Pages

Affichage des articles dont le libellé est En amérique latine avec Ingammic et Goran. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est En amérique latine avec Ingammic et Goran. Afficher tous les articles

mardi 28 février 2023

Pedro Cesarino : L'Attrapeur d'oiseaux

 

 

Dans le roman L’attrapeur d’oiseaux de Pedro Cesarino, le personnage est comme l’auteur un ethnologue, professeur d’université, qui poursuit une idée fixe. Il s’enfonce une fois encore dans la jungle amazonienne pour parvenir à rapporter la véritable histoire de l’attrapeur d’oiseaux, mythe fondateur des peuples amérindiens, qu’il ne connaît qu’en partie mais que les chamans refusent jusqu’alors de lui livrer en totalité.

Les éléments obscurs qu’il me faut encore résoudre, le lien probable entre  l’attrapeur d’oiseaux et les spéculations sur le surgissement du monde, une articulation fragile et tortueuse indiquant une piste à creuser. Et puis j’ai beaucoup repensé à Antonio Apiboreu et aux anciens de là-haut, les gens qui me manquent vraiment.
Découvrir cette articulation est en quelque sorte une façon de rendre hommage à ces anciens, dont les connaissances m’ont toujours dépassé. C’est la raison pour laquelle mes recherches sur l’attrapeur d’oiseaux sont devenues plus une obsession qu’un devoir… A moins que cette obsession ne soit une méprise, un pas en avant particulièrement hasardeux dont je devrais m’abstenir.

Un pays hors du temps et de la loi

Dès le début, quand l’ethnologue prépare minutieusement son voyage, alors que nous sommes encore dans la ville, nous perdons nos repères dans un pays loin de tout ! Pendant qu’il achète vaccins anti-venimeux, médicaments contre le paludisme, moustiquaires, boîtes de balles, des indiens font griller des larves sur un barbecue, « un mets de choix », une boutique de sorcellerie proposent des perles rouges et noires qui appartiennent à un Exu, esprit du condomblé, religion africo-brésilienne.  On rencontre à nouveau ici des indiens du Putumayo, ceux dont parlait  Vargos Llosa dans le  Le rêve du Celte ICI

« Ils ont sûrement fui les persécutions que les milices infligeaient à leur peuple, les rivières saccagées par le feu et la lame des machettes, les familles déchirées par les viols collectifs et les violences généralisées. » explique l’auteur !

Ainsi, rien n’a changé depuis que Roger Casement a dénoncé le génocide perpétré contre les indiens de Putumayo* au Pérou. Mais c'est vrai aussi pour les Indiens brésiliens ! Ils sont tout aussi en danger comme en témoigne les postes de contrôle du gouvernement fondés pour surveiller les frontières et venir en aide aux indiens. Ils sont chargés de contrôler un zone qui s’étend sur des milliers d’hectares, où la loi n’a plus cours et où les indiens sont victimes de maltraitance, d’assassinats et de viols, de la part d’aventuriers sans scrupules, orpailleurs, narcotrafiquants, patrons d'exploitation minière.

Plus tard, nous faisons connaissance de Sebastiao Baitogogo, le « frère adoptif » du héros, et de sa famille indienne. C’est en pirogue que tous s’enfoncent dans la jungle, s’arrêtant pour chasser le pécari, découvrant, au passage, les modes de vie des peuples parfois hostiles ou amicaux, prisant ensemble le rapé, hébergés dans la maison commune la maloca des villages amis, un voyage long et éprouvant, la remontée d’un fleuve capricieux où les troncs d’arbres, les racines des fromagers, tendent des pièges et rendent la navigation dangereuse. Là, la végétation et la faune réservent des surprises loin de toute civilisation urbaine.

Les nids des caciques cul-jaune accrochés à la cime des grands matamatas dévoilent un autre état. Ces oiseaux tendent d’innombrables bourses dans les branches - des maisons en toile soigneusement tissées à l’aide de leurs longs becs noirs, admirable architecture dont les indiens s’inspirent pour leurs carbets. Les véritables villes sont désormais là, dans ces bourses où les oiseaux s‘entassent, et non dans les villages d’Indiens, qui sont à plusieurs jours de distance les uns des autres.

Mais nous ne sommes pas dans un roman d’aventures et l’ethnologue  n’oublie pas que le but poursuivi est scientifique. Une fois installé dans le village de ses amis et après avoir aménagé au mieux dans son carbet, il poursuit sa quête du récit de l’attrapeur d’oiseaux. C’est Tarotaro le pajé ou chaman qui lui racontera l’histoire :

Tarotaro comment c’est l’histoire de l’attrapeur d’oiseaux ? Vous pouvez me la raconter ? C’est pour le livre.  Vous savez, le livre ?
Non, je ne sais pas. C’est une histoire très malheureuse. C’est pas une histoire pour les humains.


En attendant la forêt est peuplée d’esprits, l’esprit Loutre, l’esprit Opossum, Les esprits des morts, et les mythes sont autant d’explications du Monde et de sa formation.

 Mais peu à peu le village devient hostile, ses amis semblent le fuir, la forêt paraît se refermer sur lui ? Est-ce l’effet de la fièvre liée au paludisme ou… ?


Dérision et auto-dérision


L’Attrapeur d’oiseaux est un roman et il faut se souvenir que le personnage est fictif mais qu’il a certainement beaucoup à voir avec son auteur !

Dans ce cas, Pedro Cesarino pratique l’auto-dérision et l’on ne peut que compatir aux déboires que connaît ce pauvre anthropologue ! Ou rire comme le font les autres membres de la tribu. Rien de glorieux et de reluisant dans ce qu’il lui arrive !

Vous qui rêvez d’aventures, sachez qu’il pourra vous arriver d’avoir des diarrhées et de devenir à ce propos le sujet des railleries de votre « famille indienne » qui vous a pourtant adoptée mais qui n’en rate pas une pour se moquer de vous. Sachez aussi que la fille de votre « frère adoptif », Ina, s’acharnera à percer vos points noirs et vos boutons sur le nez ou dans le dos. Elle n’est pas la seule, tous les enfants du village se donnent le mot ! A ce qu’il semble, c’est une occupation absolument passionnante d’autant plus qu’apparemment il n’y a qu’une peau de blanc pour offrir un tel divertissement !  

