L’Histoire d’un pauvre homme de Léon Tosltoï est paru en 1860 sous le titre de Polikouchka. Une conversation entre la Barina, propriétaire du village, et son intendant nous apprend que celle-ci doit choisir trois recrues parmi ses serfs pour l’armée impériale.
« Ce jour-là, il s’agissait du recrutement. Le domaine devait trois hommes. Deux étaient désignés d’emblée, par la force des choses, par la réunion de certaines conditions de famille à la fois morales et économiques ; pour ceux-là, il n’y avait plus à hésiter ni à discuter : le mir, la barinia et l’opinion publique étaient d’accord sur ce point. C’était le troisième qui faisait l’objet de la discussion. Le gérant ne voulait pas qu’on touchât à aucun des trois Doutlov ; il eût préféré qu’on prît à la place le dvorovi chef de famille, Polikouchka, un garnement mal famé, surpris trois fois volant des sacs, des guides et du foin. » Les serfs constituaient la plus grande partie de l’armée et c’est, en effet, au seigneur qu’incombait ce choix qui n’était pas sans conséquence pour ceux qui étaient recrutés. A l’origine, le service durait vingt cinq ans, le serf y était misérable, affamé, soumis à une discipline terrible. C’était une sorte de mort civile. Il ne revoyait plus sa femme qui, bien souvent était obligée de se prostituer pour vivre, ni ses enfants, il perdait ses droits et ses biens s’il en avait, et lorsqu’il était libéré -s'il ne mourrait pas avant-, il n’avait comme recours que la mendicité. C’est pourquoi, bien souvent, le seigneur choisissait des hommes dont il était mécontent et en profitait pour se débarrasser des fortes têtes. C’était devenu un moyen de punition.
La Barina hésite, elle ne veut pas de mal aux Doutlov mais elle ne veut pas sacrifier Polikouchka qu’elle a converti elle-même et qui lui a promis d’être honnête : sauver une âme, la ramener à Dieu, ce dont elle n’est pas peu fière ! Elle décide donc de laisser à l’assemblée rurale, le Mir, le soin de trancher. C’est Illyouchka, le neveu de la famille Doutlov qui est tiré au sort. Pendant ce temps, la Barina met Polikouchka à l’épreuve en l’envoyant à la ville chercher une forte somme d’argent que lui doit un marchand, en charge au serviteur de lui ramener la somme intacte. Elle lui fait confiance.
Polikouchka va-t-il réussir son épreuve ? Le neveu va-t-il échapper à l’armée ? Je ne vous en dis pas plus mais sachez que l’histoire est tragique et que le dénouement est particulièrement cruel. Tolstoï décrit la vie russe, la pauvreté incommensurable des serfs et les mentalités. La nouvelle présente une critique sociale assez appuyée : la Barina pourrait racheter le serf mais cela ne lui vient pas à l’esprit malgré l’étalage de bons sentiments et le vieux paysan, le riche Semione Doutlov, pourrait faire de même pour son neveu bien qu’il prétende être pauvre mais il est trop avare. Tolstoï insiste bien sur ce point et réunit dans une même critique la maîtresse et le paysan, tous deux hypocrites et égoïstes. On lit le récit en état d’urgence tant on est angoissé de savoir ce qui va arriver. Une nouvelle très forte. Du Tolstoï ! What else ?
A priori qu’y a-t-il de commun entre un arbre de Noël et un mariage ? C’est ce que va nous expliquer Dostoievski dans cette nouvelle qui ne manque pas de cruauté.
