, de Paolo Ucello

 
Le récit le plus célèbre est celui qui relate l'histoire du prince Pedro et de sa maîtresse Inez de Castro qu'il épouse à la mort de sa femme.  Son père, le Roi Alfonso IV, furieux de cette alliance qui ne sert pas ses desseins politiques fait assassiner Inez. Devenu roi à la mort de son père, Pedro 1er exhume le corps de la reine morte, l'assoit sur le trône du Portugal et oblige ses nobles à lui rendre hommage en lui baisant la main. C'est du moins ce que dit la légende qui a été reprise dans de nombreuses oeuvres artistiques ou littéraires : La reine mort de Henri de Monterlhant.Voir ici le billet de Miriam
 
Telle apparaît Inez, froide et décolorée; 
Sous la main de la mort son doux regard s'éteint 
Et la pâleur succède aux roses de son teint. 
Nymphes du Mondégo, longtemps inconsolables, 
Vous pleurâtes d'Inez les destins lamentables; 
Et le flot de vos pleurs forma dans ce Vallon 
La fontaine qu'Amour consacra de son nom. 
Celle source à jamais conserve à la mémoire 
Et les attraits d'Inez et sa tragique histoire; 
En vain ses bords charmants sont émaillés de fleurs; 
Fontaine des Amours, ses ondes sont des pleurs. 
Mais don Pèdre bientôt s'arme pour la vengeance. 

 
Inez de Castro supplie Alfonso IV d'épargner ses enfants;
 
 

Le style et la traduction


Le texte rend compte des questions que soulève (déjà!) la traduction dès le XIX siècle :  faut-il  être fidèle à l'original au mot près ou, au contraire, faut-il garder l'esprit du texte quitte à s'en éloigner si besoin est ? Et surtout dans le cas de la poésie faut-il passer à la prose pour ne pas trahir l'auteur ou bien le vers est-il le seul moyen de conserver l'essence du texte ? 
Le traducteur François-Félix Ragon, écrivain et historien du XIX siècle, a choisi. Il conserve le vers mais passe de l'octosyllabe à l'alexandrin.
Pourquoi pas ? Ce que j'apprécie moins, c'est lorsqu'il se permet de supprimer des strophes, les jugeant peu intéressantes ou de mauvais goût ! Il se sent souvent supérieur au créateur qu'il traduit. Les traducteurs n'auraient pas cette outrecuidance de nos jours. 
Donc, il est très possible qu'il ait trahi l'auteur mais ceci dit (et comme je suis incapable de juger l'original) je dois dire que je suis sensible dans cette traduction au rythme, aux sonorités, aux images. Il y a de l'élan, de la musique... Une érudition qui baigne dans l'Antiquité et la Renaissance, deux périodes que j'aime beaucoup, et l'on sent toutes les références qui donnent une densité, une richesse aux vers. De belles descriptions qui parlent à l'imagination. Mais des moments aussi où je me suis mortellement ennuyée et où j'ai couru sur les pages en attendant d'être à nouveau happée ! N'aurais-je pas la fibre épique ? Enfin, je suis tout de même heureuse d'avoir lu - bien qu'imparfaitement - ce poème qui est, pour le Portugal, ce que La Divine Comédie est pour l'Italie, et Don Quichotte pour L'Espagne. Ceci dit j'ai de beaucoup préféré Dante et Cervantès !


Benezzo Gozzoli  Renaissance italienne : Les Rois mages

Ainsi les descriptions des foules lors d'une bataille ou d'une fête sont toujours très réussies. Les personnages, leur habillement, leur maintien, les sentiments qui les animent, angoisse, orgueil, fierté, férocité ou allégresse, composent des scènes vivantes,  évocatrices, comme si elles se déroulaient devant nos yeux, et donnent vie à l'épopée. Dans les strophes suivantes, le poète a l'art de mettre en marche la multitude, joyeuse et solennelle à la fois, et d'en montrer le mouvement irrésistible, de nuancer les couleurs, de jouer avec la lumière ; et par dessus tout, l'introduction du bruit, chants, intruments de musique, cris ou vacarme, nous place au coeur de la foule, à l'intérieur de la scène.  Les couleurs dans la description des habits somptueux, le mouvement, celui d'une foule qui avance, et le bruit qui achève la description sont d'une telle précision que l'on a l'impression de voir un tableau, raffiné et éclatant, d'un peintre de la Renaissance dans lequel, de nos jours, le cinéma permettrait d'intégrer le son des trompettes et le tonnerre du canon.

