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mercredi 12 février 2020

Craig McDonald : Rhapsodie en noir



Un polar-thriller avec une pointe d’originalité, c’est la définition que je donnerais de Rhapsodie en noir de Craig McDonald dont le titre s'inspire de l'histoire du Dahlia noir d'Ellroy, d'après un fait divers concernant le meurtre d'une femme qui ne fut jamais élucidé.

Nous sommes à Key West à la pointe extrême de l'archipel de Floride où l’on attend, d’un moment à l’autre, un violent ouragan. C’est là que vit Harry, un auteur de polars qui vient de faire  la connaissance de Rachel, un jolie touriste. Il ne sait pas encore qu’il deviendra amoureux de la jeune femme qui se révèle intelligente et cultivée, au point de vouloir vivre avec elle. Mais un horrible assassinat vient d’avoir lieu qui sera suivi par beaucoup d’autres et Harry, féru d’art contemporain tout comme Rachel, s’aperçoit que l’assassin réalise une mise en scène qui renvoie chaque fois à un tableau d’art contemporain surréaliste. L'un des points forts du roman est d'entendre tous ces intellectuels discuter surréalisme, même si  Graig McDonald fait jouer aux surréalistes un bien mauvais rôle !
Marx Ernst : Anatomie de jeune mariée
Le récit se déroule sur plusieurs périodes  : 1935, 1937, 1947, 1959 et nous promène de Key West à Barcelone, pendant la guerre civile, à Cuba au temps de Castro, à Hollywood au temps de la chasse aux sorcières.

Un déplacement dans le temps et l’espace qui n’est pas sans intérêt car il nous fait voyager en bonne compagnie avec Hemingway qui se révèle être un ami de Harry, toute proportion gardée entre notre héros, humble auteur de romans policiers, et le Grand Ecrivain de Grande littérature comme le lui rappelle sans cesse Hemingway lui-même ! et puis Don Passos, Rita Hayworth, Man Ray, John Huston … et j’en passe. Et d’ailleurs, c’est ce j’ai préféré dans le roman, ce qui en fait son originalité, surtout quand nous approchons de près Ernest Hemingway, « Papa » comme il se fait appeler, dont Graig dresse un portrait savoureux, haut en couleurs, et juste, du moins pour ce que je connais du personnage. Hemingway, alcoolique et tourmenté, fêtard et généreux, imbu de lui-même et coléreux, écrivain brillant, doué, beau parleur, infatigable, homme à femmes se débarrassant avec assez de facilité de ses épouses successives, toujours à la recherche de sensations fortes, sur son bateau pendant un ouragan, à Barcelone assiégée par les franquistes pendant la guerre civile. Nous retrouvons aussi Orson Welles pendant le tournage de « La dame de Shangaï » et Craig McDonald dresse de la société hollywoodienne un portrait au vitriol, tout comme il n'épargne pas les protagonistes de la guerre d'Espagne.


Hans Bellmer
Quant aux personnages principaux, Harry et Rachel, ils nous ménagent beaucoup de surprises au cours du roman!  Mais l’histoire elle-même m'est apparue tirée par les cheveux, surtout du point de vue de la psychologie des personnages à laquelle on ne peut croire, à mon avis. Et c'est bien dommage !
C'était le deuxième roman de Craig McDonald, paru pour la traduction française en 2010.



mardi 14 mai 2019

Norman Doidge : Les étonnants pouvoirs de transformation du cerveau


J’ai d’abord été un peu inquiète en recevant le livre de Norman Doidge, psychanalyste, chercheur et professeur à l’université de Toronto et de Columbia à New York,  « Les étonnants pouvoirs de transformation du cerveau :   guérir grâce à la neuroplasticité »  car je me suis demandée si je n’allais pas caler ,- moi qui ne suis pas scientifique -, devant ce pavé de 400 pages! Mais non, le livre est à la portée de tous avec des explications scientifiques claires et précises, toujours illustrées par des expériences passionnantes. La rencontre de personnes malades qui ont été transformées par les pouvoirs de la neuroplasticité du cerveau  donne une dimension humaine à cet essai.

La découverte de la neuroplasticité du cerveau est encore bien récente et s’est heurté pendant des années au cours de la deuxième moitié du XX siècle au scepticisme des chercheurs tenants de la localisation.
Pour les localisationnistes, certaines zones du cerveau sont spécialisées  et correspondent selon leur localisation à des fonctions précises et non modifiables. Pour eux,  si  l’une des zones est lésée, une autre ne peut pas prendre sa place. Les scientifiques, qui ont découvert la plasticité du cerveau comme le professeur Paul Bach-y-Rita ou le professeur Michael Merzenich affirment, au contraire, que si certaines parties du cerveau sont abimées, d’autres peuvent prendre le relais. Ils ont nommé cette propriété du cerveau, la neuroplasticité, de « neuro » pour « neurones » et de « plasticité » pour exprimer ce qui est malléable, transformable. Cette découverte est révolutionnaire car elle implique qu’un cerveau lésé peut se remodeler de façon à ce que la partie endommagée soit remplacée par une autre. Ainsi par des exercices physiques et mentaux, soutenus, répétés pendant des heures et programmés sur des mois, certains patients, victimes d’un accident cérébral, peuvent se remettre à marcher ou à parler. Le champ d’application de cette découverte est large et infinie, elle concerne la formation professionnelle, l’éducation comme celle des enfants qui ont des troubles du langage ou d’apprentissage, des personnes âgées dont la mémoire est défaillante, des victimes des TOCS… Mais elle peut avoir aussi des résultats nocifs, de mauvaises habitudes,  des pensées constamment négatives, des comportements sociaux, en transformant notre cerveau, nous ancrent dans une rigidité qui peut nous porter préjudice.