Le narrateur assiste à une fête donnée à l’occasion de Noël par un homme d’affaires. Cette réunion qui rassemble les enfants autour de l’arbre est, en fait, un prétexte pour les pères de discuter de leurs affaires et le narrateur, peu intéressé, se retire dans un petit salon, derrière un massif de plantes qui lui permet d’observer sans être vu. C’est la position idéale pour l’écrivain qui y va de sa verve satirique. Il y a l’invité de marque, Julian Mastakovitch, que l’on entoure de prévenances, que tous flattent : « un homme bien nourri, tout rouge de figure, avec une ventre rond sur des cuisses très grasses. »
Il y a aussi l’invité dont personne ne se soucie et qui « était obligé pour se donner une contenance, de lisser ses favoris, d’ailleurs fort beaux. Mais il le faisait avec tant d’application qu’on aurait pu croire que les favoris étaient venus au monde d’abord et qu’ensuite on avait désigné ce monsieur pour les lisser »
J’adore ce genre de détail qui fait tout le sel de la nouvelle et porte la griffe d’un grand écrivain. Ou encore les petites notations sociales qui indiquent le rang des enfants et témoigne de la hiérarchie toujours marquée même en ce jour de fête chrétienne !
« la fillette aux trois cent mille roubles de dot reçut la plus belle poupée … et ainsi de suite : la valeur du jouet diminuant en proportion de la moindre importance pécuniaire des parents »
La fillette (qui a 11 ans) vient se réfugier dans le salon avec sa poupée où notre narrateur est toujours dissimulé. Un garçon pauvre, modestement vêtu, qui n’a reçu qu’un petit cadeau et est rejeté par les autres, vient la rejoindre. C’est le fils de l’institutrice. Mais soudain l’invité de marque, Julian Mastakovitch, s’introduit dans le salon et comptant à voix haute, calcule à combien montera la dot de la petite fille lorsqu’elle sera en âge de se marier, à seize ans. Puis il se dirige vers l’enfant et cherche à l’embrasser : « il se pouvait que le calcul sur les doigts l’ayant séduit, il eut agi comme un gamin en voulant aborder l’objet de ses rêves qui ne pouvaient devenir réalité que dans cinq ans. ».
La concupiscence de cet « homme respectable » qui passe sa honte et sa colère du refus de la fillette sur le fils de l’institutrice en dit long sur ses intentions et éclaire le titre. Mais je vous laisse découvrir la suite.
On remarquera que l'homme est le seul à être nommé, peut-être pour montrer le rang privilégié qu’il occupe dans cette société ? Peut-être pour dire que l’on ne peut avoir un nom que lorsque l’on est riche et de sexe masculin. On peut alors s’acheter les petites filles bien dotées. La jeune fille n’a pas de nom, elle est appelée la fillette aux trois cent mille roubles comme si elle n’avait pas d’individualité et d'autre intérêt que sa valeur marchande. Et c’est bien le cas ! Le fils de l’institutrice, outre cette périphrase manifestement dévalorisante, collectionne les termes dépréciatifs : mon petit, garnement, petit polisson. Ce sont les deux victimes, anonymes, l’une fille et riche, l’autre garçon et pauvre, de cette société mercantile.
Une petite nouvelle qui n’a l’air de rien mais en dit beaucoup !
Comme le titre l’indique La Perspective Nevski de Gogol est le grand sujet de cette nouvelle ! Le récit commence par une longue description de cette immense artère : « Il n’y a rien de plus beau que la Perspective Nevski » qui nous décrit "la reine des rues" à tous les moments de la journée. C’est là que nous rencontrons les deux personnages importants du récit, le doux et rêveur Piskariov, peintre pauvre, amoureux timide et idéaliste et le lieutenant Pirogov, officier bravache et superficiel, arrogant et brutal séducteur, deux hommes que tout oppose. C’est dans la Perpective Nevski que l’un rencontre une brune splendide dont il va s’éprendre, pour son malheur, l’autre une blonde jeune femme, mariée à un artisan allemand, qu’il va s’efforcer de séduire. Ce qu’il va advenir d’eux et de leur amour ? C’est ce que je vous laisse découvrir mais sachez que le sort de chacun d'eux est aussi dissemblable que leur caractère respectif. L’art du portait satirique est, dans cette nouvelle, comme toujours chez Gogol, très réussi ! La nouvelle nous ramène ensuite sur la Perspective Nevski et sur une méditation sur l’injustice du destin : « comme le destin se joue mystérieusement de nous ! Obtenons-nous jamais tout ce que nous désirons ? » et sur l’illusion de l’apparence : « Tout n’est que rêve, et la réalité est complètement différente des apparences qu’elle revêt ».
