Je suis en train de lire le grand roman d’Ismael Kadaré, écrivain albanais, Le général de l’armée morte mais je présente d’abord un autre de ses livres que je viens de terminer L’entravée. Et j’avoue tout de suite que ce dernier ne m’a pas convaincue !
Linda B. que l’on ne verra jamais en personne dans le récit a deux rêves, voir la capitale de son pays, Tirana, et rencontrer l’écrivain dramaturge qu’elle admire et dont elle est amoureuse Rudian Stefa. Ce qui est irréalisable car Linda B.. est une reléguée. Dans l’Albanie communiste, c’est ainsi que l’on appelle les personnes qui sont assignées à domicile. Ils ne peuvent quitter leur lieu de résidence, doivent pointer au commissariat chaque soir à la même heure. Les torts de ses parents ? Etre des ci-devants, autrement dit des nobles, des nantis.
Un soir, la meilleure amie de Linda, Migena, qui est à Tirana, demande à Rudian de dédicacer un livre pour Linda. De plus, très attirée par l’écrivain, elle devient sa maîtresse. Elle déclenche ainsi deux drames.
Rudian Stefa est déjà en mauvaise posture car sa nouvelle pièce provoque des remous dans le comité de censure du parti. N’a-t-il pas introduit un fantôme dans l’histoire ? C’est aller contre le réalisme socialiste ! Et de plus, ce fantôme prend la défense du maquisard condamné à mort pendant la résistance par le comité du parti ! Voilà maintenant qu’il est soupçonné d’entretenir des relations avec une reléguée. Quant à Linda B... comment a-t-elle obtenu cette dédicace ? S’est-elle rendue à Tirana. La suspecte est interrogée ! Pourra-t-elle résister à la violence de l’interrogatoire, à la privation de liberté, à l’impossibilité de continuer ses études à l’université (il faudrait aller à Tirana), à l’absence d’une libération, à la trahison de son amie ?
Dans ce roman L'entravée les procédés de la dictature pour maintenir sa domination sur les esprits sont superbement analysés. On voit comment celui qui est seulement suspecté, finit par se censurer lui-même, n’osant plus entrer, par exemple, dans le café où se réunissent les membres du parti, on y voit comment ses amis, ses connaissances se détournent de lui, font semblant de ne pas le voir. Cette violence intérieure qui sape la confiance en soi et culpabilise l’individu est peut-être encore plus terrible, bien que plus subtile, que l’autre, la violence physique. Et puis règnent la méfiance qui corrompt toute relation, chacun pensant avoir affaire à un espion, et les tables d’écoute, les dénonciations.
L’horreur de la relégation est aussi très bien rendue. Tous les cinq ans, les parents de Linda B.. reçoivent une lettre qui pourrait leur permettre d’être libérés, l’attente pleine d’espoir, puis le couperet qui renouvelle pour cinq ans encore la privation de liberté. Le climat d’angoisse, la lourdeur de cette vie soumise à un diktat venu d’en haut sont très bien rendus.
Il n’y manque même pas l’humour noir lorsque Rudian, imagine le jour où il tiendrait en son pouvoir le juge tout puissant qui est en face de lui : oui, c’était bel et bien menotté qu’il l’interrogerait. A grand renfort de café vietnamien qu’il siroterait interminablement non par petites tasses, mais en énormes bolées, sous un haut-parleur vomissant six cents heures de discours de Fidel Castro ! Pour mieux comprendre le propos, le café vietnamien est exécrable mais c’est le seul que l’on sert à Tirana, et tous les édifices publics, au moment du récit, diffuse les six heures du discours de Fidel Castro sur sa conception du théâtre !
Par contre, là où je n’ai pas adhéré c’est dans la tentative de tirer à lui, le mythe d’Orphée, Linda B… étant Eurydice entravée, prisonnière en Enfer. Migena joue le rôle de la passeuse, Linda vivant à travers l’enveloppe corporelle de Migena sa relation amoureuse avec l’écrivain.
D’habitude c’était l’âme qui se débarrassait des entraves, tandis que le corps demeurait cloué là où il était retenu en otage. Cette fois survenait quelque chose d’inouï : le corps tendait à se parer des facultés de l’âme… Ou a défaut de lui, sa réplique, son suppléant… Le corps de sa plus proche amie.
Je suppose qu’il faut interpréter cela au second degré comme une image, un symbole ? A vrai dire, je n’en sais rien du tout ! Mais cela m’a paru bien alambiqué et m’a laissée perplexe! C’est bien dommage, à mes yeux, que le roman ne soit pas resté dans la veine réaliste avec des personnages moins stéréotypés ou moins représentatifs d’un mythe, brefs des personnages « vrais », auxquels on aurait pu s’attacher.