Le prince de Mélinde*, en appareil royal,
 Descendit sur la plage, où se pressait d'avance 
D'un peuple curieux la multitude immense. 
Au loin étincelaient les pompeux vêtements,
Les longs manteaux de pourpre et les beaux dolimans;
(...)
Dans son habillement tissu d'or et de soie 
Du faste oriental tout l'orgueil se déploie; 
Un superbe turban sur son front s'arrondit; 
Des couleurs de Sidon son manteau resplendit;
De son collier d'or pur la beauté singulière
Joint le fini de l'art au prix de la matière;
(...)
 Cependant, sur la proue, aux flots retentissants 
La trompette mauresque envoyait ses accents, 
Dur et bruyant concert, dont l'oreille s'offense, 
Mais qu'anime une vive et joyeuse cadence. 
Tandis qu'ainsi voguait le monarque africain, 
 Gama, pour recevoir l'auguste souverain,
 Sur un léger bateau sillonnant Amphitrite, 
S'avance, environné d'un cortège d'élite. 
 La France a préparé sa tunique de lin ;
 Son habit espagnol est d'un riche satin 
Dont Venise a fourni l'étoffe renommée 
Qu'empourpre du kermès la teinture enflammée. 
 Aux manches, des boutons d'un or pur et vermeil 
Brillent, réfléchissant les rayons du soleil. 
 
(...)

 Les barques de Mélinde au loin couvrent la mer;
 Leurs pavillons flottants rasent le flot amer. 
Dans le bronze tonnant le salpêtre s'allume 
 Et par noirs tourbillons dans l'air éclate et fume. 
 La formidable voix de cent bouches d'airain
 Ebranle les échos du rivage africain, 
Et le Maure, au fracas des bombes résonnantes,
 Presse en vain de ses mains ses oreilles tremblantes.


il y a aussi de beaux portraits pleins de sensualité comme celui de Vénus secondée par Mars, suppliant Jupiter de venir en aide aux Portugais poursuivis par le courroux de Bacchus....  La déesse semble être sortie du cadre d'un tableau de la Renaissance, je vois Boticelli, Le Tintoret, le Titien.
 
 
Le Tintoret Vénus


Le sein tout palpitant de son rapide essor, 
Elle apparaît plus belle et plus aimable encor.
 Un doux frémissement agite l'Empyrée 
Et chaque étoile aux cieux d'amour est enivrée. 
 Foyer des passions, ses yeux éblouissants 
 Lancent des traits de feu qui pénètrent les sens 
Et qui d'émotions puissantes et profondes 
Font transir et brûler les astres et les mondes. 
Chère dans tous les temps au souverain des dieux, 
 Pour le mieux captiver, elle s'offre à ses yeux, 
 
 
Boticelli : Vénus

 
 Autour de son beau col aux contours amoureux 
En longues tresses d'or flottent ses blonds cheveux;
 De son sein aussi blanc que la neige et l'albâtre 
Les globes, où l'amour invisible folâtre 
 Et prépare en jouant ses traits victorieux, 
Tremblent au mouvement de ses pas gracieux.


Le Titien : Vénus

Padrao dos Decobrimentos : le monument des Découvertes

Le monument des Découvertes ou Padrao des Decobrimentos 1 (image Wikipédia)

 

Le monument des Découvertes a été érigé sur les  rives du Tage, non loin de la tour de Bélem, sur l'ordre du dictateur Salazar en 1960.  Henri le Navigateur se tient fièrement sur la proue, tenant dans ses mains une caravelle. Il est suivi de tous les grands navigateurs et rois des Découvertes, personnages qui figurent dans Les Lusiades et je trouve passionnant de les retrouver ici.
Le monument ne fait pas l'unanimité puisqu'il est le symbole de la dictature et aussi du colonialisme mais il est le témoin de l'Histoire du Portugal et, à ce titre, très intéressant.

 
Le monument des Découvertes ou Padrao des Decobrimentos  (image Wikipédia)







dimanche 8 janvier 2023

Lisbonne Luis Vaz de Camoes : Les Lusiades : Vasco de Gama (1)


Luis Vaz Camoes, Vasco de Gama, Caravelle, Henry le Navigateur*

Dans les Lusiades, Os Lusiadas, Luis Vaz de Camoes compose " moins une épopée qu'un chant national, un hymne patriotique en l'honneur des Lusitaniens".  C'est ce qu'affirme  François-Félix Ragon dont je lis la traduction en vers.   