A noter, au passage, de la part de ce brave Gogol des propos misogynes que je me fais un plaisir de rapporter ici tant il témoigne de l’outrecuidance et la sottise masculine. Il faudrait collecter tous les propos de ce style chez les écrivains, même les plus grands ! Il y aurait matière à un gros livre !
« D’ailleurs la bêtise ajoute un charme de plus à une jolie femme. Je connaissais, en effet, de nombreux maris qui étaient extrêmement satisfaits de la bêtise de leur épouse : Ils y voyaient une sorte d’innocence enfantine. La beauté produit de vrais miracles : tous les défauts moraux ou intellectuels d’une jolie femme nous attirent vers elle, au lieu de nous en écarter, et le vice même, acquiert un charme particulier, mais dès que la beauté disparaît, la femme est obligée d’être beaucoup plus intelligente que l’homme pour inspirer non pas l’amour mais simplement le respect. »
Cette nouvelle de Tourguéniev laisse la part belle au fantastique et au rêve tout en s'achevant sur un sentiment très fort d'angoisse métaphysique.
Chaque nuit une belle jeune femme mystérieuse, éthérée, vient visiter le héros du récit, un jeune aristocrate, (Tourgueniev ? Le récit est à la première personne) et lui donne rendez-vous au pied d'un vieux chêne foudroyé. Là, la visiteuse nocturne, Ellys, dont il croit vaguement reconnaître les traits de ce visage évanescent, le transporte en volant comme un oiseau, dans des contrées lointaines aussi bien dans l'espace que dans le temps. Mais que ce soit en Italie où les armées de César ivres de carnage acclament leur empereur, que ce soit en Russie où la foule menée par le cosaque Stenka Razine contre la noblesse, se déchaîne, allumant incendies, violences et meurtres, que ce soit à Paris où la ville des lumières s'efface bien vite et devient la ville des prostituées, "de l'ignorance et des calembours faciles" et "des verres d'absinthe troubles", tout dans ces survols lui paraissent terrifiants, négatifs, terre à terre ou encore ridiculement petits et insignifiants.
"Tout notre globe avec ses habitants éphémères, sa population infirme,
écrasée par le besoin, le chagrin, la maladie, enchaînée à une masse de
poussière méprisable; l'écorce fragile et rugueuse enveloppant ce grain
de sable qu'est notre planète (...); les hommes- ces moucherons mille
fois plus insignifiants que les vrais moustiques-; leurs habitacles
modelés dans la boue, les traces imperceptibles de leur agitation
monotone, de leur lutte ridicule contre l'inéluctable et le préétabli-
tout cela me donnait subitement la nausée..."
Mais peu à peu, le jeune homme constate que le visage d'Ellys devient plus consistant, plus visible, tandis que ses propres forces s'amenuisent et le narrateur s'interroge : Qui était-elle cette Ellys? Un fantôme? Une émanation du Malin ? Une sylphide ? Un vampire ? Par moments, il me semblait qu'elle était une femme que j'avais connue autrefois....".
Je ne vous en dirai pas plus !
Ou plutôt, je dirai que la force de Tourguéniev vient de ce qu'il retombe sur ses pieds dans cette haute voltige de voyages vertigineux et nous ramène à la plate réalité et au sentiment de la petitesse de l'homme.
PS : Je viens de voir le récapitulatif de Bonnes nouvelles dans le blog de Je lis Je blogue alors que je pensais que le défi commençait en Janvier ! Je crois que j'ai tout faux !