Comme on le voit, notre anthropologue est l'anti-héros par excellence, l'anti-Indiana Jones !  De plus, si la femme de votre « frère » vous fait des avances et vient vous rejoindre dans votre hamac (alors que vous ne rêvez que de « ça » ) et bien il vous faudra la repousser vertueusement pour ne pas vous attirer des ennuis, quitte à vous traiter vous-même d’imbécile d’avoir manqué une telle occasion ! Et peut-être même d’être considéré comme anormal par les autochtones ?
C’est ce que demande Baitogogo :  pourquoi ne se marie-t-il pas ? Il pourrait s’installer définitivement ici et faire venir ses soeurs. Impossible ? Les maris ne voudraient pas ? Qu’à cela ne tienne, on pourrait les enlever !
Mais puisqu’il veut repartir en ville, pourrait-il ramener une fusée Discovery comme celle figurant dans la revue National Geographic que l’anthropologue a apportée au village, ce serait mieux et plus rapide que de se déplacer en pirogue !

Ainsi il y a un humour savoureux tout au long du livre fondé sur les différences de mentalités, sur les incompréhensions mutuelles ! L’histoire des missionnaires, en particulier, qui confondent les rites funéraires avec une scène de cannibalisme est hilarante. Critique acerbe des églises chrétiennes, qui, même de nos jours, considèrent leur religion comme supérieure et n’ont que mépris pour les croyances des peuples autochtones. Juste vengeance d’un ethnologue épris de la cosmogonie indienne et du savoir ancestral.  Avec cette scène de comédie, Pedro Cesarino règle ses comptes à l’outrecuidance des blancs !

Bref, tout en décrivant très sérieusement les coutumes de ces peuples qu’il connaît bien, leur mode de vie, leur rapport avec la nature, leur habitat, leur nourriture, leurs croyances et les mythes fondateurs liés au chamanisme, Pedro Cesarino s’amuse et nous amuse en imaginant ce pauvre anthropologue fatigué, toujours au bord du ridicule, et de plus en plus désenchanté, mais n’abandonnant pas son obsession. Il nous amuse mais il nous inquiète aussi ! Car l'anthropologue va finir par la connaître, l'histoire de l’attrapeur d’oiseaux, et tant pis pour lui ! Le mythe pourrait bien devenir réalité ! Mais aussi quelle idée d’être têtu à ce point et de vouloir à tout prix savoir ce qu'il ne faut pas savoir !

Le roman s’achève par un clin d’oeil ironique et une fin ouverte en forme de cauchemar qui semble dire que la curiosité est un vilain défaut mais aussi, peut-être, que le chamanisme n’est pas un amusement et que convoquer les puissances des esprits ne va pas sans danger !

*Le ¨Putumayo : région frontière entre le Pérou, la Colombie et le Brésil.

 

 photo 
 
 
Pedro Cesarino est un anthropologue brésilien, professeur de philosophie, lettres et sciences humaines de Sao Paulo, spécialisés dans les relations entre anthropologie, art et littérature. Il a étudié un peuple de l’Ouest amazonien, les Marubos et a publié un recueil de chants et de récits de mythes de ce peuple en langue originale avec une traduction en portugais. Ses séjours dans les tribus lui ont permis de se familiariser avec le chamanisme. Il a publié une étude sur le chamanisme intitulée Oniska et un recueil de chants et de récits racontant les mythes que l’on retrouve dans son roman L’attrapeur d’oiseaux.


 

Lire l'interview de Pedro Cesarino dans Le Monde des Livres

LC avec Ingammic A_girl ; Doudoumatous; Keisha






dimanche 27 février 2022

Isabelle Allende : L’île sous La mer


Après le Le royaume de ce monde d’Alejo Carpentier, écrivain cubain, (billet ici), j’ai lu L’île sous La mer d’Isabelle Allende, écrivaine chilienne, tous les deux réunis dans mon blog par l’époque historique qu’ils explorent dans leur livre, la révolte des esclaves à Saint Domingue, la déclaration de l’indépendance suivie de la création de la République d’Haïti.

Toussaint Louverture

Le roman d’Alejo Carpentier commence dans les années 1750 en racontant la jeunesse de Mackandal, un esclave noir dont la révolte échoue et qui meurt sur le bûcher en 1758. La première partie du roman d’Isabelle Allende débute en 1770 et finit en 1793, quelques années après la grande révolte de 1791 qui chasse les grands propriétaires terriens de leur domaine. On y rencontrera aussi Mackandal dans un retour en arrière et nous suivrons les étapes complexes de la lutte pour la libération de l’île avec tous les grands noms cette époque historique, Dutty Boukman, Toussaint Louverture, Jean Jacques Dessalines, et en écho, les bouleversements de la révolution française et l’arrivée de Bonaparte au pouvoir.
La seconde partie se passe en Louisiane de 1793 à 1810 à la Nouvelle-Orléans  vendue par la France aux américains ) ou se sont réfugiés les anciens maîtres de Saint Domingue qui, d’ailleurs, acquièrent des terres, y font travailler les esclaves ramenés d’Haïti et même en achètent d’autres. Le Monde n’a pas trop changé pour eux finalement !

Cérémonie vaudou du Bois Caïman menée par Boukman

Dans le récit, la voix de Zarité, jeune esclave vendue à l’âge de 9 ans à un maître blanc, Toulouse Valmorain, alterne avec le récit d’un narrateur extérieur qui décrit les personnages nombreux du roman et présente les riches péripéties du roman et de l’Histoire, formant une trame complexe et enchevêtrée.
Si la part de l’Histoire est importante, celle de la fiction l’est aussi beaucoup et nous suivons avec empathie le personnage de Zarité, fillette violée par son maître qui, lorsqu'elle devient mère, se voit séparée de son fils. Nous partageons avec elle l’horreur de l’esclavage, des sévices, des humiliations. Nous voyons comment les esclaves sont arrachés de leur pays avec la complicité d’Africains, comme eux, profiteurs sans scrupules qui brûlent les villages et livrent leurs « frères » noirs aux négriers. Nous les voyons traités comme du bétail, mourant sous les coups de fouet, décimés par la maladie, la faim et l’exploitation.  