Un poème épique

Le roi Sébastien 1er (1554-1578)

Les Lusiades est un poème épique achevé en 1556 et publié seulement en 1572 après le retour des Indes de Luis Vaz de Camoes. Il est dédié au roi Sebastien 1er   :  "Grand roi, dont les états contemplent le soleil, Soit que son front se lève à l'Orient vermeil, Soit que du haut des cieux son char se précipite Vers les palais d'azur où l'attend Amphitrite". Ce dernier mourut peu après la publication des Lusiades dans la guerre des Trois Rois à la bataille de  Ksar El Kebir au Maroc  en 1578. 

Ce poème est composé de dix chants qui présentent, d'une manière inégale, environ 110 strophes de huit décasyllabes par chant. Le héros est d'abord collectif, Os Lusiades, les descendants du Dieu Lusus qui est le fils et compagnon de Bacchus, -selon l'étymologie retenue par Camoes- l'ancêtre des portugais, donc. 

  Dès le chant I, dans la strophe 1, Camoes indique quel est son but, chanter les héros lusitaniens et les exploits des marins et des rois de son pays. 

chant I  

 Je dirai, si le ciel seconde mon génie,
Les combats, les héros de la Lusitanie,
Qui, s'ouvrant sur les mers des passages nouveaux,
Par de là Taprobane* ont guidé leurs vaisseaux,
Et qui par des efforts de valeur plus qu'humaine
Ont sur ces bords lointains établi leur domaine.
Je célèbre ces rois valeureux et chrétiens,
De la foi, de l'empire invincibles soutiens,
Et qui, de leur audace effrayant l'infidèle,
                 Ont conquis à leurs noms une gloire immortelle.  

         

          * ile de Ceylan

De plus, Luis Vaz de Camoes précise dès les premières les strophes ce que sera son poème, une épopée, certes, mais avec des héros qui surpassent les grecs ou les romains; une épopée qui ne soit pas "une fable", qui aura donc le mérite de présenter des personnages réels qui ont marqué l'Histoire vraie de son pays.
 
Qu'on cesse de vanter à la terre étonnée 
Les voyages fameux et d'Ulysse et d'Enée.
  (...)
La vérité chez nous va plus loin que la fable, 
Et de nos Portugais la valeur indomptable 
De tous ces paladins, si vantés autrefois, 
Des Roger, des Roland surpasse les exploits.

 Cependant, tout en dénigrant selon un procédé épique fréquent les héros célèbres et les poètes qui les ont chantés pour mieux glorifier son oeuvre et en montrer la supériorité, on voit qu'il se met dans les pas des plus grands. Il surenchérit sur rien de moins que Homère ou Virgile pour l'antiquité,  rien de moins que les héros des chansons de geste les plus célèbres pour le Moyen-âge, ceux-ci rejoignant les héros lusitaniens dans leur lutte contre les Maures au nom de la foi Chrétienne et, il faut bien le dire, dans le cas des Portugais, pour des raisons économiques. Tout au long du poème, les références à Enée ou Ulysse sont nombreuses et les procédés homériques sont souvent repris. Ainsi comme dans l'Odyssée ou l'Iliade, les Dieux interviennent dans le destin des hommes : Bacchus est l'ennemi des Portugais dont il jalouse la bravoure, Vénus les aime et les protège car ils sont vaillants et la Beauté les accompagne dans tout ce qu'ils entreprennent. Jupiter, en juge neutre, reconnaissant leur valeur, leur témoigne sa faveur. Mais les dieux romains ne sont qu'une licence poétique qui témoigne de la grande culture  classique de Luis Vaz de Camoes et rappelle, par le style, le divin Homère :

De ses premiers rayons Phoebus dorait sa tête,
 Et le sommeil fuyait, rappelant aux travaux 
Les mortels que dans l'ombre endormaient ses pavots;
 La vapeur de la nuit en perle transparente 
Retombait sur les fleurs dans la plaine odorante....

Mais le fond du poème est imprégné par la foi chrétienne et manifeste de l'esprit de croisade vis à vis de l'Islam.