Dans Les enfants de la Volga, Gouzel Iakhina raconte l’histoire des Allemands de la Volga, près de Saratov, une communauté attirée en Russie par la tsarine Catherine II dans la seconde moitié du XVIII siècle et qui a conservé sa langue, ses traditions et sa culture. En 1918, Lénine reconnait leur autonomie. Dans les années 1921-1922, les Allemands connaissent la famine, ce qui en décide certains à retourner dans leur pays d’origine. Les autres ont eu à subir les vicissitudes de l’histoire, réquisitions, collectivisation, déportation en Sibérie pendant la guerre de 1940-45; après la guerre, la communauté ne s’est jamais reformée et a disparu.
C’est dans ce cadre que s’inscrit l’histoire du schulmeister (maître d’école) Jakob Ivanovitch Bach, un être laid, falot, effacé et solitaire, à la parole difficile, qui mène une vie monotone, réglée par la cloche de l’école dans un petit village allemand au bord de la Volga. Le cours de cette terne existence va être rompu lorsqu’un riche fermier, habitant l’autre rive de la Volga gardée par de hautes falaises, le fait venir pour donner des leçons à sa fille Klara. La jeune fille doit apprendre l’allemand car son père a décidé de repartir en Allemagne. Comment le destin va réunir les jeunes gens, comment la mort de Klara à la naissance de sa fille va les séparer, comment l’existence de Bach va se dérouler à l’écart du Monde, des révolutions, de la guerre, un monde tourmenté qui ne fait irruption que de temps à autre pour bouleverser la vie de Bach, à l’abri de la haute rive du fleuve, c’est ce que je vous laisse découvrir…
Il y a comme d’habitude chez Gouzel Iakhina une puissance d’écriture assez fulgurante qui font de la Volga un personnage à part entière, une frontière qui retranche du cours de la vie, force protéïforme selon les saisons, prise dans la glace en hiver ou déchaînée au moment de la débâcle.
Ils voguaient dans la nuit : la Volga était comme une mer d'encre. L'encre clapotait contre la coque, l'encre noyait l'horizon - on ne comprenait pas où s'arrêtait le fleuve, où commençait la steppe, où arrivait la steppe et où commençait le ciel. Les étoiles se reflétaient sur les flots d'encre, les feux de Gnadenthal y tremblotaient, et personne n'aurait pu dire, à cette heure, quelles lumières venaient des maisons, et quelles lumières venaient du ciel.
La nature tient une place prépondérante dans le roman avec des descriptions somptueuses qui font appel à tous les sens.
Ces images figées -la ferme de Grimm, les forêts sur la rive droite de la Volga, les steppes sur la rive gauche, la Volga elle-même, et la chouette chassant le mulot -, tout avait été pétrifiéen un instant par la puissance du froid et recouverte du cristal glacé le plus pur, comme une fourmi peut-être enfermée dans un morceau d’ambre transparent. Les mélodies à peine audibles de ce monde engourdi - le crépitement des glaçons entre les rondins de l’isba, le grincement des troncs des chênes dans la forêt - disparaissaient peu à peu, se transformaient en silence. L’ouïe de Bach se dissolvait dans ce merveilleux silence, tout comme ses sensations et ses pensées venaient de se dissoudre dans la glace. »
De beaux passages, prenants, témoignent du talent de narratrice de l’écrivaine, comme lorsque Jakob Bach donne des leçons à Klara Grimm qu’il ne peut voir, séparé d’elle par un paravent dressé par la méfiance d’un père, lorsque la littérature tient lieu de trait d’union entre les deux personnages. On a parfois l’impression d’être dans un conte traditionnel comme ceux que Bach aime tant, où une belle jeune fille retenue prisonnière par un méchant génie devra sa liberté à l’amour. Et Bach est souvent semblable à un personnage de conte :
« Une nuit, il se fit soudain réflexion qu’il était devenu comme un nain avide tremblant pour son or. Comme Udo Grimm, qui avait essayé de séparer sa fille du monde avec un paravent. »
Mais comme nous ne sommes pas réellement dans un conte, la réalité sera tout autre ! Moments d’une grande beauté morbide, le corps de Klara conservé dans la remise-glacière pendant l’hiver, princesse morte se parant des joyaux scintillants du gel comme une Blanche Neige dans son cercueil de verre.