Dans ce roman, si les hommes, qu’ils soient personnages historiques ou fictionnels, sont nombreux et intéressants, les femmes, surtout, esclaves ou affranchies, sont particulièrement attachantes. Isabelle Allende brosse un beau portait de Zarité, petite fille maltraitée, mère tendre et douloureuse, capable de sacrifice, d’abnégation, femme amoureuse, femme toujours courageuse et digne. Nous nous intéressons à son combat individuel pour obtenir son affranchissement et celle de sa fille Rosette. Les mulâtresses comme Violette occupe un statut à part mais sont toujours inférieures dans cette société où les blancs continuent à tenir le haut du pavé. Et puis il y a Tante Rose, la guérisseuse, la prêtresse vaudou, à la forte personnalité, qui est dotée de pouvoirs magiques et convoque les dieux et les morts à la rescousse. Le Vaudou plane sur  la révolution, secourt les réprouvés, les transporte, enflamme les esprits, et, au cours de la cérémonie du Bois Caïman menée par Boukman, déclenche la révolte.

Quant aux femmes blanches, en dehors de Pauline Bonaparte qui est un personnage fascinant, échappant aux normes de la société, elles ne sont pas épargnées. Elles sont même souvent, elles aussi, victimes : Eugénia Valmorain qui ne supporte pas le climat de Saint Domingue, est obligée de vivre dans la propriété de son mari, avec des esclaves dont elle a peur, et sombre peu à peu dans la folie. Pendant la révolution, ces femmes subissent un sort encore plus terrible que celui des hommes, violées par les esclaves avant d’être égorgées ou éventrées.

Contrairement au roman de Carpentier, L’île sous la mer, fait appel à l’empathie du lecteur, à sa participation active alors que  Le royaume de ce monde est une chronique, abrupte, sans concession des faits historiques mais avec une part de fiction. Dans L’île sous la mer ( le titre fait allusion au Paradis des esclaves morts) la part de romanesque est plus large, romanesque au sens plaisant du terme, qui nous fait vivre des aventures et nous fait partager les sentiments des personnages.

Vision historique, anti-esclavagiste, antiraciste, vision humaniste et aussi féministe, le roman d’Isabelle Allende a donc beaucoup de qualités pour captiver le lecteur. 

 

Hispaniola : Haïti et la République dominicaine

 


 

jeudi 24 février 2022

Alejo Carpentier : Le royaume de ce monde


Le hasard des recherches en bibliothèque pour répondre à l’appel du mois de littérature latino-améraine d’Ingammic, m’a amenée à emprunter le même jour deux livres Le royaume de ce monde de Alejo Carpentier, écrivain cubain, et L’île sous La mer d’Isabelle Allende, écrivaine chilienne. Or tous deux traitent de l’esclavage sous le joug des colons français, propriétaires terriens à Saint Domingue, et des révoltes d'esclaves, en particulier celle de  1791 et la révolution qui a amené à l’indépendance de Saint Domingue (1804 ) et la création de la république de Haïti.

L'esclavage à Saint Domingue

Le Royaume de ce monde

Le titre du roman de Carpentier Le Royaume de ce monde semble être en antithèse aux paroles de Jésus dans l’Evangile selon Saint Jean : Mon royaume n'est pas de ce monde, répondit Jésus. Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour moi afin que je ne fusse pas livré aux Juifs.

Le Royaume de ce monde est conquis par la lutte, la violence et les massacres entre esclavagistes et esclaves révoltés. Non le royaume du Ciel mais celui de la Terre ! Alejo Carpentier s’appuie sur l’Histoire pour construire un récit où se mêlent des personnages ayant existé et d’autres issus de l’imagination de l’auteur comme Ti Noël, personnage fictionnel que nous suivons jusqu’à sa mort à travers les évènements qui vont bouleverser le pays. Il est l’esclave de M. Lenormand de Mezy, connu, lui, pour avoir été le maître du Mandingue Mackandal, personnage historique. Ti Noël participe aux révoltes mais finit par suivre son maître à Santiago de Cuba. Quand il reviendra dans son pays, Haïti, en homme libre, il devra alors déchanter.

 Le royaume de ce monde est un roman court qui ne laisse pas place au temps. Divisé en grands chapitres, il survole une période qui s'étend du milieu du XVIII siècle au début du XIX siècle après 1820.  L’auteur ne nous permet pas de nous attacher à un personnage, ni d’être ému par les atrocités, les humiliations, châtiments,  meurtres, des viols, dont sont victimes les africains. Il ne nous épargne pas non plus, celles commises par les esclaves pendant et après la Révolution dans une sorte d’escalade où l’humain n’a plus lieu d’exister. Le  récit pourrait donc paraître assez froid mais agit, en fait, comme un coup de poing en nous faisant découvrir la violence de l’esclavage mais aussi, la manière dont les hommes - qu’ils soient blancs ou noirs- se laissent corrompre par le pouvoir et, de victimes deviennent tourmenteurs. Ceux qui étaient esclaves, hier, se font dictateurs à vie, se proclament empereur ou roi et imposent le travail forcé aux anciens esclaves prétendument devenus libres !
Le roman est éclairé de grandes scènes baroques, de personnages hors du commun et surprenants sur lesquels plane la présence de la Mort. Car ce qui intéresse l’écrivain, c’est la peinture de la démesure, de ce qui échappe aux règles de la raison.
Ainsi évoluent des personnages hauts en couleurs, hors norme, que l’on a peine à croire réels et non issues de l'imagination délirante de leur auteur,  mais qui ont pourtant bel et bien existé !

Ainsi le personnage de Mackandal, l’insurgé noir, auréolé de légendes, maître des plantes vénéneuses, qui empoisonnent le bétail puis les maîtres comme par magie. Reconnu comme un Houngan, (prêtre vaudou), nègre marron, il convoque les dieux africains, les loas, dans les forêts tropicales, il se métamorphose en animal, en insecte, échappant - aux yeux des esclaves- au bûcher sous la forme d’un moustique pendant son exécution, en 1758, au Cap (actuel Cap haïtien). L’auteur décrit la puissance des croyances vaudous, de cette religion animiste auquel les africains sont fortement attachés et qui est une forme de résistance aux colons français qui leur imposent le baptême chrétien.

Pauline Bonaparte

Autre apparition surprenante, celle de Pauline Bonaparte, soeur de Napoléon, blanche statue d’albâtre, qui se fait masser nue par un esclave noir appelée Soliman (celui-ci est aussi un personnage récurrent dans le roman)  tandis que son mari le général Leclerc, chargé de mater la révolution en 1802, agonise de la fièvre jaune,  dans la chambre à côté. 

