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samedi 2 août 2014

Elvira Navarro : La ville heureuse




La ville heureuse de Elvira Navarro paru aux Editions Orbis Tertius présente deux récits sur l'enfance qui constituent les volets d'une même histoire : celle d'un jeune garçon Chi-Huei et d'une fillette Sara vivant dans le même quartier et compagnons de jeux. Il s'agit d'un roman d'initiation où chacun va être confronté à la réalité d'un monde dur et hostile mais aussi aux premiers tourments de la sexualité, aux difficultés de l'adolescence. C'est pour eux la fin de l'enfance.

Notons que le titre La ville heureuse est le nom donné au restaurant des parents de Chi-Huei et qu'il peut être tenu pour une antiphrase étant donné l'état de délabrement de l'établissement. Il ne peut,  non plus, désigner la ville où vivent les deux enfants car celle-ci n'apparaît qu'à travers la vision de l'exclusion avec les personnages des immigrés chinois et du vagabond.

Chi-Huei a été laissé en Chine chez sa tante pendant que son grand père, sa mère et son père, -  ce dernier poursuivi pour des raisons politiques - partaient en Espagne pour installer un restaurant. La séparation qui devait durer peu de temps se prolonge de mois en mois jusqu'à trois ans. Quand il arrive en Espagne, il va devoir s'adapter à une société entièrement différente, apprendre une langue étrangère et réussir son parcours scolaire, ce qu'il réalise grâce à une intelligence précoce. Mais le rejet des autres élèves, la pression qu'il doit subir de la part de sa famille, le travail qu'il doit accomplir au restaurant pendant le week end pèsent sur lui. La plus grande difficulté pour lui réside cependant dans le regard intransigeant qu'il porte sur ses parents dont il a rapidement honte. Le restaurant n'est en fait qu'une rôtisserie assez sordide, contrairement aux vantardises du père, où la famille besogne sans cesse préoccupée par l'argent à gagner pour améliorer les lieux; mais cette course effrénée n'est jamais satisfaite, le but à atteindre paraissant toujours reculer et donc jamais à portée de main.

Sara appartient à un milieu aisé qui établit des hiérarchies sociales très nettes : ses parents ne fréquentent par la rôtisserie des parents de Chi-Huei et le mot de "juif" attribué à  la famille de son amie Julia n'est pas "anodin" dans leurs bouches. Cependant ils sont pleins d'attention envers leur fille. Un fossé va pourtant se creuser entre elle et eux lorsqu'elle rencontre un vagabond sur les marches d'une église. Celui-ci lui paraît sale, malheureux, amaigri et sa pauvreté la touche si bien qu'elle finit par s'identifier à lui. Plus tard, elle remarque la présence du jeune homme partout où elle passe, quand elle va attendre le but scolaire, devant les fenêtres de sa maison. Il la fascine et lui fait peur. Sara finit par mentir à ses parents, par transgresser les interdits en s'aventurant hors de son quartier. Elle rencontre le vagabond dont l'attitude est pour elle un mystère et le restera car la marginalité n'a pas toujours une explication rationnelle.

Dans la première partie, j'ai été un moment déroutée par une certaine recherche(?) stylistique (ou traduction?)qui fait que l'on parle parfois d'un personnage en employant l'article défini : le grand père puis d'un autre en employant un adjectif possessif : son père, possessif  dont on  a l'impression qu'il renvoie au grand père, ce qui n'est pas le cas.  Mais une fois passé cette bizarrerie, j'ai trouvé l'analyse menée par Elvira Navarro très subtile. 

Si le récit de Sara est écrit à la première personne, celui de Chi-Huei est  rapporté à la troisième personne par un narrateur extérieur qui décrit les faits mais se place à l'intérieur des consciences. Ainsi, il y a toujours semble-t-il deux niveaux de compréhension dans le texte comme si les choses visibles en couvrent d'autres qui pour n'être pas dites n'en existent pas moins. Le conscient et l'inconscient s'interpénètrent. Par exemple, la mère de Chei-Huei paraît bien  s'entendre avec sa belle mère, l'épouse du grand père. Mais il y a toujours entre elles ce qui n'est pas dit : Qui va hériter du grand père? Le narrateur nous révèle ainsi les rapports de domination que les parents du garçon entretiennent entre eux, le grand père possédant l'argent, le père amoindri par la captivité et les tortures qu'il a subies en prison devenant un objet de mépris. Et puis il y a aussi les relations de la mère envers le fils, ce sentiment de culpabilité qu'elle ressent et qui la pousse à se disculper en accusant le grand père ou la tante. Cette hypocrisie de la mère, entre cruauté et douceur, cette haine et ce mépris que le garçon ressent envers elle aussitôt détournés de leur cours par la compassion, sont autant de fêlures dans l'enfance de Chi-Huei. Cependant, l'on s'aperçoit bientôt que chacun a sa vérité et que l'incompréhension du fils et de la mère est mutuelle. L'analyse de Chi-Huei, en effet, est faussée par la honte qu'il éprouve et son mépris de la misère.
Voilà un roman bien pessimiste et qui donne parfois l'impression d'une analyse au scalpel. Cependant j'ai aimé l'intelligence du récit et la vérité des sentiments complexes éprouvés par les enfants. Il n'est pas facile d'être adolescent et de vivre sa vie sans pouvoir la dominer, ce l'est encore moins quand on est enfant d'immigrés et que l'on vit dans la misère et le rejet.

 La ville heureuse publié en 2009 en Espagne a obtenu deux prix et le titre du meilleur roman de l'année et il faut reconnaître qu'il le mérite bien.


Mes remerciements aux  Editions Orbis Tertius pour ce roman traduit de l'espagnol par Alice Ingold