« Elle était couchée, plus froide et plus blanche que la neige, dans un coffre en bois où ils conservaient les oiseaux abattus, les poissons morts, ses cils -couverts de givre. Il pleurait parceque Klara était morte. » « Le corps de la femme étendue sur la glace -pâle, avec le dessin capricieux de ses veines bleues. »
Et puis il y a l’amour du maître d’école pour les mots, le folklore allemand, les légendes et les traditions qu’il nous raconte ou plutôt qu’il écrit, lui qui bégaie et finit pas ne plus parler.
Mais d’où vient alors que j’ai moins aimé ce livre que Zouleika ou Convoi pour Sarmacande ! Je me le suis demandé à plusieurs reprises quand je sentais mon intérêt faiblir.
Ma réponse est la suivante : les personnages, Bach surtout, s’abîment tous deux dans le silence, sont dans l’impossibilité de partager leurs sentiments, de communiquer entre eux. Il m’a donc été difficile de m’intéresser à eux tout le temps ! Bach paraît souvent immobilisé, prisonnier de son absence de paroles, comme de son impuissance à exprimer ses émotions. Evidemment, c’est ce que veut montrer l’écrivaine mais j’ai éprouvé de la frustration de ne pas en savoir plus. Ce n’est pas toujours facile de retenir le lecteur avec un antihéros ! D’autre part, j’ai trouvé que le roman avait des longueurs. Je n’ai pas été intéressée, par exemple, par tout ce qui concerne le personnage de Staline, jamais nommé, mais mis en scène d’un manière un peu trop démonstrative. Bref ! j’ai trouvé que l’intérêt du livre n’était pas constant. Et c’est dommage car Gouzel Iakhine est une grande écrivaine au style évocateur, puissant, poétique et original !
J’ai lu et beaucoup aimé le premier roman de Gouzel Iakhina, Zouleikha ouvre les yeux et voilà que le talent de cette écrivaine russe se confirme avec ce troisième et formidable livre : Convoi pour Samarcande
Quelle force dans ce roman qui s’appuie sur une réalité historique terrible ! Nous sommes en 1920, après la révolution d’Octobre 1917, la famine règne dans la région de la Volga. Le pouvoir soviétique décide de sauver les enfants de la famine en les envoyant à Samarcande où ils pourront être pris en charge par des institutions pour y être nourris et soignés. C’est un officier de l’armée rouge, Deïev, qui prend en charge les cinq cents enfants, orphelins ou abandonnés par leurs parents. Il est assisté par la commissaire Blanche, l’infirmier Boug, et des femmes chargées des soins à leur apporter. Dès le début, un différend oppose Deïev à Blanche au sujet des enfants grabataires. Pour la commissaire, ces enfants sont déjà condamnés, mourants, et ne doivent pas intégrer le convoi. Deïev décide de les amener et de les sauver tous si possible.
« J’ai voyagé dans le pays de l’Oural à Petrograd, et c’est partout la même chose ! Les enfants n’ont plus leur place nulle part ! » C'est le cri de Deïev à l’inspecteur chargé de vérifier le bon état du convoi … P307
Il s’agit d’un voyage de quatre mille kilomètres, dans des régions où règne la faim, dans un pays totalement désorganisé par la guerre, où les Tchékistes font régner la terreur, où il faut traverser des zones désertiques infestées par les Russes blancs, des cosaques rebelles et cruels, dans une lutte toujours renouvelée pour obtenir des vivres et de l’eau à chaque arrêt, des médicaments, et du bois pour alimenter la locomotive.
« Partout les gens s’entretuent, encore plus que pendant la guerre civile. Les soldats du ravitaillement des villes tuent les paysans ! Les paysans tuent les communistes ! Les communistes tuent les Koulaks ! Les Koulaks tuent les Tchékistes ! Les Tchékistes tuent les bandits blancs. ! Et les bandits blancs tuent tous les gens qui leur tombent sous la main ! Parce qu’ils ont tous la guerre dans leurs coeurs ! Elle n’est pas au Turkestan, ni à Orenbourg, mais dans nos coeurs »
Ce voyage va se révéler une course hallucinée contre la mort, aux confins de la folie.