Si j’ai choisi de lire Les étonnants pouvoirs de la transformation du cerveau à l’opération Masse critique Babelio, c’est, bien sûr, que le sujet m’interpellait de prime abord car le cerveau est à lui seul un monde surprenant, extraordinaire, que les chercheurs, de l’antiquité à nos jours, sont loin d’avoir exploré complètement et qui a encore beaucoup de secrets à nous révéler. Lire ce livre m’a permis une plus grande compréhension du fonctionnement de notre cerveau et de nos comportements. Je l’ai trouvé passionnant. Il m’a apporté une grande bouffée d’optimisme et d’espoir.  Et je dois l’avouer je me suis même inscrite à l’entraînement Dynamic Brain sur des entraînements conçus par le docteur Michael Merzenich et d’autres scientifiques pour améliorer la mémoire ! https://dynamicbrain-fr.brainhq.com/default/start#




 Le professeur Paul Bach-y-Rita, chercheur à l'université du Wisconsin  dont les recherches ont révolutionné les domaines de la neurobiologie et de la rééducation, est l’ inventeur de la vision tactile. C'est en 1969 qu'il a mis au point un système de suppléance visuelle à destination des non-voyants. Il est décédé en 2006. 









Michael Merzenich, née en 1942, est un neuroscientifique et professeur émérite américain. Il enseigne à l'Université de Californie à San Francisco depuis 1980. Il est connu pour ses recherches sur la plasticité cérébrale.







Merci à Babelio Masse critique et aux Editions Belfond

mardi 28 novembre 2017

Jean-Louis Fetjaine : Les reines pourpres tome 1 et tome 2




Les reines pourpres de Jean-Louis Fetjaine explore l’histoire de France à l’époque des Mérovingiens. Après la disparition de Clovis (511) le royaume divisé entre ses fils revient à leur mort au seul survivant Clotaire 1er (498-561). Celui-ci a quatre fils de deux femmes différentes, Ingonde et Arnegonde, qui vont à leur tour se partager le royaume. C’est à Chilpéric (539-584), le cadet, né du second mariage, que va revenir la plus petite partie du royaume. Il n’aura de cesse de l’agrandir en attaquant ses frères aînés, en particulier Sigebert (535-575).
Les deux volets de Les Reines pourpres vont s’intéresser simultanément aux épouses de Chilpéric et Sigebert  :  Frédégonde et Brunehilde.




Les voiles de Frédégonde, tome 1, conte l’histoire de cette jeune femme, née esclave, gauloise destinée à être courtisane sacrée selon les rites anciens, qui se fera épouser en troisième noce par le roi franc Chilpéric.
C’est un personnage plein d’ambition et qui ne s’embarrasse pas de scrupules. Elle se fait passer pour franque en prenant le nom de Frédégonde qui signifie à la fois : la paix et la guerre. Elle va aussi, très intelligemment, se convertir à la religion chrétienne. Elle poussera Chilpéric à accroître son royaume au prix de trahisons, de meurtres et de guerres.
Le portrait de Frédégonde est impressionnant. C’est elle qui est la narratrice si bien que le lecteur partage ses pensées intimes et ses secrets, ce qui crée une certaine connivence, du moins au début.  On ne peut pas la trouver entièrement antipathique et pourtant… !
Peu à peu se révèle le portrait d’une terrible meurtrière. Après avoir envoyé la première femme de Chilpéric au couvent, elle fera assassiner la seconde épouse, Galwinsthe, mais aussi Silgebert, le frère de Chilpéric. Plus tard quand Mérovée, le fils  du premier mariage  de son mari, menace la succession de ses propres enfants, elle le fera aussi disparaître.  Elle a raté l’assassinat de son propre fils et de sa fille ! Une reine pourpre !

Le roman est réussi aussi parce qu’il nous fait découvrir le monde des Francs, leur mentalité, leurs moeurs, leur langue à travers les prénoms des hommes et des femmes, sans sacrifier la petite histoire et les personnages. Nous assistons aussi à la lutte entre le temporel et le spirituel. Dans les balbutiements de la christianisation, l’église essaie d’asseoir sa domination sur la royauté et la noblesse franque. On voit comment elle parvient à régner en brandissant la menace de la damnation éternelle dans l’au-delà et, dans la vie temporelle, en jouant sur la peur de l’excommunication.

Jean-Louis Fetjaine, diplômé d’histoire médiévale et de philosophie connaît bien son sujet et réussit un livre qui fait la part belle à l’Histoire, tout en entraînant le lecteur dans un récit romanesque que l’on ne lâche pas.



 Dans le tome II de Les Reines pourpres, Les larmes de Brunehilde, c’est l'épouse de Sigisberg qui conte l’histoire.
Si Brunehilde est un adversaire à la mesure de Frédégonde, le personnage n’a pas la même présence romanesque qu'elle. 
Brunehilde est une femme de sang-froid, consciente de sa valeur, de sa beauté, de sa supériorité. Elle est fille du roi des Wisigoths d’Espagne, est fière de sa race et de son rang. Elle a tout pour être, au même titre que sa rivale, une héroïne de roman !
Mais dans ce second tome, le romanesque s’efface pour laisser la place à l’Histoire, une succession, que dis-je, une avalanche, de guerres et de complots qui finissent par être lassants. L’équilibre très difficile à maintenir dans un roman historique entre la  grande et la petite histoire, est partiellement rompu dans ce second tome. C’est ce qui explique que je l’ai moins  apprécié.