Le roi Henry Christophe
 

Mais le personnage le plus étonnant lorsque Ti Noël retourne dans son île, en se croyant libre, c’est le roi Henri Christophe dont on pourrait croire qu’il n'a pas  existé jusqu’à preuve du contraire tellement sa destinée est incroyable et son ambition extravagante. Esclave, il participe à la révolution. Après l’assassinat de Jean Jacques Dessalines, son prédécesseur, il prend le pouvoir dans les plaines du Nord,  se proclame roi d’Haïti et rétablit une classe nobiliaire. 

 

Tableau du palais de Sans Souci

La description de son domaine, des palais de Sans-Souci et de la Belle Rivière, et de la construction de la Citadelle Henry (citadelle La Ferrière) au sommet de la montagne est absolument étourdissante ! On y voit ce que sont devenus « les hommes libres » d’après la révolution ! La corruption par le pouvoir prend une dimension incroyable !

 La citadelle Henry ( La Ferrière)

Ti Noël put observer en route que sur tous les flancs de la montagne, par tous les sentiers et chemins de traverse montaient des files compactes de femmes, d’enfants et de vieillards; ils portaient toujours la même brique pour la déposer au pied de la forteresse que l’on construisait telle une termitière, avec ces grains de terre cuite qui sans cesse montaient vers elle, d’une saison à autre, d’un bout de l’année à l’autre. Bientôt Ti Noël apprit que ça durait depuis plus de douze ans, et que toute la population du Nord avait été mobilisée par force afin de travailler à cette oeuvre invraisemblable. Toutes les tentatives de protestation avaient été étouffés dans le sang. Tout en marchant sans arrêt, de haut en bas, de bas en haut, le nègre se prit à penser que les orchestres de Chambre de Sans-Souci, le faste des uniformes et les statues de Blanches nues qui se chauffaient au soleil sur leurs socles ornée d’entrelacs, parmi les buis taillés des parterres, étaient dus à un esclavage aussi abominable que celui qu’il avait connu à l’habitation de M. Lenormand de Mezy.


********

Certains passages sont savoureux et comiques. Ainsi la scène où la seconde femme de M. Lenormand de Mezy, artiste parisienne ratée et frustrée, enveloppée dans des voiles transparents, déclame des vers de Racine devant les esclaves médusés  de son mari :
Mes crimes désormais ont comblé la mesure
Je respire à la fois l’inceste et l’imposture
Mes homicides mains, promptes à me venger,
Dans le sang innocent brûlent de se plonger.

Stupéfaits, sans rien comprendre, mais instruits par certains mots, qui, en créole également se rapportaient à des fautes dont le châtiment allait pour eux d’une simple volée à une décapitation, les nègres avaient fini par croire que cette dame avait dû commettre de nombreux délits autrefois et qu’elle se trouvait probablement à la colonie pour fuir la police de Paris, comme tant de prostituées du Cap.

Je publierai rapidement un billet sur le roman d'Isabelle Allende : L'île sous la mer
 


vendredi 18 février 2022

Jules Supervielle : Montevideo Uruguay

JuanMa Gutiérrez (peintre uruguayen) Hacienda et lune
 

Jules Supervielle
Jules Supervielle  est un poète Franco-uruguayen. Il est né à Montevideo en 1884. Ses parents, français, s'étaient exilés en Uruguay pour travailler dans la banque familiale fondée par son oncle. Lorsque l'enfant a huit mois, ils l'amènent en France pour les vacances mais ils meurent d'une manière restée inexpliquée : empoisonnement avec de l'eau sortie d'un robinet de cuivre corrodé ou le Choléra ? Son oncle et sa tante le recueillent et l'élèvent comme un de leurs enfants en Uruguay. Ce n'est qu'à neuf ans qu'il découvre qu'il n'est pas leur fils, ce qui restera pour lui un traumatisme.

 Je suis né à Montevideo, mais j'avais à peine huit mois que je partis un jour pour la France dans les bras de ma mère qui devait y mourir, la même semaine que mon père. Oui, tout cela, dans la même phrase. Une phrase, une journée, toute la vie, n'est-ce pas la même chose pour qui est né sous les signes jumeaux du voyage et de la mort ? Mais je ne voudrais pas ici vous parler de la mort. Et je me dis : Uruguay, Uruguay de mon enfance et de mes retours successifs en Amérique, je ne veux ici m'inquiéter que de toi, dire, au gré de mes tremblants souvenirs, un peu de ce que je sais de ton beau triangle de terre, sur les bords du plus large fleuve, celui-là que Juan Diaz de Solis appelait Mer Douce." (Urugay)

"Montevideo est belle et luisante. Les maisons peintes de couleurs claires, rose tendre, bleu tendre, vert tendre. Et le soleil monte sur les trottoirs.
C'est dans la campagne Uruguayenne que j'eus pour la première fois l'impression de toucher les choses du monde, et de courir derrière elles !"   Uruguay

Montevideo

Montevideo

Je naissais, et par la fenêtre
Passait une fraîche calèche.


Le cocher réveillait l’aurore
D’un petit coup de fouet sonore. 


Flottait un archipel nocturne
Encore sur le jour liquide. 


Les murs s'éveillaient et le sable
Qui dort écrasé dans les murs. 


Un peu de mon âme glissait
Sur un rail bleu, à contre-ciel,


Et un autre peu se mêlant
À un bout de papier volant 


Puis trébuchant sur une pierre,
Gardait sa ferveur prisonnière. 


Le matin comptait ses oiseaux
Et jamais il ne se trompait. 


Le parfum de l'eucalyptus
Se fiait à l'air étendu. 


Dans l'Uruguay sur l'Atlantique
L'air était si liant, facile,
Que les couleurs de l'horizon
S'approchaient pour voir les maisons.

C’était moi qui naissais jusqu’au fond sourd des bois
Où tardent à venir les pousses
Et jusque sous la mer où l’algue se retrousse
Pour faire croire au vent qu’il peut descendre là.


La Terre allait, toujours recommençant sa ronde,
Reconnaissant les siens avec son atmosphère,
Et palpant sur la vague ou l'eau douce profonde
Le tête des nageurs et les pieds des plongeurs.

 

 En 1994, la famille rentre en France. Jules Supervielle fait ses études à Paris sans perdre contact avec L'Uruguay où il retourne souvent. D'où l'importance de la mer et du voyage dans sa poésie.