Le voyage de Vasco de Gama 

 

Vasco de Gama (XVI siècle)

Le poème Les Lusiades raconte donc le  premier voyage de Vasco de Gama : Gama, l'illustre chef de la grande entreprise, /Gama, que le destin protège et favorise, qui est mandaté par le roi Manuel 1er pour ouvrir la route des Indes : "Ainsi le commandait le plus chéri des rois, Dont toujours les désirs furent pour nous des lois.

Le roi Manuel 1er (1469-1521)
 

L'amiral part de Lisbonne en 1497 à la tête de quatre navires et naviguera à peu près un an avant d'atteindre L'Inde. Son vaisseau amiral est le Sao Gabriel, le São Rafael est commandé par son frère Paulo de Gama, la caravelle le Berrio par Nicolau Coelho, et le navire de charge par Gonzalo Nunez. Cette route maritime périlleuse où il dut mener des combats contre les "Maures", cette route difficile, aventureuse,- les fureurs de la mer, les tourments de la faim, Et des cieux ennemis et des périls sans fin - fit du Portugal l'un des pays les plus puissants du XVI siècle, une fois qu'il fut libéré des taxes imposées par les Turcs et les Arabes sur les épices et qu'il eut vaincu la prépondérance de la République de Venise sur le commerce vers l'Orient par les voies terrestres.

 
La plus ancienne carte de navigation portugaise connue,(~1502), dévoilant le résultat des voyages de Vasco da Gama aux Indes, de Christophe Colomb en Amérique centrale, de Gaspar Corte-Real à TerreNeuve et de Pedro Álvares Cabral au Brésil
 

Le poète rend compte aussi comment la découverte des Indes est un progrès dans la connaissance des autres pays et des cultures. «Portugais, nous sommes de l'Occident, / Nous allons à la recherche de l'Orient» écrit-il.  Le voyage du grand navigateur lança, en effet, des ponts sur les océans entre Occident et Orient, reculant ainsi les limites de l'homme : Tes guerriers, appelés à des destins plus beaux*, Uniront l'ancien monde à des mondes nouveaux. Préoccupation humaniste qui occulte la violence de cette "union" réalisée bien souvent par la force et en particulier dans le second voyage que fera Vasco de Gama. Le massacre des "Infidèles" musulmans  -au nom du Christianisme- ou ceux des peuples  "sauvages" et "perfides" qui trahissent la confiance des navigateurs non seulement n'émeut pas le poète, mais est conforme, au contraire, à la mentalité de l'époque. C'est un prétexte à exalter les exploits guerriers des valeureux soldats dans un grossissement épique qui ne ménage pas les flots de sang.  Le sang en noirs torrents inonde le vallon, Et d'une horrible pourpre a rougi le gazon

En cela, le poème Les Lusiades fait écho à la Chanson de Roland et célèbre la Geste de Vasco de Gama et de ses compagnons. De plus, il rappelle, dans le Chant VI, avec  l'histoire des douze preux appelés en Angleterre par Lancastre pour défendre l'honneur des dames, l'influence du roman courtois, Les lusiades étant à la croisée de ces diverses sources.

 * plus beaux que ceux d'Ulysse ou d'Enée

Le départ de Vasco de Gama 1497  par Alfredo Roque Gameiro

Si les chants  I et  II racontent  les délibérations des dieux de l'Olympe, les batailles de Vasco de Gama avec les peuples arabes et le chant III et IV l'histoire des rois du Portugal, dans le chant V, Vasco de Gama accueilli par un noble personnage, le prince de Mélinde (Kenya), comme Ulysse chez Alkinoos, doit narrer son histoire à l'hôte qui le reçoit. C'est ce récit oral de Vasco de Gama que j'ai trouvé le plus intéressant et qui fait du Chant V mon  passage préféré.

Le départ de Lisbonne  est un moment poétique d'une grande beauté d'une douceur et d'une nostalgie communicatives. On sent bien le sentiment qui s'empare des hommes à la pensée que beaucoup d'entre eux ne reverront jamais leur famille et leur patrie.

Chant V
 
Le zéphir, frémissant dans les voiles agiles, 
Balançait nos vaisseaux sur les vagues mobiles. 
Le cri de nos adieux retentit dans les airs. 
Emportés par les vents, nous volons sur les mers. 
Le soleil, près d'entrer au signe de Némée, 
De ses feux inondait la nature enflammée,
Quand sur l'immensité du superbe Océan 
Nous prîmes vers ces bords notre rapide élan. 
Remparts où nous laissons un peuple dans les larmes, 
Séjour de nos aïeux pour nous si plein de charmes, 
Rivages paternels à nos regards si doux,
 Monts de notre pays, nous fuyons loin de vous. 
De Cintra par degrés les collines s'abaissent; 
Les flots riants du Tage à nos yeux disparaissent.