J'ai regretté de ne pouvoir me laisser emporter par ce second tome comme par le premier. Cependant les deux livres nous permettent  de voyager bien loin dans l'histoire de France, dans cette période d'un Haut Moyen-âge souvent peu connue de nous.

jeudi 12 septembre 2013

Colum McCann : Transatlantic, Rentrée Littéraire 2013




Transatlantic, le roman Column McCann est conçu comme un puzzle dont les morceaux, en se mettant en place peu à peu, ne donnent l'image entière qu'à la fin, lors de la mise en place du dernier fragment. En effet, l'intrigue est complexe  et le lien entre les personnages, nombreux, n'est pas dévoilé immédiatement. C'est ce qui fait la force du récit, ces allers-retours dans le temps entre plusieurs moments du passé et du présent, du XIX siècle à nos jours, mais aussi dans l'espace : de l'Irlande, terre maternelle,  à l'Amérique, terre d'exil et d'adoption. Transatlantic, c'est ce passage de l'une à l'autre rive dans un sens ou dans l'autre dans mouvement constant, une toile d'araignée complexe dont les fils qui ne cessent de s'entrecroiser finissent par former un dessin précis et réussi.

En effet, si Lily Dungan, petite bonne irlandaise, part en Amérique, dans le milieu du XIX siècle, pour échapper à l'humiliation de sa condition et à la misère et si sa fille Emily se fixe à Terre Neuve, les aviateurs John Alcock et Arthur Brown, décollent de ce dernier lieu pour atterrir en Irlande en 1919,  à bord d'un ancien bombardier reconverti pour cet exploit extraordinaire en avion de la paix. En 1846, l'américain noir Frederick Douglass, ancien esclave, vient prêcher la cause de l'abolitionnisme  à Dublin dans un pays en proie à la famine, déchiré par les conflits politiques et sa haine de l'Angleterre; à la fin des années 1990, le sénateur américain George Mitchell est à Belfast où il oeuvre pour la paix en Irlande du Nord  au moment où y vivent Lottie et Hannah, les descendantes de Lily, retournées au pays.
C'est ainsi que Colum Mc Cann mêle habilement personnages fictifs et personnages historiques, les fait se croiser, et tisse, au fil de ces rencontres, la trame de l'histoire qui révèle les interactions les uns sur les autres.

Mais paradoxalement, ce sont les personnages fictifs qui paraissent les plus vrais, les plus vivants, ce sont ceux qui nous touchent le plus par leur humanité. Les personnages historiques ont  pourtant un destin hors du commun mais ils ne donnent pas cette impression de vie. Chacun pourrait être le sujet d'une histoire riche et passionnante surtout l'abolitionniste noir Frederick Douglass que j'ai envie, pour ma part, de mieux connaître tant sa vie est étonnante, exceptionnelle.  Mais le roman les présente trop rapidement et nous restons sur notre faim avec l'envie d'en savoir plus sur eux. Peut-être faudrait-il connaître leur parcours mieux que je ne le fais pour  apprécier leur apparition dans le roman? Il semble que l'écrivain n'ait  pas pris assez de liberté avec l'histoire pour en faire des êtres de chair et de sang; ils restent en dehors, des figures exemplaires plutôt que des participants à l'action. Alors que ces femmes courageuses, nées sous la plume de l'écrivain, Lily, Emily, Lottie et Hannah, éveillent notre sympathie, elles qui souffrent, victimes de la  famine, l'exil, la guerre, le deuil, la perte d'un fils, pour l'une pendant la guerre de Sécession, pour l'autre dans les conflits de l'Irlande du Nord… En rencontrant ces femmes, le sentiment de ne pas être concerné, pendant une bonne partie du roman, s'efface peu à peu, surtout avec le dernier récit, poignant, d'Hannah et son dénouement si profondément nostalgique.

Il n'existe pas d'histoire qui, en tout ou en partie, ignore le passé. Le monde a cela d'admirable qu'il ne s'arrête pas après nous.
Même si j'ai aimé l'habileté de sa  composition, Transatlantic ne m'a  donc pas entièrement séduite. Je n'ai adhéré qu'à une partie de l'histoire, celle qui est de l'ordre de la fiction, les personnages historiques paraissant étrangers à l'univers romanesque de l'auteur.





Je remercie  La Librairie Dialogues et les Editions Belfond

lundi 6 mai 2013




 Wiley Cash, avec son premier roman Un pays plus vaste que la terre, réalise un coup de maître! Tout est réussi, le style, la construction savante et maîtrisée, la psychologie des personnages et la faculté de faire revivre une époque, une région  tout en rendant compte des mentalités de la population.

Wiley Cash place l'action de son roman dans le Sud des Etats-Unis, à Marshall, une ville de la Caroline du Nord, siège du comté de Madison. Là, il nous fait découvrir les personnages appartenant à une communauté religieuse animée par le pasteur Chambliss. Mais que se passe-t-il dans cette église où les vitres sont cachées par des cartons pour que l'on ne puisse y voir de l'extérieur les pratiques religieuses de ce prêtre et de ses fidèles fanatisés?
Le récit est raconté tour à tour par les personnages principaux Adélaide Lyle, une femme âgée qui réprouve les méthodes du pasteur et s'occupe des enfants qu'elle veut soustraire à son influence; par Jess Hall un enfant de dix ans qui regarde avec des yeux innocents des faits qu'il ne peut entièrement comprendre; très attaché à son frère Stump, handicapé mental, il va voir sa vie basculer irrémédiablement; et par Clem Barefield, le shérif du comté de Madison qui enquête sur la mort mystérieuse de Stump dans l'église de Chambliss. Wiley Cash nous fait découvrir à travers ces trois témoignages la réalité qui se cache sous l'apparence. A travers ces trois voix qu'il module avec habileté selon l'âge, l'éducation et le sexe des témoins, apparaît la personnalité riche et complexe de chaque narrateur.
Pourtant même s'il y a enquête il ne s'agit en rien d'un roman policier. L'auteur analyse les ressorts qui meuvent les gens de cette communauté, les croyances religieuses qui annihilent toute lucidité, qui obligent les fidèles à abdiquer pour se soumettre à un homme et être ainsi totalement sous influence. Mais il s'intéresse aussi aux rapports entre les individus, entre père et fils par exemple, bâtis sur la haine et la violence comme ceux de Jemmy et de Ben Hall, respectivement grand père et père de Jess, entre les couples comme Julie, la mère de Jess et Ben mais aussi à l'affection naissante entre Jemmy, l'aïeul, et son petit-fils, amour qui peut permettre sa régénération.
Le pays plus vaste que la terre est aussi présent avec ses larges champs de tabac que cultive le père de Jess et où les enfants se cachent, ses ruisseaux où il attrapent des salamandres, ses crotales, sa chaleur intense et ses longues routes poussiéreuses.

