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mardi 3 février 2015

Lydie Salvayre : Pas Pleurer

Prix Goncourt 2014 : Pas pleurer de Lydie Salvayre
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Pas Pleurer de Lydie Salvayre, prix Goncourt 2014, est pour moi un coup de cœur, un de ces romans que je garderai en mémoire comme je le fais de Les Soldats de Salamine de Javier Cercas et de Le Crayon du charpentier de Manuel Rivas, sur le même sujet : la guerre d'Espagne qui me passionne.

Le récit


La mère de Lydie Salvayre, Montse, a quitté l'Espagne après la victoire de Franco. Elle a maintenant quatre-vingt dix ans, une mémoire défaillante et elle ne se souvient plus de rien, si ce n'est de cette année 1936, après le coup d'état de Franco, année où le peuple s'est dressé pour défendre la liberté. Ce récit raconté par la mère à sa fille mêle tour à tour les voix des deux femmes mais aussi celle de l'écrivain Bernanos dont Lydie Salvayre lit Les cimetières sous la lune.

Dire pourquoi j'ai aimé ce livre m'est difficile car les réponses trop nombreuses se bousculent dans mon esprit.

Des personnages authentiques


J'ai été sous le charme de ces personnages vrais, authentiques, qui peuplent le livre de Lydie Salvayre, en particulier de cette femme âgée qui perd la mémoire et raconte à sa fille le seul grand moment de bonheur qu'elle ait jamais connu, en cette année 1936 qui voit éclater la guerre civile, alors qu'elle a 16 ans. J'ai aimé ce va-et-vient entre le présent et le passé et cette complicité pleine d'amour qu'il y a entre elles, mère et fille, Montse et Lydie.
Car la vieille dame a été cette belle jeune fille, Montse, qui nous est décrite ici, ignorante mais fière, condamnée à la misère et à la résignation par sa seule appartenance à une classe sociale défavorisée. Et puis d'un seul coup parce que souffle le vent de l'Histoire, le carcan de l'oppression se fendille. Les  jeunes gens secouent le déterminisme social qui pèse sur eux, comme le fait José, le jeune anarchiste qui entraîne sa sœur, Montse, dans son sillage. La jeune fille découvre en arrivant à la grande ville  en effervescence que la vie est pleine d'espoir. Elle s'ouvre au bouillonnement des idées, à la fraternité et à la solidarité et puis elle rencontre le grand amour en la personne d'un jeune français qui va partir se battre. Mais tout cela n'a qu'un temps! Cette foi en un monde meilleur est d'autant plus poignante qu'elle n'est qu'un mirage! Javier Cercas le dit dans Les soldats de Salamine quand il fait parler les républicains qui ont lutté contre la dictature et le franquisme :
De toutes les histoires de L'Histoire, la plus triste est sans doute celle de L'Espagne, parce qu'elle finit mal … Elle finit bien pour ceux qui ont gagné la guerre, mais mal pour nous qui l'avions perdu! Personne n'a eu le moindre geste, même pour nous remercier d'avoir lutté pour la liberté. Dans tous les villages, il y a des monuments à la mémoire des morts de la guerre. Sur combien d'entre eux avez-vous vu figurer ne serait-ce que le nom des deux camps, faute de mieux?

Une dénonciation des crimes 


Dans ce roman, j'ai été touchée par la dénonciation passionnée, ardente et sans concession des crimes de guerre commis par les nationaux avec la bénédiction de l'église catholique espagnole. Et je découvre ici, une facette de la  personnalité de Bernanos, ce grand bourgeois de la droite catholique qui a l'immense courage de dénoncer l'horreur du massacre alors qu'un Claudel, lui, se réjouit de la victoire de Franco... Un Bernanos soulevé de dégoût qui assiste en direct, il est en Espagne au moment du coup d'état,  «à l'épuration systématique des suspects"

Au nom du père du Fils et du Saint Esprit, monsieur l'évêque-archevêque de Palma désigne aux justiciers, d'une main vénérable où luit l'anneau pastoral, la poitrine des mauvais pauvres. C'est Georges Bernanos qui le dit. C'est un catholique fervent qui le dit. 