La mer proche 

Carlos Paez Vilaro : peintre uruguayen

 

La mer n'est jamais loin de moi,


Et toujours familière, tendre,


Même au fond des plus sombres bois

À deux pas elle sait m'attendre.


Même en un cirque de montagnes


Et tout enfoncé dans les terres,


Je me retourne et c'est la mer,


Toutes ses vagues l'accompagnent,


Et sa fidélité de chien


Et sa hauteur de souveraine,


Ses dons de vie et d'assassin,


Enorme et me touchant à peine,


Toujours dans sa grandeur physique,


Et son murmure sans un trou,


Eau, sel, s'y donnant la réplique,


Et ce qui bouge là-dessous.


Ainsi même loin d'elle-même,


Elle est là parce que je l'aime,


Elle m'est douce comme un puits,


Elle me montre ses petits,


Les flots, les vagues, les embruns


Et les poissons d'argent ou bruns.


Immense, elle est à la mesure


De ce qui fait peur ou rassure.


Son museau, ses mille museaux


Sont liquides ou font les beaux,


Sa surface s'amuse et bave


Mais, faites de ces mêmes eaux,


Comme ses profondeurs sont graves !

Le gaucho

JuanMa Gutiérrez (peintre uruguayen) Le gaucho

Les chiens fauves du soleil couchant harcelaient les vaches


Innombrables dans la plaine creusée d’âpres mouvements,


Mais tous les poils se brouillèrent sous le hâtif crépuscule.


Un cavalier occupait la pampa dans son milieu


Comme un morceau d’avenir assiégé de toutes parts.


Ses regards au loin roulaient sur cette plaine de chair


Raboteuse comme après quelque tremblement de terre.


Et les vaches ourdissaient un silence violent,


Tapis noir en équilibre sur la pointe de leurs cornes,


Mais tout d’un coup fustigées par une averse d’étoiles.


Elles bondissaient fuyant dans un galop de travers,


Leurs cruels yeux de fer rouge incendiant l’herbe sèche,


Et leurs queues les poursuivant, les mordant comme des diables,


Puis s’arrêtaient et tournaient toutes leurs têtes horribles


Vers l’homme immobile et droit sur son cheval bien forgé.
 

(extraits)

 

JuanMa Gutiérrez (peintre uruguayen) La pampa

 Deux autres poètes sont aussi franco-uruguayens et tous les deux de Tarbes : Jules Laforgue et Isidore Ducasse, comte de Lautréamont.
 



lundi 14 février 2022

Horacio Castellanos Moya : La Mémoire tyrannique (Salvador)

 

Horacio Castellanos Moya, né le 21 novembre 1957 à Tegucigalpa (Honduras), est un écrivain et un journaliste salvadorien.

Horacio Castellanos Moya

Un peu d’Histoire : Où il est question d’un coup d’état (comme partout en Amérique latine).

Le dictateur salvadorien Maximiliano Hernandez Martinez est placé à la tête du pays en 1931 à la suite d’un coup d’état militaire qui chasse Arturo Aruajo Fajardo, président démocratiquement élu. 

Maximiliano Hernandez Martinez

Cette prise de pouvoir est suivie d’une répression féroce basée sur des lois extrêmement dures : Le vol est puni par l’amputation d’une main. Les opposants au régime sont condamnés à mort. En 1932, les paysans réduits à la misère se révoltent, suivis par une insurrection du parti communiste salvadorien. Hernández Martínez envoie l’armée qui fait entre 10 000 et 40 000 victimes. Le chiffre exact reste inconnu. Les autochtones sont particulièrement visés, abattus et jetés dans des fosses communes. La majorité de la population des indiens Pipils est exterminée. Les chefs communistes sont fusillés et toute personne suspecte mise à mort, sa maison incendiée, ses proches persécutés.

Un livre en trois volets

Dans le livre de Horacio Castellanos Moya, La Mémoire tyrannique,  nous sommes en 1944 au Salvador et le dictateur Maximiliano Martinez continue à gouverner par la peur et la répression. Un coup d’état a lieu mais échoue, entraînant des représailles sanglantes mais le peuple va peu à peu s’organiser et se révolter en décrétant une grève générale. L’écrivain n’adopte pas un récit linéaire mais alterne d'abord deux styles narratifs et conclut avec un troisième qui se situe plus tard dans le temps.

Haydée (1944) : un journal intime

Le premier point de vue est celui d’une jeune femme d’origine bourgeoise Haydée Aragon dont le mari Périclès, journaliste, opposant au régime, est emprisonné. Elle tient un journal du coup d’état, tout en craignant pour la vie de son mari et de son fils Clemente qui a participé au coup d’état.

Le point de vue est original car c’est une femme qui parle et qui ne connaît rien à la politique. Elle suit son mari -même dans l’exil- sans s’interroger sur ses idées. Son père est un riche planteur de café, sa mère très catholique lui a transmis l’éducation des femmes de la bonne société, qui va chaque jour à la messe, se réunit pour le thé avec ses amies, prend soin de son apparence et ne remet pas en cause la parole des hommes de la famille qui estiment que les femmes doivent être tenus dans l’ignorance.
C’est donc assez surprenant de suivre l’histoire d’un coup d’état entre deux visites chez le coiffeur, des discussions sur les cartons d’invitation à un mariage, l’anniversaire de son amie d’enfance Carmela, la confection d’un pull pour la fille de Marie-Elena, sa femme de ménage, sur les menus des repas, et sur son amour inconditionnel pour le chocolat ! Et pourtant, Haydée est tout sauf une femme frivole et superficielle; elle est tournée vers les autres, ouverte et généreuse, et elle va trouver le courage de participer à la révolte. Peu à peu, avec d’autres femmes, des amies, des commerçantes, des voisines, elle distribue des tracs, prend des contacts avec l’ambassade américaine, soutient les étudiants en grève, manifeste devant la prison, surmontant sa peur. C’est à travers son regard que l’on découvre les autres personnages du roman (fictifs ou historiques) qui sont nombreux. Elle nous rend compte de l’évolution du coup d’état au jour le jour, du moins ce qu’elle en sait, car la confusion règne, les nouvelles circulent de bouche en bouche mais ne sont pas toujours avérées. On sait, grâce à elle, après l’échec du putsch, comment s’exerce la vengeance sanglante du dictateur. Un beau portrait de femme, donc, qui, malgré sa fragilité, oppose une résistance à l’adversité et conserve sa dignité à tout prix malgré la souffrance et la peur; un hommage aussi au courage de toutes ces femmes qui se sont dressées contre la dictature. 