Un très bon roman que je vous invite à découvrir en en faisant un livre voyageur!




mercredi 4 juillet 2012

Susan Vreeland : Jeune fille en bleu jacinthe




Dans "Jeune fille en bleu jacinthe", Susan Vreeland, romancière américaine, raconte les aventures d'un tableau de Vermeer à travers les siècles.

Le récit commence à l'époque contemporaine où l'on retrouve le tableau de la jeune fille en bleu caché dans une pièce condamnée à tous, pour le seul plaisir d'un homme, dont le père, nazi, a dérobé le tableau dans l'appartement d'une famille juive après une rafle. Nous allons ensuite remonter le temps, de cette famille juive jusqu'à  l'époque où Vermeer a peint ce tableau.

Le récit est très plaisant, il nous fait découvrir à travers les tribulations du tableau des personnages intéressants, des époques et des mentalités différentes. Oeuvre d'imagination, il nous offre une belle fresque historique. Il est aussi un hommage à la peinture de Vermeer que l'écrivain connaît bien et dont elle sait parler avec sensibilité. 
On ne peut s'empêcher, bien sûr, de le comparer à La jeune fille à la Perle bien qu'il soit très différent puisque le roman de Tracy Chevalier reste ancré à l'époque de Vermeer et raconte l'histoire d'une jeune servante placée chez le peintre, roman initiatique qui amène à la jeune fille  à la découverte de l'art, de l'amour mais aussi de l'injustice sociale. Dans Jeune fille en bleu jacinthe, c'est la seconde fille de Vermeer, Magdelena, qui sert de modèle au peintre. Un jeune fille un peu effacée, timide, silencieuse, qui rêve de devenir peintre mais ne le pourra jamais pour la seule raison qu'elle est née fille et que son  père ne s'intéressera pas à elle!
Un agréable roman même si j'ai préféré La jeune fille à la Perle qui me paraît avoir plus de force dans la description de la psychologie des personnages et de la société. Ce qui m'a le plus touchée dans le roman de Susan Vreeland, c'est la manière dont elle parle de l'émotion que produit ce tableau même chez les gens les plus modestes, du  bonheur qu'il peut procurer et de la manière dont il va révéler ceux qui le côtoient à eux-mêmes.. Et c'est bien là, la fonction véritable de l'oeuvre d'art! 


Ainsi Hannah, la jeune fille juive qui possède le tableau, renfermée sur elle-même, murée dans le silence contemple souvent cette oeuvre :
Maintenant, elle comprenait ce qui lui faisait aimer la jeune fille du tableau. C'était son silence. Après tout une peinture ne peut parler. Hannah avait pourtant l'impression que cette fille qui  restait assise dans cette pièce mais regardait dehors était silencieuse de  nature, comme elle. Mais cela ne signifiait pas que la jeune fille n'avait aucun désir comme sa mère l'avait prétendu. Son visage révélait à Hannah qu'elle désirait quelque chose de trop intense et de trop lointain pour jamais oser en dire un mot, mais qu'elle y réfléchissait là près de la fenêtre. Et elle ne se contentait pas de désirer. Elle était capable d'entreprendre de grandes choses, extravagantes et tendres.

Saskia, elle,  a découvert le tableau et un bébé dans une barque sur la rivière en crue. Comme elle aimerait pouvoir conserver ce tableau mais il faudra bien le vendre pour pouvoir élever l'enfant :
Le brun-roux de  la jupe que portait la jeune fille chatoyait, tel des feuilles d'érable dans le soleil automnal; Entrant en flots par la fenêtre, une lumière jaune crème comme les pétales intérieures des jonquilles illuminaient le visage de l'adolescente et se posait sur les ongles brillants.  Saskia intitula le tableau : Eclat du matin : sa grand mère lui avait appris que les peintures portaient un nom.





lundi 12 mars 2012

Susan Fromberg Schaeffer : Folie d'une femme séduite



La Folie d'une femme séduite de Susan Fromberg Schaeffer raconte l'histoire d'une jeune fille, Agnès Dempster, inspirée d'un fait réel survenu à la fin du XIX ème siècle. A la  mort de sa grand mère  bien-aimée, Agnès quitte la ferme familiale du  Vermont pour se rendre à la ville. Elle fuit une mère qui ne l'a jamais aimée, trop  marquée par la mort accidentelle de sa première fille Majella et un père qui a toujours pris le parti de sa femme. Elle a seize ans. Arrivée à la ville de Montpelier, Agnès trouve du travail dans un atelier de couture après s'être installée dans une pension de famille. Là, elle rencontre Frank Holt, jeune sculpteur de pierre, dont elle va tomber amoureuse. Il s'agit pour elle d'une passion dévastatrice, bouleversante, qui l'accapare tout entière. Elle idéalise cet homme qu'elle voit doté de toutes les qualités, elle s'attache à lui avec tant d'emportement que le jeune homme prend peur et préfère rompre. Il retourne alors à ses anciennes amours, la sage et calme Jane qui lui apportera la paix et la sécurité.  C'est alors que survient le drame qui a servi de point de part à S. Schaeffer pour imaginer ce récit.