Vasco de Gama raconte comment il suit le trace  de ses prédécesseurs, étape par étape, le long de la côte ouest de l'Afrique puis jusqu'au Mozambique avant d'atteindre le pays du Gange et de l'Indus et retrace les grands moments des découvertes initiées par Henry le Navigateur, (1394-1460) roi du Portugal, qui, dans sa lutte contre l'Islam, cherche à repousser la main mise des musulmans sur la route des Indes. Henry appelle à sa cour les cosmographes, cartographes, ingénieur navals, navigateurs, et obtient le soutien financier des Compagnons du Christ. La construction de la caravelle sera l'outil essentiel à l'entreprise. 

La nef de Gama passe devant Madère découverte en 1419,  devant le Sénégal atteint par Dinas Dias, la Gambie  révélée en 1446 par C'ada Mosto, la Serra-Leona... Le vaisseau poursuit sa route. Ce fleuve est le brillant et superbe Zaïre Qui baigne du Congo le populeux empire, Région à l'Europe inconnue autrefois, Et que le Portugal a soumise à la croix. Par delà l'équateur nous poussons notre cou. Enfin  le cap des Tempêtes, appelé par la suite cap de la Bonne Espérance, que Bartolomeu Diaz fut le premier à l'atteindre, est en vue.  Bartolemeu Diaz accompagne  d'ailleurs Vasco de Gama au début de son voyage.

https://recitsdumonde.fr/recits/premier-voyage-de-vasco-de-gama-aux-indes/
 
Bartolomeu Diaz (1450_1500)

 Pendant ce récit, le capitaine décrit les maladies qui ravagent l'équipage. Ainsi il livre la première description qui fut faite du scorbut :

 Chant V 129

 De plusieurs d'entre nous sur l'onde meurtrière
 Un terrible fléau termina la carrière.
  Oui pourrait de ce mal décrire les horreurs? 
Des malheureux marins qu'atteignaient ses fureurs 
Les gencives s'enflaient, et dans leur bouche impure 
Leurs chairs en se gonflant tombaient en pourriture. 
Nul enfant d'Esculape en ce moment fatal 
Ne nous prêtait ses soins pour combattre le mal; 
(...)
Au fléau destructeur plus d'un brave succombe. 
Oh! que l'homme aisément trouve ici-bas sa tombe! 
Que faut-il à la mort! Du soldat, du héros 
Un flot, un peu de sable ensevelit les os.
 
La description de phénomènes dangereux observés par Vasco et par son équipage, d'autant plus  terrifiants qu'ils sont inexpliqués, est  d'une grande précision scientifique. Mais elle nous fait en même temps pénétrer dans le surnaturel. Elle transmet la crainte presque religieuse  des hommes devant ce qui pourrait être considéré comme le courroux de Dieu. Une trombe,  un cyclone. 
 
chant V 116
J'ai vu de l'Océan s'élancer une nue; 
 Elle aspirait les flots, en long tube étendue; 
D'abord elle s'annonce en légère vapeur 
Errante au gré des vents à l'horizon trompeur ; 
Tout-à-coup s'élevant, s'allongeant en colonne, 
 ( Tel le souple métal que l'ouvrier façonne ), 
Substance aérienne, échappant presque aux yeux, 
 Son tube délié monte jusques aux cieux. 
 Mais insensiblement il se grossit de l'onde 
Qu'il attire du sein de la plaine profonde. 
 De ces flots entassés l'amas pyramidal
 En volume bientôt à nos mâts est égal. 
Dans ses balancements il suit le flot mobile; 
 Il se couronne enfin d'un nuage ductile 
Qui dans ses larges flancs amoncèle les mers 
 Que la trombe puissante aspire dans les airs. 
Comme on voit, s'élançant du fond d'une eau limpide, 
Du sang d'une génisse une sangsue avide 
 S'attacher à sa proie au bord du frais canal
 Où se désaltérait l'imprudent animal; 
 Le reptile, abreuvant la soif qui le dévore, 
S'emplit et se dilate et se dilate encore ; 
Telle apparaît aux yeux cette colonne d'eau,
 Et le nuage épais, son vaste chapiteau. 
Après que de torrents elle s'est abreuvée, 
 L'immense pyramide, à sa base enlevée, 
Voltige sur les mers, et reverse à leur sein
 Les flots qu'elle tira de leur profond bassin. 