Un couple comique (1944) : un récit échevelé

Un duo comique






Les pages du journal de Haydée alternent avec les aventures de Clemente, son fils et de son neveu Jimmy, tous deux compromis dans le coup d’état, condamnés à mort et obligés de fuir. Cette fuite, pourtant tragique puisque les deux jeunes gens risquent leur vie, donne lieu à de vraies scènes de comédie !  Jimmy militaire, entraîné à la survie en milieu hostile, courageux, solide et pragmatique est - quant à son caractère- l’opposé de Clémente, couard, pleurnichard, geignard, ivrogne, coureur de jupons, et incapable d’agir. Le procédé comique rappelle les duos du cinéma burlesque formé sur ces couples antithétiques, Laurel et Hardy, Depardieu et Pierre Richard… Les scènes où Jimmy déguisé en curé et Clemente en sacristain, ou encore celle où, perdus en barque dans la mangrove, Clemente finit perché sur un arbre, puni par son cousin qui ne peut plus le supporter, sont hilarantes.

Le vieux Pericles (1973) : Le constat

Enfin la troisième partie se déroule en 1973 et donne la parole à Chelon, le mari de Carmela, l’amie d’enfance de Haydée. Il attend le vieux Pericles qui vient lui rendre visite. La vision de Chelon nous permet de voir les personnages d’une autre manière, différente de celle d’Haydée. Elle nous permet aussi de préciser le passé de Pericles et d’apprendre ce qu’il est devenu, lui et sa famille, après le coup d’état dans un pays qui n'a pas retrouvé la liberté.  Une conclusion du roman pleine de nostalgie puisque les deux hommes sont à un moment de leur vie où l’on ne peut plus se tourner vers l’avenir mais seulement considérer le passé avec ses morts, ses échecs, ses regrets ou, au contraire, l'acceptation. Leur conversation concerne non seulement leur position politique et philosophique sur la mort, la souffrance, l'art,  mais aussi privée et il y a, entre autres,  une belle réflexion sur la filiation père-enfant.

« Je lui ai dit alors que les enfants, selon une étrange loi semblant régie par un mouvement pendulaire, allaient toujours à l’extrémité opposée à celle souhaitée par les parents, et que plus on prétendait définir leur avenir, plus ils s’éloignaient de notre désir. (…)

-Tu ne pardonnes toujours pas à Clemente qu’il n’ait pas été comme toi? ai-je insisté. Peut-être a-t-il seulement rompu avec ton idée du monde, de la même façon que tu as rompu avec l’idée du monde du colonel. (Le père de Pericles) 

Le vieux Pericles a encore  plus  froncé les sourcils.
 J’ai eu la tentation de lui dire que, parfois, ce que nous détestons le plus et pardonnons le moins chez ceux qui nous entourent, c’est cette part cachée de nous-mêmes que nous ne voulons ni reconnaître ni accepter. Mais le vieux, sarcastique, m’aurait demandé où j’avais mis ma soutane. »

Un beau livre, humain, grave, surprenant dans sa manière inédite d'aborder des sujets tragiques, une lecture attachante.

 

 


 

jeudi 10 février 2022

Rodrigo Hasbún : Les Tourments (Bolivie)

 

Né en 1981 à Cochabamba, en Bolivie, Rodrigo Hasbún est un romancier et journaliste bolivien d’origine palestinienne. Il a reçu plusieurs prix et a été reconnu par Bogotá Capital Mundial del Libro et la revue britannique Granta comme l’un des meilleurs jeunes écrivains latino-américains. Les Tourments est son second roman, le premier traduit en français et publié dans une dizaine de pays.

Rodrigo Hasbún

 Hans et Monika Ertl

Dans Les tourments, Rodrigo Hasbun s'intéresse à la famille allemande Ertl. Hans Ertl, ancien cameraman de Leni (Helena) Riefenstahl, surnommé le photographe de Rommel, fuit en Bolivie dans les années 1950 pour échapper à la dénazification en Allemagne. On sait qu’il est l’ami de Klaus Barbie, chef de la Gestapo de Lyon, qui a lui aussi trouvé refuge en Bolivie et qui, naturalisé bolivien, collabore avec l’armée bolivienne pour la recherche et la torture des opposants.  

Monika Ertl  source wikipedia
 

Hans Ertl s’installe à La Paz avec sa femme Aurelia, et ses trois filles, Monika, Heidi et Beatrice. Une difficile acclimatation ! Sa famille le voit peu car il part souvent : d’abord pour escalader le deuxième sommet de l’Himalaya, Nanga Parbat, puis, jamais satisfait, toujours à la recherche de nouvelles sensations, il décide de partir à la recherche de la cité inca perdue de Païtiti dans la forêt amazonienne. Monika, l’aînée, lui sert d’assistante cameraman pour tourner un film documentaire.

Païtiti la légendaire cité perdue des Incas

 Après avoir été bercée, d’abord en Allemagne, puis en Bolivie, de l’idéologie nazie   - son père recevait ses amis en fuite dont « l’oncle » Klaus - Monika se montre sensible à la misère du peuple, elle est témoin de sa souffrance et du sort réservé aux opposants et se lie avec la gauche bolivienne qui résiste à la dictature. Bouleversée par la mort de Che Guevara, elle s’engage dans l’armée de libération nationale (ELN) et entre dans la clandestinité avec les survivants du mouvement. Elle a une relation amoureuse avec Guido « Inti » Paredo qui succède au Che dans la lutte et qui sera exécuté en1969.

Sous une fausse identité, elle part en Allemagne et tue le colonel Roberto Quintanilla Pereira devenu consul à Hambourg et qui s’est attiré la haine du peuple pour avoir coupé les mains de Che Guevara. Depuis Monika est connue comme « la femme qui a vengé le Che ». Sa tête est mise à prix. De retour dans la clandestinité, en Bolivie, elle sera arrêtée, torturée et assassinée en 1973, au moment où elle projetait l’enlèvement de Klaus Barbie, recherché comme criminel de guerre en France.

Hans Ertl, lui, est mort à 92 ans en Bolivie dans sa propriété Dolorosa.