L'histoire est racontée par Agnès, âgée, et s'adresse à son amie Margaret. Elle revient sur les évènements de sa vie pour essayer de les comprendre : ce qui m'intéresse, je crois, c'est de comprendre comment les gens se retrouvent là où ils en  sont, quand tout est fini. Mais je suis sûre à présent que ça allait bien au-delà. Peut-être ai-je encore le besoin de savoir si ma vie devait nécessairement se passer ainsi. Le récit n'est pas linéaire mélangeant le passé et le présent de la jeune femme mais aussi de ses parents, et en particulier des femmes de la famille de sa mère, toutes dotée d'une beauté si parfaite que des générations d'artistes attirés par leur renom se succédèrent pour les peindre ou les sculpter. Mais la beauté semble être pour elles plus une fatalité qu'un atout pour réussir leur vie.

LA FOLIE, L'AMOUR, LA MORT

Pour moi le thème principal du roman n'est pas, comme on le pense souvent, l'amour mais la folie et d'ailleurs les deux thèmes sont indissolublement liés, tous deux inséparables de la Mort. La passion que vit la jeune fille est une manifestation de son délire, de son exaltation qui lui fait perdre pied avec la réalité, le concret : "Je n'adorais pas Frank comme un Dieu; il était un Dieu"."Il était  la lumière du ciel. Il était le ciel.""Je baissais les yeux sur ma main et l'aimais, non parce que c'était ma main, mais parce que Frank l'aimait et la touchait". Peu à peu la jeune fille  va se désintéresser de tout ce qui n'est pas Frank, refusant d'aller travailler pour rester avec lui : Quand il se retirait dans sa chambre, j'étais jalouse des meubles parce qu'ils étaient près de lui et moi pas, et quand il partait travailler, j'étais jalouse de ses compagnons de travail, des pierres et même du sol qu'il foulait.
Plus tard le docteur Parsons en parlera en ces termes : Elle le voulait tout entier en sa possession. D'après elle, il était son moi.
Elle va ainsi perdre sa propre identité pour se fondre en l'autre, ne plus exister en dehors de l'autre.  Elle est d'ailleurs et paradoxalement très consciente de ce qu'il y a de déraisonnable et de mortifère dans ce qu'elle éprouve, elle se dit "malade d'amour" : .. parfois il lui semblait n'être pas dans son propre corps, qu'un visage étranger recouvrait le sien, qu'elle était mauvaise et que pour cela elle n'allait pas à l'église
 La perte de son identité la conduit, lors de l'abandon de Frank, à une haine de soi qui ne peut que mener à la mort. Mais sous l'emprise d'un dédoublement de la personnalité, lorsqu'elle veut se supprimer, elle tuera une personne innocente, ce qui la conduira à l'asile psychiatrique. :
Je tirai une fois et la balle entra dans la tempe. je la regardai fascinée, tomber sur le sol. C'était moi qui glissais dans le vide, du sang ruisselant de ma tempe, pour m'étendre dans la neige. Et quand je baissai les yeux sur elle, je vis qu'elle me souriait, tendant les bras vers moi, mon double, mon ombre, et je sus que c'était là le sommeil, que c'était l'étreinte que j'avais toujours recherchée...
Tout le roman prépare à ce dénouement. La folie hante ce livre. On s'aperçoit qu'elle est déjà  présente chez la grand mère Eurydice qui devient folle lorsqu'elle sait son mari atteint d'une maladie irréversible et qu'elle s'exile dans la porcherie. Elle est présente chez sa mère, Helen, qui n'est jamais plus la même après la mort horrible de son fille aînée brûlée par une lessiveuse d'eau bouillante. Déjà, enfant, Agnès était victime d'hallucinations, des ombres venaient la visiter dans sa chambre, des visages la regardaient du haut du plafond. Elle a essayé de se suicider à l'âge de treize ans. Elle pouvait passer d'une joie excessive à un abattement sans égal en un instant.
Mais n'oublions pas que nous sommes à la fin du XIX et que cette maladie n'était pas connue, aussi lorsque le juge somme le docteur Parsons de donner un nom à cette affection, il ne peut que répondre : La maladie de la femme séduite. Voilà comment il décrit cette maladie. : L'individu en question prend simplement un autre pour lui-même.... On peut observer de phénomène chez les amoureux également. Souvent, ils déclarent : "je t'appartiens" ou "tu m'appartiens" et ça ne pose aucun problème. Ce qui en détermine la nature pathologique, c'est l'importance et la qualité de l'erreur. Les amoureux sont malgré tout conscients d'être deux individus. A un certain moment, Mlle Dempster a perdu cette conscience"
Le thème de la mort est omniprésent aussi dans le roman. Elle commence par l'abattage par son père de son animal familier, sa vache préférée. Elle continue avec la mort violente de Mejella, la soeur d'Agnès ou le bébé mort trouvé dans les bois. Elle est là dans les carrières ou les sculpteurs de pierre fabriquent les stèles funéraires, dans l'avortement qui tue son enfant, dans l'image qui torture son esprit : Comme s'ils étaient dans la chambre, je vis les engrenages de l'énorme pendule de ma grand-mère qui tournaient contre le mur. Je me vis sur des roues dentées. Au fur et à mesure qu'elle tournait, ma robe se prenait dans les dents de roues plus petites, et je me vis déchiquetée.

LA FEMME

La description de la condition féminine est aussi très intéressante. La mère et la grand mère d'Agnès ont toujours rêvé de quitter le Vermont, d'être libres mais n'y sont jamais parvenues. Agnès réalise ce rêve mais elle n'en est pas plus libre. Les femmes sont soumises à leur condition biologique et dans cette fin du XIX siècle, elles sonc cnsées ne pouvoir se réaliser qu'en ayant un enfant. Ne pas en vouloir c'est être anormale. Se faire avorter, c'est risquer sa vie, subir des souffrances et des violences atroces. On voit aussi la condition de la femme ouvrière dans l'atelier de couture où travaille Agnès.