Deux voix différents qui se répondent


Les voix des deux femmes alternent, se répondent, se chevauchent. Celle de Montse, imagée, truffée d'hispanismes ou de mots espagnols* car ils ont «plus de panache» dit-elle, pleine de verve et d'humour, est savoureuse. C'est un langage forgé de toutes pièces par la vieille dame, pour son usage personnel, tout à fait fait la manière de Montaigne : «et que le gascon y arrive si le français ne peut y aller ». Un style à sauts et à gambades, savoureux, riche, épicé, qui nous fait rire et nous émeut comme dans ce passage où la vieille dame explique sa révolte de jeune fille quand sa mère a voulu la placer comme servante chez les Burgos Obregon :

Elle a l'air bien modeste, tu comprends ce que ça veut dire? Plus doucement pour l'amour du ciel, implore ma mère qui est une femme très éclipsée. Ca veut dire que je serai une bonne bête et bien obédissante!
Seigneur Jésus, murmure ma mère, la mirade alarmée, plus bas, on va t'ouir. Et moi je grite un peu plus fort : je me fous qu'on m'ouit, je veux pas être boniche chez Les Burgos, j'aime mieux faire la pute en ville! Pour l'amour du ciel me supplique ma mère, ne dis pas de bêtises.

A cette langue populaire répond celle classique, riche et maîtrisée de l'écrivaine qui représente le lien entre le passé et le présent.

L'actualité du roman

 

Car le roman nous éclaire sur ce que nous vivons et c'est pour cela qu'il me touche tant. Il ne peut pas être plus actuel!
En lisant Pas Pleurer je pense à l'archevêque de Grenade qui récemment a justifié le viol des femmes qui avortent! Je pense à tous ces religieux qui appellent aux meurtres, à tous ces obscurantismes qui se réveillent dans le monde. Et je me demande comment il est possible que la religion de tout temps ait toujours été accompagnée de son cortège d'atrocités et d'intolérance et pourquoi les églises se placent toujours du côté des puissants.
Si la guerre d'Espagne me passionne tant, c'est qu'elle est un exemple des dangers que court la démocratie et de la fragilité de la liberté. J'ai de l'empathie pour ce peuple espagnol qui s'est levé, à l'annonce du coup d'état de Franco, pour défendre la République et les valeurs qui sont aussi les miennes et qui ont été impitoyablement écrasés. Et je nous revois dans notre marche du 11 janvier 2015, à la suite des attentats en France, retrouver, l'espace d'un instant et toutes proportions gardées, les notions de solidarité et de fraternité éprouvées par Montse pendant le combat antifranquiste, en cette année 1936, dans la ville occupée par les républicains.
Et c'est la plus grande émotion de leur vie. Des heures inolvidables (me dit ma mère) et dont le raccord, le souvenir ne pourra jamais m'être retiré, nunca, nunca, nunca. (...)
 Une ambiance impossible à décrire, impossible ma chérie, de t'en communiquer la sensation vivante pour qu'elle t'aille en plein coeur.
....les passants qui se saluent gentiment, qui se parlent gentiment, et s'embrassent sans se connaître, comme s'ils avaient compris que rien de beau ne pouvait advenir sans que tous y eussent leur part, comme si toutes les choses imbéciles que les hommes d'ordinaire s'inventent pour s'entretourmenter s'étaient pff!, volatilisés.

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J'ai eu le même enthousiasme pour une autre œuvre de Lydie Salvayre adaptée à la scène La compagnie de spectres par Zabou Breitman. VOIR ICI


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*Par contre quand il s'agit de phrases entièrement en espagnol, j'aurais bien aimé une traduction en bas de la page car c'est un peu frustrant de ne pas les comprendre bien que cela n'entrave en rien la lecture du livre! Au contraire, cela donne une spontanéité et une véracité au récit de la vieille dame.