Les tourments de Rodrigo Hasbun

Voilà pour ces années tragiques de la Bolivie,  voilà pour l’Histoire, celle avec une majuscule. Et puis il y a le talent de l’écrivain, Rodrigo Hasbun car s’il s’inspire de faits historiques, c’est une oeuvre littéraire qu’il construit et pour cela il avertit son lecteur qu’elle reste une fiction. L’écrivain fait appel à l’imagination surtout quand il s’agit de rendre compte des sentiments des personnages, de leur vécu, car Rodrigo Hasbun s’intéresse à tous les membres de la famille du photographe nazi même à ceux qui sont restés dans l’ombre, la mère et les soeurs, prises elles aussi dans la tourmente.

Effectivement, c’est à travers les trois filles de Hans Ertl et aussi de Inti, Guido Paredo, que nous suivons ce récit et prenons connaissance des personnages. Récit intime, qui nous fait entrer dans la conscience de chacun, nous montre la destruction progressive de la famille d’abord unie autour de ce mari et père admiré, beau, talentueux, photographe de génie, alpiniste, aventurier, entreprenant, mais aussi indifférent, égocentrique, absent … jusqu’à la rupture définitive. Après la mort de sa mère qui meurt d’un cancer, Heidi se marie et part s’installer à Munich, elle ne reverra jamais ses soeurs. La cadette, Beatrice (Trixi), cherche à garder le lien mais vainement et souffre de sa solitude, incapable de nouer une relation, d’avoir des amis. La vie privée de chacune est le reflet du lourd passé du père et d’un pays, la Bolivie, en proie à une dictature implacable et violente et déchiré par la guerre civile.

La variété des points de vue donne un ton neuf à  ce livre que l’on ne sait comment classer entre roman, journal intime, biographie et récit historique. Parfois le personnage emploie le pronom « Je », à nous de repérer de qui il s’agit :

Beatrice Trixi : Je voyais ma soeur partout, il ne se passait pas un seul jour sans que je la voie. Si le téléphone sonnait, ma première réaction était de penser que c’était elle. Je me suis acheté un chien, puis un autre.
J’avais besoin de me sentir accompagnée, que quelqu’un m’attende à la maison.

Parfois l’auteur utilise le pronom « tu » qui semble indiquer que le personnage se parle à lui-même ce qui souligne sa solitude. Le "tu" établit une distanciation entre le "je" attendu et le "tu", montrant le désarroi du personnage qui se voit comme extérieur à lui-même. 

Ainsi en est-il de Monika :  Tu es la fille sans mère qui constamment se souvient de son père, la moitié du temps pour le haïr profondément, l’autre pour l’admirer et l’aimer sans intermittence ni conditions. Tu es celle qui parles avec les miséreux de l’auberge, celle qui s’intéressent à ce qu’ils ont à dire, celle que leurs histoires affectent, même si la plupart du temps ils sont silencieux, des femmes et des hommes qui s’en vont aussi subrepticement qu’ils sont venus. Tu es celle qui reste une étrangère à elle-même. L’ex-dépressive, la quasi-Bolivienne.

Parfois, encore, le personnage est vu par un narrateur extérieur omniscient qui peut entrer dans les pensées du personnage, dans ses rêves, ainsi dans le chapitre intitulé Les morts.

Inti faisait les mêmes cauchemars depuis des mois et c’étaient toujours ses propres cris qui le réveillaient, juste avant que se déchaîne la violence. Il chercha son carnet de notes, il voulait garder trace de ses moments d’immobilité pendant lesquels la guerre continuait, la guerre entre les vivants et les morts mais avant tout entre les vivants.

Alors que le ton du récit est dépouillé, il en émane une douloureuse nostalgie. On se sent étreint par le sort de ces filles tourmentées par leur passé, par l’amour-répulsion éprouvé pour le père et la désillusion de l’âge adulte, par leur solitude, par la violence qui secoue le pays. On est touché, à travers la lutte, le désespoir et la mort de Monika, de découvrir le sort terrible des opposants à la dictature, celui du peuple qui vit dans la misère et des communautés indiennes asservies. C'est un épisode sanglant de l'Histoire de la Bolivie que décrit ce livre Les Tourments, un titre bien trouvé !


Ne rien ressentir, c’est quand même sentir quelque chose ?

Il est faux de croire que la mémoire est un lieu sûr. Là aussi les choses se défigurent et se perdent. Là aussi on finit par s'éloigner de ceux qu'on aime. 

 Les photos de Monika et Hans Ertl ne sons pas libres de droit mais on peut les consulter sur internet ICI

                             

                                               Un peintre bolivien : Roberto Mamani Mamani

 

Roberto Mamani Mamani est un artiste bolivien de l'ethnie Aymara, né le 6 décembre 1962 à Cochabamba. Son œuvre est significative par l'utilisation des traditions et symboles des indigènes Aymaras. Il a réalisé des expositions dans le monde entier, notamment à Washington, Tokyo, Munich et Londres. Les peintures de Roberto Mamani, très colorées et au dessin stylisé, puisent dans son héritage aymara, et représentent, entre autres thèmes des images de mères indigènes, de condors, de soleils et de lunes.  Wikipedia

 

Roberto Mamani  
Roberto Mamani

Roberto Mamani


Roberto Mamani

Roberto Mamani



jeudi 3 février 2022

Douglas Preston : La cité perdue du dieu singe : Honduras

 Douglas Preston, écrivain américain, journaliste au New Yorker et au National Geografic, est l’auteur du livre La cité perdue du Dieu Singe, récit de la découverte archéologique d’une ancienne cité disparue dans la forêt vierge de la Mosquitia en Honduras. Il s’agit de la légendaire Ciudad bianca, la Cité blanche, dédiée au Dieu Singe, dont Cortès se faisait déjà l’écho en 1526 dans une lettre adressée à Charles Quint. Depuis, l’existence de cette cité abandonnée, édifiée par un peuple inconnu, - car ce ne sont pas des Mayas - est devenue le centre de récits et de croyances populaires qui, au cours des siècles, l’ont élevée au rang de mythe.

Nombreux ont été les explorateurs partis à sa recherche et dont certains ont prétendu l’avoir trouvée jusqu’à cette année 2012 où les progrès de la technologie vont permettre de la localiser.