J'ai parfois éprouvé quelques moments de lassitude au cours de ce roman de 800 pages lors de la description de la passion amoureuse. La jeune femme avec ses idées fixes, son amour maladif qui exclut tout autre intérêt, ses brusques moments de dépression est un personnage qui tourne en rond. C'est normal puisqu'elle est obsessionnelle et finalement c'est une qualité de l'auteur de nous la peindre ainsi..  Mais l'on n'en prend conscience qu'après lorsque son mal est analysé. Sur le moment, on subit comme le font ses amis et son amoureux ses variations d'états d'âme, son instabilité, ses angoisses et c'est parfois pénible et même insupportable tant que l'on ne comprend pas que c'est lié à sa maladie. Ce que j'ai le plus apprécié, c'est le procès, tout ce qui a trait aux balbutiements de la psychiatrie et de la psychanalyse et la vie de la jeune femme à l'asile. Le roman est superbement écrit dans une langue très belle, avec des temps forts, la vie dans les Hauts pâturages en est un, aussi. Un beau livre.
Notons la ressemblance de Folie d'une femme séduite avec Captive de Margaret Atwood. A partir d'un fait divers un peu semblable,  les deux écrivains ont  pourtant réalisé deux oeuvres très personnelles.




mardi 21 février 2012

Geraldine Brooks : Le livre d'Hanna




Le livre d'Hanna de l'écrivain d'origine australienne Geraldine Brooks est passionnant. Ce roman nous amène en voyage dans des époques différentes, du présent au passé, à la découverte d'un manuscrit si précieux que des hommes ont risqué leur vie à travers les siècles pour le préserver.

Haggada de Sarajevo

En effet, bien que le roman Le livre d'Hanna soit une fiction, il a pour principal sujet un manuscrit hébreu bien connu sous le nom de Haggada de Sarajevo, livre de prières orné de magnifiques enluminures médiévales (XIV siècle) créé en Espagne à une époque où la croyance juive était opposée à toute iconographie, interdisant l'art figuratif.


Quand l'ouvrage fut découvert en Bosnie en 1894, ses pages de miniatures peintes mirent cette théorie à bas, et les textes d'histoire de l'art durent être réécrits.
Or, ce précieux document est sauvé à plusieurs reprises de la destruction :  une fois à Venise par un prêtre catholique travaillant pour les autodafés de l'Inquisition en 1609; une autre fois, en 1941, par un célèbre érudit islamique, Dervis Korkut, qui le soustrait au général nazi, Johan Hans Fortner, en le cachant dans la mosquée d'un village de montagne; puis pendant la guerre en 1992, à Sarajevo, où un bibliothécaire musulman, Enver Imamovic, l'arrache à la bibliothèque bombardée pour l'enfermer dans le coffre-fort d'une banque.
A partir de cette réalité historique, place à la fiction! Hanna, le personnage de Geraldine Brooks est spécialisée dans la restauration des manuscrits anciens, une des meilleures dans son métier.  Elle parle six langues couramment dont l'hébreu et elle est titulaire d'un diplôme d'histoire de la religion juive. Ceci explique qu'elle soit choisie pour restaurer la Haggada  que l'on vient de retrouver à  Sarajevo en 1996 et qui a souffert de son séjour dans un coffre métallique à la banque. Hanna a donc tout loisir d'examiner cette merveille et elle y découvre des indices infimes, un grain de sel, un poil de chat, des taches de vin ... qui vont lui permettre de mener une enquête pour retrouver les secrets du livre. Nous voyagerons donc à Venise au moment de l'Inquisition, en Espagne à la fin de la Convivance, période où toutes les communautés religieuses vivaient en bonne entente, à Vienne où le livre subit une restauration malencontreuse en 1894,  à Sarajevo ... Une magistrale promenade à travers les siècles et l'Europe.

Geraldine Brooks invente ainsi une histoire à ce manuscrit et fait revivre avec beaucoup de talent des personnages du passé qui sont à la fois très vivants et attachants. Elle a l'art de donner aussi une consistance à l'Histoire ancienne qui rejoint la petite histoire d'êtres humains pris dans le tourbillon des guerres, de la violence, dans la souffrance provoquée par la haine, l'intolérance. Autour de ces retours en arrière se dessine aussi la vie d'Hanna que sa mère a privé de son père, a coupé de toute sa famille paternelle juive, sans lui donner d'amour en retour. L'affrontement entre les deux femmes, l'amour que Hanna va éprouver pour un bosniaque musulman (celui qui a sauvé la Haggada) et qui a vu mourir sa femme et son enfant forment la trame de l'histoire contemporaine.

Un roman très prenant. A travers la quête de ses origines, cet ouvrage juif sauvé par un catholique et des musulmans, exceptionnel par sa beauté et par sa rareté, devient tout aussi précieux comme symbole. N'est-il pas en effet, la preuve que tous les hommes peuvent s'unir quand il s'agit de préserver le savoir et l'art? La culture comme ciment de l'humanité, plus puissante que les passions fanatiques et vecteur de tolérance, c'est l'idée que Geraldine Brooks veut nous transmettre à travers Le livre d'Hanna.


Haggada de Sarajevo, le seder

Geraldine Brooks écrit dans la postface : On ne sait rien de l'histoire de la Haggadah pendant les années tumultueuses de l'Inquisition espagnole et de l'expulsion des juifs en 1492. Les chapitres intitulés "un poil blanc" et "l'eau salée" sont entièrement romanesques. Cependant une femme noire en robe safran est assise à la table du seder sur l'une des enluminures de la Haggada et le mystère de son identité a inspiré mon imagination. Remarquez à gauche, au premier plan, cette  femme noire.


vendredi 21 octobre 2011

Désirer de Richard Flanagan

 

Désirer de l'écrivain australien Richard Flanagan est un beau roman plein d'émotion et de finesse, une de ces œuvres que l'on referme avec un pincement au cœur. Dans ce roman où le théâtre a un rôle primordial, c'est à une tragédie que l'on assiste et celle-ci se joue aussi bien sur le plan collectif, déportation et élimination des aborigènes en Tasmanie, qu'individuel, les personnages sacrifiant la vérité de leurs sentiments aux fausses valeurs de la société. De là, ce titre — Désirer, cet infinitif, traduction de l'anglais « wanting », d'abord énigmatique et qui prend peu à peu tout son sens : chaque personnage s'agite sur une scène pleine de bruit et de fureur pour reprendre l'image de Shakespeare, agitation vaine où les aspirations, les désirs se voient sacrifiés à une morale rigide, à des conventions sociales qui nient les sentiments, l'amour, la liberté et par là, la vie. Chacun passe à côté de l'essentiel et se retrouve face au néant de son existence.

