Cette courte nouvelle de Virginia Woolf, La duchesse et le joailler, pourrait être un vaudeville! Je la vois très bien, adaptée sur une scène de théâtre, légère et brillante ! Jugez plutôt!
Oliver Bacon, le plus riche joaillier d’Angleterre reçoit pour une transaction commerciale au fond de sa boutique obscure la Duchesse de Lambourne, un des plus grands noms de la noblesse anglaise! Le joaillier, issu d’un milieu très modeste, se permet de faire attendre la duchesse, un luxe qui lui procure un intense plaisir! L'aristocrate, qui a une addiction au jeu, cherche à lui vendre ses célèbres perles pour payer ses dettes. Oui, mais les perles sont-elles vraies ou fausses? On peut s’attendre à tout de la part de la vieille dame! C’est le jeu du chat et de la souris, chacun avance ses pions, qui sera le plus habile, le plus rusé?
Cependant, là où cesse le vaudeville commence Virginia Woolf : le portrait de Oliver Bacon, de son ascension vers la richesse qui le mène au sommet, la rencontre entre les deux personnages, sont transcendés par le style éblouissant de l’écrivaine.
Des métamorphoses grotesques
Oliver Bacon, au-delà de de son tailleur renommé, de ses vêtements élégants et bien coupés, de ses gants beurre frais perd peu à peu son apparence humaine, sous la plume de l’écrivaine, pour devenir animal. Il y a d’abord le nez « qu’il avait long et souple comme une trompe d’éléphant », un nez qui semble traduire l’avidité jamais satisfaite du joaillier et aussi son flair pour faire de bonnes affaires et puis, la métamorphose se poursuit de l’éléphant à « un verrat gigantesque sur un terrain empli de truffes » toujours flairant « une nouvelle truffe, plus noire, plus grosse ». Enfin apparaît le chameau « la démarche légèrement chaloupée », toujours « mécontent de son sort », méprisant, saluant ses subalternes d’un doigt. Tout au long de la nouvelle un autre portrait, celui du petit garçon de jadis « rusé et malin, aux lèvres pareilles à des cerises mouillés », lui est opposé, une antithèse un peu triste, celle de la pauvreté et de la richesse, de la jeunesse et la vieillesse, et, au bout, le vide d’une vie qui cherche toujours autre chose, qui ne peut se contenter de ce qu’il a.
Quant à la duchesse, une longue métaphore filée la dépeint à la fois comme une vague de l’océan impétueuse car parée de tous les noms prestigieux de son ascendance et un paon dont elle a les riches couleurs, le déploiement irisée de la traîne, et l’arrogance hautaine.
"Puis elle apparut, emplissant le cadre de la porte et infusant dans toute la pièce l’arôme, le prestige, l’arrogance, la pompe et l’orgueil de tous ces ducs et duchesses dans une seule énorme vague."
A son contact, même les objets prennent une forme animale comme cet étui dans lequel la duchesse enferme ses bijoux et qui a l’air d’un « long furet jaune », telles ses perles qui sont « les oeufs d’un oiseau paradisiaque »..
Mais comme une vague finit par se briser et un paon par replier sa traîne, la duchesse reprend forme humaine, dépourvue de ses attraits empruntés, l’image vraie de ce qu’elle est : "une femme d’âge mûr, très corpulente, très épaisse, et engoncée dans une robe de taffetas rose."
C’est ainsi que Virginia Woolf joue avec ses personnages, dépouillant l’un de son aspect humain pour dévoiler l’animal qui vit en lui et tout au contraire, retirant à l’autre la parure chatoyante du paon pour lui redonner, non sans cruauté, sa forme humaine .
Ainsi sous les apparences, Virginia Woolf débusque la vérité de ces deux êtres qui vont s’affronter dans un combat feutré, hypocrite, où chacun déploie les armes qu’il a en main : l’argent d’un côté, le prestige de l’autre, voire l’amour!
Une lutte sociale
Car il s’agit bien d’un combat, d’un duel plutôt à fleurets mouchetés, mais les armes de l’un et de l’autre sont-elles à égalité?
« Amis et ennemis. Il était le maître, elle, la maîtresse. Ils se trompaient mutuellement, chacun avait besoin de l’autre, chacun craignait l’autre… »
Chacun, tour à tour, marque des points. L’enjeu du duel? La duchesse va-t-elle parvenir à vendre ses perles sans que Oliver Bacon en vérifie leur authenticité?