 

A la fin de son récit qui clôt le chant V, Vasco de Gama prend congé du souverain de Melinde (Kenya) et  il atteint le port indien de Pantalayini, situé à une vingtaine de kilomètres de Calicut en 1498.

chant VI

Le jour naissant dorait les campagnes fécondes
 Que le Gange superbe arrose de ses ondes, 
Quand, du haut du grand mât, les matelots joyeux 
Ont vu de loin la terre apparaître à leurs yeux. 
« Amis, s'est écrié le nocher de Mélinde, 
Je ne me trompe pas, c'est la terre de l'Inde ; 
Elle offre à mes regards le port de Calicut; 
Et si de vos travaux l'Inde seule est le but, 
Ne craignez plus les flots, les vents et les orages; 
Votre course finit à ces prochains rivages. »
 

Les autres chants continuent à célébrer les héros portugais. Ils racontent  l'échec de Vasco de Gama dans ses négociations commerciales avec le Zamorin mais toujours en glorifiant l'amiral et en faisant retomber la faute sur l'étranger, Le Musulman jaloux perfidement s'exerce A rendre infructueux leurs projets de commerce (chant IX)  et son retour au Portugal. Gama s'est éloigné du climat ou l'aurore Montre son front riant que la rose colore (Chant IX). On y voit aussi la muse de le Renommée prédire le destin du Portugal et la constitution de son grand empire colonial.

 

Luis Vaz de Camoes


 
Luis Vaz de Camoes (1525-1580) est l'un des plus grands écrivains portugais. Il est entouré d'une telle vénération que le jour de sa mort, le 10 juin, est devenu la fête nationale du pays pour commémorer sa mémoire.
" Il est le prince des poètes, le classique par excellence. Il résume toute une littérature, et son œuvre est à la fois un sommet et une synthèse.
Sa vie est mal connue. Les documents d'archives sont à son sujet extrêmement rares. Camões a dû naître en 1524 ou en 1525, d'une famille noble, mais pauvre. Son père s'appelait Simão Vaz de Camões, et sa mère Ana de Sá. Si l'on en juge par la culture dont il fait preuve, il a reçu une bonne éducation classique, fondée sur la connaissance du latin et la lecture des auteurs anciens. Il connaissait également les Italiens et les Espagnols. Mais son nom n'apparaît pas sur les registres de l'université de Coimbra. 
Camões a vécu quelque temps à Lisbonne où il a fréquenté la société de la cour. On le trouve ensuite soldat au Maroc, où il perd l'œil droit dans un combat. En 1550, il s'engage pour aller servir en Inde, mais il ne s'embarque pas. En 1552, à Lisbonne, il est mis en prison pour avoir, le jour de la Fête-Dieu, participé à une bagarre. Il sera libéré l'année suivante. Nous possédons la « lettre de pardon », datée du 7 mars 1553, qui lui est accordée au nom du roi. Ce document précise que le prisonnier est « un jeune homme pauvre » et qu'il va « cette année me servir en Inde ». Camões s'embarque sur la flotte de Fernando Alvares Cabral, qui quitte Lisbonne en mars 1553 et arrive à Goa, capitale de l'Inde portugaise, en septembre. L'engagement contracté par Camões allait durer trois ans. Il participe, en novembre 1553, à une campagne dans le Malabar. On sait aussi par un de ses poèmes qu'il prit part à une expédition dans le golfe d'Aden
Enfin, en 1567, il quitte l'Inde, aussi pauvre qu'à son arrivée, quatorze ans plus tôt.  Il débarque à Lisbonne en 1569. Il apporte dans ses bagages le manuscrit de son épopée, Les Lusiades, qu'il publie en 1572. Le roi lui accorde une petite pension de 15 000 réis. Son nom commence a être connu. Mais, si l'on en croit ses biographes, il n'en vécut pas moins dans la pauvreté. Il mourut de la peste en 1580."
( encyclopédia universalis )
 
Luis Vaz de Camoes : Les Lusiades : Les rois du Portugal (2 )