Désirer présente deux récits parallèles dans l'espace, en Tasmanie et à Londres, mais décalés au point de vue de la chronologie :
En Tasmanie, Sir John et lady Jane Franklin, vice-roi et vice - Reine de la Terre de Van Diemen, adoptent une petite fille aborigène nommée Mathinna pour prouver « scientifiquement » que les « sauvages » peuvent être civilisés et éduqués comme des Anglais.
À Londres, des années après, Lady Jane Franklin rencontre Charles Dickens. Ce qui de prime abord lie ces deux êtres pourtant si opposés est un fait historique dont Richard Flanagan s'est inspiré. Sir John partit en expédition polaire avec des officiers et son équipage n'est jamais revenu et est accusé de cannibalisme d'après le témoignage d'une peuplade esquimau. Lady Jane demande à Dickens, alors le plus célèbre écrivain de l'Angleterre victorienne, de prendre la défense de son mari et de réhabiliter sa mémoire. Ce que fait Dickens et ce qui lui inspire une pièce de théâtre qu'il écrit avec Wilkie Collins : Glacial abîme.

Mais au-delà de l'anecdote, les liens qui unissent cette femme de la haute société et cet homme qui a souffert de son humble origine, mais est devenu, par son génie, l'égal d'un roi, sont plus complexes. Et d'abord, très profondément ancrés en eux, la certitude de la supériorité de la civilisation anglaise et chrétienne. Ainsi, l'écrivain fonde la présomption d'innocence de l'explorateur sur la grandeur morale de l'anglais qui ne peut être confondu par « une poignée répugnante d'individus non civilisés dont la vie quotidienne se déroule dans le sang et le blanc des baleines ». Le livre est donc prétexte à dénoncer le colonialisme et ses maux, racisme, paternalisme, incompréhension et mépris des autres civilisations. Ainsi, dans la colonie pénitentiaire de Wibalenna sur l'île Flinders où Lady Jane en visite avec son mari découvre Mathinna et, séduite par la grâce et la vivacité de la fillette, décide de l'amener loin de son peuple, cent trente-cinq aborigènes de l'île Tasmanie furent transportés pour y « être civilisés et christianisés » sous la direction d'un prédicateur George Augustus Robinson qui se pare du titre de Protecteur. Tout cela au nom d'une civilisation qui affirme sa supériorité et qui, tout en prenant aux autochtones leur terre et leur moyen de subsistance, pense faire leur bien en leur imposant ses critères. Le récit se teinte alors d'une ironie terrible qui fait naître un sentiment d'horreur et de tristesse : « À part le fait que ses frères noirs continuaient à trépasser au rythme d’un par jour, quasiment, note le Protecteur, il fallait admettre que la colonie donnait satisfaction à tous les égards. »
Mais ce sentiment de supériorité, s'il est fatal à ceux qui en sont les victimes, se retourne assez curieusement contre ceux qui l'éprouvent. Et c'est ici que le titre du roman Désirer prend toute sa valeur, car le désir sous toutes ses formes engendre la douleur.
Désir d'amour. Lady Jane qui n'a jamais pu avoir d'enfant ne peut s'abandonner aux sentiments maternels qu'elle éprouve pour Mathinna, la petite fille noire devenue objet d'étude et ravalée au rang d'animal de laboratoire lorsque le projet échoue. Et elle se retrouve ainsi face à sa solitude, étreinte par une douleur « comme un châtiment terrible ».
Désir pervers. C'est sir John qui cède au désir contre nature qu'il éprouve pour la fillette et qui devra en payer le prix, « le sentiment de sa propre horreur », car dit Charles Dickens :
« On peut avoir ce que l'on veut, mais on découvre qu'il y a toujours un prix à payer. La question est celle-ci : peux-tu payer ? »
Désir de liberté : Mathinna retrouvant les siens sur l'île Flinders jette ses sabots dans un bosquet d'arbres. Geste symbolique, mais désir vain. L'éducation qu'elle a reçue chez Lady Jane fait qu'elle n'appartient plus à aucune civilisation.
Ainsi, Charles Dickens cherche à dompter son « cœur indiscipliné » et son amour naissant pour l'actrice Ellen Ternan :
« Nous avons tous des sentiments et des désirs, écrit-il, mais seuls les sauvages acceptent de les assouvir ». Pourtant, la pièce de théâtre, Glacial abîme, va consacrer le cheminement final et inverse de Dickens et de Lady Jane. Contrairement à cette dernière, Charles Dickens au cours de cette pièce où il est auteur et acteur à la fois, en interprétant ce texte qui révèle « toute son âme », va apprendre à céder au désir et se libérer :
« Il ne pouvait plus imposer de discipline à son cœur indocile. Et lui, cet homme qui avait passé toute une vie à croire que céder au désir était la caractéristique du sauvage se rendit compte qu'il ne pouvait plus rejeter ce qu'il voulait. »
Car l'autre thème de ce roman, et non des moindres, est celui de la création littéraire, une réflexion qui se révèle passionnante ; on y voit comment Dickens emprunte à sa vie des éléments pour construire ses œuvres, mais aussi comment, dans un effet boomerang, la fiction romanesque finit par devenir à ses yeux plus vraie que la vie réelle. Ainsi, l'on assiste à l'élaboration de Glacial abîme dont l'auteur est à l'origine Wilkie Collins. Mais son ami, Charles Dickens s'empare bientôt d'un personnage, Robert Wardour, pour le faire sien, lui donner ses pensées, ses sentiments, ses peurs, et finalement jouer sur scène sa propre vie, parvenant ainsi à agir sur elle, à l'infléchir comme si l'écrivain ne pouvait découvrir sa vérité qu'à travers le filtre de ses personnages.