Grandeur et faiblesse d’Oliver Bacon
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John Singer Sargent : Coventry Patmore, poète anglais |
Grandeur! Oliver Bacon a un moment de pur bonheur en faisant attendre la duchesse pendant dix minutes. L’intensité et l’étirement de ses dix minutes correspondant à une jouissance infinie de la part du banquier sont marqués par la répétition du verbe attendre qui revient quatre fois :
« La duchesse de Lambourne attendait son bon plaisir…/ elle attendait son bon plaisir; /elle attendrait dix bonnes minutes sur une chaise au comptoir../ elle attendrait qu’il soit disposé à la voir…
Le rythme de la phrase semble épouser celui du tic tac des aiguilles de la pendulette que Oliver Bacon consulte pour mieux savourer l’écoulement de ces dix minutes de puissance.
Savourer est le mot juste puisque les images que lui apporte la marche des aiguilles sont de l’ordre du goût, de la cuisine, nourriture ou boisson, mais toutes liées à des mets fins et raffinés que seul l’argent peut permettre d’acquérir : « un pâté de foie gras, une coup de champagne, un verre de fine cognac, un cigare d’une guinée ».
D’autre part, le décor dans lequel il reçoit la duchesse est le symbole de son pouvoir avec, derrière lui, une « séries de coffre-fort d’acier poli »… Ce même décor présente pourtant la faille du personnage. Même si elle est célèbre dans le monde entier, la boutique est « obscure », « une sombre petite boutique », tout comme l’était la ruelle « crasseuse » où il jouait aux billes en cherchant à vendre des chiens volés quand il était gamin. Obscur! C’est la limite de son pouvoir.
Grandeur et faiblesse de la duchesse
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John Singer Sargent* : Lady Faulen-Philips (1898) |
A l’obscurité du banquier correspond la déferlante de lumières et de couleurs de la duchesse, « éclaboussant de tous ses reflets, verts, roses, violets; de ses chatoiements; des rayons fusant de ses doigts, de ces plumes oscillantes aux éclats soyeux »… une antithèse entre l’ombre et la lumière, mais aussi entre la discrétion et le paraître. Tout est élégance et raffinement chez Oliver Bacon, du moins quand on ne voit pas la bête qui est en lui, tout est ostentation chez la duchesse qui apparaît comme une sorte de géante en mouvement, « énorme vague de l’océan » ou au contraire solidement ancrée dans la terre comme une montagne : Ainsi les perles « dévalèrent les pentes des vastes montagnes que formaient les cuisse de la duchesse pour rouler dans l’étroite vallée. »
Mais la faiblesse de la duchesse est évidente. Elle a besoin d’argent pour couvrir ses dettes de jeu et elle a tout aussi besoin de discrétion de la part de son interlocuteur car le duc, son mari, ne doit pas être mis au courant.
Pourtant la duchesse marque des points, lorsqu’elle répète ces mots « - Mon vieil ami, murmura-t-elle, mon vieil ami. », qui sont aussi pour lui une friandise « comme s’il léchait ses paroles » .
Un autre point quand elle l’invite à une réception avec « le premier ministre et son Altesse royale » mais la botte secrète, c’est lorsqu’elle ajoute « et Diana » , Diana, sa fille dont Oliver est amoureux!
Ce sont donc bien deux classes sociales qui s’affrontent, la bourgeoisie qui se pare de sa richesse, la noblesse désargentée qui s’enveloppe dans ses titres et brandit les noms glorieux de ses ancêtres. A la longue, d’un point de vue historique, on le sait, c’est l’argent qui l’a emporté! Mais dans ce petit drame singulier qui se joue devant nous, qui a gagné? La réponse n’est pas aussi évidente et je vous la laisse découvrir par vous-mêmes!
*John Singer Sargent (1856_1927) : ce peintre américain, portraitiste de talent très apprécié par la haute société américaine et anglaise me paraît très bien correspondre aux portraits brossés par Virginia Woolf.
Lecture commune avec Laure Micmelo ICI
La prochaine lecture commune d'une nouvelle de Virginia Woolf avec Laure est prévue pour le mois de Juin :
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