La Folle allure de Christian Bobin est l'histoire de Lucie, (ou Aurore, Belladone, Marie, Ludmilla, Angèle...) ou peu importe le prénom choisi par l'héroïne au cours de ses fugues réitérées.
Petite fille, elle vit dans un cirque, est amoureuse d'un loup dans les yeux duquel elle voyage.
Mon premier amour a les dents jaunes. Il entre dans mes yeux de deux ans, de deux ans et demi. Il se glisse par la prunelle de mes yeux jusqu'à mon coeur de petite fille, où il fait son trou, son nid, sa tanière.
A la mort du loup, commencent les fugues de la fillette. Là, elle va découvrir une vérité fondamentale pour elle : personne, non, jamais personne ne pourra la contraindre à faire ce qu'elle ne veut pas.
Très jeune, elle se marie et et prend des amants.
Ce ne sont pas vraiment des fugues. J'ai médité là-dessus, après la remarque de ma mère : si je ne disparais plus c'est que je n'ai plus besoin de disparaître. Le mariage est encore la meilleure façon pour une femme de devenir invisible.
Elle divorce. Après un début de carrière dans le cinéma, elle renonce à tout et se réfugie dans un hôtel pour écrire le livre que nous sommes en train de lire. Au cours de cette retraite elle retrouve son ange aux cheveux rouges et aux ailes un peu fripées.
Le travail de mon ange est de me détacher du monde (et de moi) en me donnant une puissante envie de dormir.(...) l'écriture faisait partie de ce sommeil.
A la fin de cette expérience elle sent qu'elle a enfin grandi, qu'elle a enfin pu être elle-même. Mais pour cela, il faut échapper à ceux qui vous aiment.
On ne peut pas grandir avec les autres. On ne peut grandir qu'en faisant des choses dont on ne leur rendra pas compte. Cette part là, est la part de l'ange- ou du loup.
Dans le rétroviseur de sa vie, elle peut donc apercevoir ce trio charmant, vraiment la fine équipe, un loup aux dents jaunes, un ange aux cheveux rouges, et le gros, le gros imperturbable..
Le gros, c'est Bach.
Le gros plein de notes. Si je préfère sa musique à toutes les autres, c'est parce qu'elle est délivrée du sentiment. Pas de chagrin, pas de regret, pas de mélancolie : juste la mathématique des notes comme le tic tac des balanciers de l'horloge.
Et au-delà du récit, il y a le style de Bobin, le regard attentif qu'il porte au monde pour en dénoncer la beauté, l'amour du détail, de la précision, comme s'il se livrait à un fin travail de ciseleur, l'analyse des sentiments qu'il nous livre une fois sortis de leur gangue et qui demande patience, calme et retrait hors du monde.
Quelques réflexions que j' aime :
Les yeux des hommes sont plus changeants que ceux des loups. Ce qu'on y voit est beaucoup plus terrible.
Ce n'est pas qu'il y ait deux mondes, celui des riches et celui des pauvres. C'est bien plus fort que ça : il n'y a qu'un seul monde, celui des riches et, à côté ou en arrière, le bloc informe de ses déchets.
Elle est éternelle ma mère. Je sais bien que la mort entrera un jour dans son corps et que l'âme en sortira pour ne pas manquer d'air, pour continuer à battre la campagne, ailleurs, autrement. Je sais bien mais en attendant ce jour, je prends un plaisir fou à entendre sa voix, l'entendre pas l'écouter, les mots n'ont pas une si grande importance, qu'avons-nous à nous dire dans la vie, sinon bonjour, bonsoir, je t'aime et je suis là encore, pour un peu de temps vivante sur la même terre que toi.