Enfin, pour couronner le plaisir de cette lecture, l'heureuse surprise qui me met en face de deux auteurs, Charles Dickens et Wilkie Collins, que je fréquente beaucoup en ce moment et qui répond  aux questions que je me pose sur eux. Ceci d'une manière telle qu'il me semble rencontrer deux amis, personnages réels engagés dans la fiction romanesque à qui Richard Flannagan redonne vie, cheminant dans leurs pensées intérieures et les révélant au lecteur tandis qu'ils se révèlent à eux — mêmes. Car Richard Flannagan à partir d'une histoire vraie laisse libre cours à son imagination qui mieux que tout peut atteindre la vérité profonde de ses personnages pour nous révéler des êtres vivants et non des momies aseptisées par l'Histoire.
Désirer Richard Flanagan éditions Belfond

Billet tranféré de mon ancien blog.

Merci à Dialogues croisés et aux éditions Belfond pour la lecture de ce très beau livre

LIVRE VOYAGEUR

samedi 20 novembre 2010

Géraldine Brooks : La solitude du docteur March



Bien entendu le titre du livre de Géraldine Brooks : La solitude du docteur March* tient pour beaucoup dans mon envie de lire ce livre à tout prix.  En souvenir, bien sûr, du bonheur de cette lecture de mes jeunes années : Les Quatre filles du docteur March et ensuite parce que je trouvais de prime abord le sujet original. Jamais, en effet, je n'ai pensé au cours de mes lectures et relectures du roman de Louisa May Alcott que le docteur March avait une existence à lui, indépendante de sa famille; jamais je n'ai eu l'idée de me demander ce que pouvait éprouver cet homme pendant les combats de la guerre de Sécession, ce qu'il vivait au jour le jour, les convictions qu'il défendait. C'est donc avec une grande curiosité que j'ai abordé le roman. Pour écrire cette histoire de fiction, Geraldine Brooks dit s'être inspirée des journaux intimes laissés par Bronson Alcott, le père de Louisa May Alcott. On sait que cette dernière a pris pour modèle ses soeurs pour créer ses personnages, elle-même se cachant sous le nom de Jo. Cependant, Bronson Alcott reste éloigné par bien des points du personnage qui doit beaucoup à l'imagination de l'écrivain.
Au cours de l'intrigue, on retrouve donc the little women à travers les lettres de March quand il accuse réception des colis que sa femme et ses enfants lui envoient, quand il félicite l'une ou l'autre pour les progrès accomplis. Mais aussi à travers ses pensées qui s'envolent vers ses filles et qui nous permettent de retrouver les traits de caractère distinctifs de chacune, la timidité de Beth, le non-conformisme de Jo, les boucles blondes d'Amy, l'accomplissement de Meg... Nous retrouvons les évènements que nous connaissons, les cheveux coupés de Jo,  la maladie de Beth, le voyage entrepris par madame March lorsque son mari est blessé. De plus, nous complétons notre connaissance de la famille March, l'enfance pauvre du père, sa rencontre amoureuse avec celle qui allait devenir sa femme, son engagement dans la lutte anti-esclavagiste, son amour de jeunesse pour une belle esclave, Grace, qu'il va retrouver au cours de la campagne, un beau personnage qui est porte-parole du peuple noir accédant à une difficile émancipation...
Mais le roman n'est pas seulement écrit en référence avec le livre de Louisa Alcott. Il présente une réflexion profonde, porte sur la guerre et sur le monde un regard pessimiste et  désenchanté.
Ce qui intéresse Geraldine Brooks, c'est de nous montrer une réalité historique terrible, une guerre meurtrière, sans pitié, où les exactions ont lieu des deux côtés, où les véritables abolitionnistes, ceux qui se préoccupent réellement du sort des esclaves ne sont qu'une poignée. Le docteur March, aumônier, fervent idéaliste, va bien vite devenir un personnage dérangeant aux yeux des soldats et des officiers qui n'ont pas plus de considération pour les noirs que ce qu'en ont les sudistes. Ils les utilisent comme "prises de guerre" en les faisant travailler comme des bêtes dans les plantations pour un salaire dérisoire. Ce salaire est bien sûr la justification morale des yankees mais ne fait que remplacer une servitude par une autre. March découvre avec stupéfaction que les noirs ne sont encore une fois qu'un enjeu économique de part et d'autre et qu'ils sont toujours les victimes des deux côtés. L'assassinat par les confédérés des hommes, des femmes et des enfants noirs dans la plantation réquisitionnée par l'armée nordiste mais laissée sans protection va lui enlever toutes ses illusions sur la générosité des hommes.
Mais le pire, dans ce chemin de croix vécu par le docteur March, c'est aussi de se découvrir lui-même face aux tentations de la chair - n'oublions pas qu'il est pasteur -  mais, plus grave encore, face à la peur du combat, à la lâcheté, au désir de vivre quel qu'en soit le prix. Le pire, c'est de perdre le respect et l'amour de soi. Ainsi, lorsque le docteur March rentre dans son foyer, il n'est plus et ne sera jamais plus l'homme qu'il était quand il est parti.
Enfin, l'autre centre d'intérêt du roman intervient lorsque madame March, venue au chevet de son mari gravement blessé, prend la parole à son tour. C'est elle désormais qui donne son point de vue. Et l'on s'aperçoit combien cet homme et cette femme qui s'aiment pourtant d'un amour réel sont passés à côté l'un de l'autre, faute de se comprendre.
Un beau roman plein de gravité et de tristesse.

*La solitude du docteur March : prix Pulitzer 2006