L'emplacement de site archéologique dans le Mosquitia Honduras

Au coeur de la Mosquitia, la jungle la plus dense du monde tapisse des chaînes de montagnes infranchissables, parfois hautes de mille cinq cents mètres, entaillées de ravins escarpés, de cascades vertigineuses et de torrents rugissants. Arrosée par des précipitations diluviennes - plus de trois mètres d’eau chaque année- cette zone est régulièrement victime de crues subites et de glissements de terrain. On y trouve des sables mouvants capables d’engloutir un homme. Le sous-bois est infesté de serpents mortels, de jaguars, de fourrés de griffes de chat, une liane hérissée d’épines crochues qui lacèrent la peau et les vêtements. Dans la Mosquitia, un groupe d’explorateurs aguerris, équipés de machettes et de scies, peut espérer en dix heures de labeur acharné progresser d’un à deux kilomètres.
Mais les dangers liés à son exploration ne sont pas tous d’origine naturelle. Le Honduras connaît, en effet, l’un des plus forts taux d’homicide de l’échelle planétaire. 80% de la cocaïne en direction des Etats-Unis transitent par ce pays, principalement à travers la Mosquitia. Les cartels règnent sur les zones rurales et les villes environnantes.


La cité perdue  ici forêt vierge de la Mosquitia Honduras
 
Evidemment avec cette entrée en matière, vous allez croire ce qui est annoncé dans la quatrième de couverture :  Ce récit, digne des aventures d’Indiana Jones… Mais non ! Cette relation de voyage est tout autre chose !

Enfin, pourtant, en un sens,  oui… Ainsi quand l’auteur se retrouve face à un énorme Fer de lance, un serpent extrêmement agressif, et dont le venin est mortel, ou quand, obligé de se lever dans la nuit, il met le pied sur une couche grouillante de scorpions et d’araignées dont les yeux brillent dans l’obscurité … Brrr!  La pluie ne cesse de tomber transformant en boue le campement, les mésaventures sont nombreuses, dont les pires sont peut-être dues aux insectes piqueurs qui transmettent d’horribles maladies, comme la leishmaniose appelée « lèpre blanche » qui ronge les muqueuses, le nez et les lèvres, ne laissant que des trous béants.

Un Fer de lance
 
Donc oui ! … mais non,  Douglas Preston n’écrit pas un roman mais un document sérieux, détaillé de ce voyage dont les membres sont d’éminents savants, archéologues, professeurs d’université spécialistes des civilisations latino-hispaniques, ethnographes américains ou honduriens… qui sont tous mus par un intérêt passionné pour l’archéologie, pour l’histoire de ce pays et ne sont surtout pas à la recherche d’un trésor mais de la connaissance ! Des cinéastes, un photographe, un écrivain (Douglas Preston) chargés de rendre compte de la mission les accompagnent, des soldats assurant la sécurité. 
 
Chris Fisher anthropologue et ethnologue et Douglas Preston (en tête) sur le site de la Cité

Preston relate les différentes étapes de la recherche de cette ville ancienne et explique comment l’existence de ruines extrêmement importantes est révélée en 2012 grâce à une technologie dernier cri, le Lidar, sorte de radar « qui bombardait au rayon laser une jungle dans laquelle aucun être humain n’avait pénétré depuis peut-être cinq cents ans. ». En Février 2015 a lieu la première expédition sur le site et le début des fouilles. Il y en a eu d'autres par la suite.
Nous découvrons d'abord les villes contemporaines du Honduras où l’équipe fait halte et la situation économique et politique du pays qui vient de subir un coup d'état (un nouveau !). Nous survolons la forêt luxuriante, si incroyablement dense et belle, impressionnante dans sa majesté malgré la déforestation illégale qui gagne certains coins. Nous participons aux premières fouilles du site vers lequel les explorateurs sont héliportés et qui révèlent l'existence de pyramides de terre, d'esplanades aménagées, places, terrains de jeu (?), d'un réservoir d'alimentation en eau pour les cultures. De nombreux objets sont détectés témoignant de la grande habileté d'une civilisation vieille d'un millier d'années. 


Pour autant les chercheurs n'affirment pas qu'il s'agit de la cité légendaire. Prudents, ils insistent cependant sur le caractère extraordinaire de cette découverte archéologique majeure et sur l'importance des vestiges qu'ils ont retrouvés. Depuis cette date les fouilles ont continué. 


L'homme-jaguar

Dans la livre de Douglas Preston, nous partageons les recherches érudites pour déterminer ce qu’était cette civilisation pré-hispanique qui a érigé la Cité blanche et la raison de leur départ brutal. Avec, bien sûr, une incursion vers les Mayas et  le site de Copan. L'intérêt du groupe ne se limite pas à l'archéologie mais englobe aussi les espèces végétales et animales et montre l'incroyable biodiversité de ce lieu où les hommes n'avaient plus pénétré depuis des siècles. Toute une foule de détails nous est donnée aussi sur le retour de l'expédition et ce qui arrivé à l’équipe de chercheurs par la suite. Preston présente les attaques et les controverses, souvent partisanes semble-t-il, que les chercheurs ont  subi de la part de détracteurs dont certains sont des universitaires.

Copan : site Maya

L'écrivain observe et note les évènements dont il est lui-même le témoin. Il tient un journal au jour le jour. Il dresse le portrait vivant, parfois haut en couleurs (comme l'ex-trafiquant de drogue d'un cartel colombien aux méthodes expéditives !) de chaque membre du groupe. Il procède aussi par interviews auprès de scientifiques, d'historiens, de médecins, sur des sujets variés pour les approfondir, il enquête avec une curiosité qui embrasse toutes les aspects de la recherche. Il élucide pour nous tout ce qui pourrait paraître obscur et nous apporte une foule de connaissances.

Je vous laisse découvrir les détails de ce documentaire intéressant qui nous fait découvrir plusieurs facettes de l’Honduras et de ses richesses patrimoniales.

             La Cité blanche recréée suite à la première expédition en 2015. Source site Gaia Merveille


Dans une sorte de large bassin qui dépassait à peine du sol, on pouvait voir le haut de dizaines de sculptures en pierre incroyablement élaborées. Au milieu des feuilles et des lianes, des objets recouverts de mousse prenaient forme dans la lumière crépusculaire de la forêt. La première chose que je vis fut la tête d’un jaguar rugissant, puis le rebord d’un pot orné d’une tête de vautour et d’autres grands récipients en pierre gravés de serpents; à côté d’eux se trouvaient un ensemble d’objets qui ressemblaient à des trônes ou à des tables, dont les bords et les pieds étaient pour certains, gravés de ce qui ressemblait à première vue à des inscriptions et des glyphes.