Les enfants, malades, meurent, les uns après les autres, le choléra frappe et décime nombre d’entre eux. Le jeune homme fait preuve d’un dévouement sans limites, risque sa vie dans sa quête de nourriture. Chaque petit mort qu’il enterre lui-même le long du chemin en le berçant dans ses bras est une défaite personnelle et lui arrache une partie de lui-même. Il ne respecte plus les termes de son contrat qui lui ordonne de ne recueillir que des enfants de la Volga. Et il fait monter dans le train tous les petits vagabonds à moitié morts de faim qui veulent en faire partie malgré la menace d’être envoyé dans un camp qui pèse sur lui et qu’il fait courir à ceux qui l’assistent. Deïev est un personnage extrêmement attachant. On comprend qu’il a vécu des choses terribles et que le souvenir de ceux qu’il a tués le hante, que les atrocités auxquelles il a assisté ne peuvent s’effacer. Sa sensibilité est exacerbée, ses souffrances aussi. Rien ne semble pouvoir adoucir ses blessures, le sentiment de culpabilité lancinant qu'il éprouve.
« Mes camarades plus intelligents disaient aussi que dans ce train, je ne sauvais pas des enfants, mais moi-même. Eh! bien, pourquoi pas ? A mon avis, c’était le meilleur moyen que je pouvais trouver. A mon avis tous ceux que nous avons rencontrés pendant ce mois et demi ont fait la même chose. Ils se sont sauvés. » P455
Il est entouré de personnages à la forte personnalité, comme l’infirmier Boug où Fatima, une belle personne qui donne amour et tendresse aux enfants. Et partout, malgré la cruauté et la guerre qui règnent dans les coeurs, il y a des élans de solidarité qui prouvent que l’humanité en péril n’est pas complètement morte et que les humains sont capables du meilleur comme du pire !
Quant aux enfants, certains sont individualisés comme le petit Zagreïka dont le destin est un crève-cœur, les autres forment un groupe qui nous est présenté dans ses caractéristiques communes, enfants des rues, orphelins, abandonnés, affamés, battus, maladifs… Ils ne doivent parfois leur survie qu’à leur débrouillardise, au vol, à la prostitution, ils ont un langage riche, fleuri, bien à eux, et se donnent des surnoms qui peignent leur caractère, leur maladie ou infirmité, mais aussi leur "spécialisation" quant aux "métiers" qu’ils exercent, surnoms qui trahissent une imagination et une certaine résilience par rapport aux maux qu’ils subissent : Prof rouillé, Griga Une Oreille, Pet de mouton, Jojo Vipère, Egor Argilovore, Toute Tordue, Procha famélique, Toussia Grande Gueule; Macha N’y Touche pas; Sazon Coupe-Jarret, Malouf L’Esbrouffe, Lida Prostitue-toi, Zina Mange Pourri, Guek La Torture, Tassia Pas Une Salope, Tombe La Lame, Gaffar Voleur de chevaux, Illya Fossoyeur, etc….
"Les sobriquets de « travail » ne parlaient pas seulement de leur propriétaire, mais aussi de leur âme enfantine."
Ce livre est ainsi un bel hommage à tous ces enfants martyrisés.
De plus, les talents de conteuse de Gouzel Iakhina donnent une grande intensité à certaines scènes, celle où les enfants chaussés des bottes trop grandes, prêtées par les soldats de l'armée rouge, montent dans le train, ou encore celle, impressionnante, où un pope célèbre la messe devant les cosaques de Iablotchnik et leur ataman dans le wagon-église du train, ou encore quand Deïev, malade, soigné dans le caravansérail des Basmatchis, est confronté à Bek Bouré et aux trois têtes coupées de ses ennemis.
Un très beau roman à la lecture riche et marquante !
* Gouzel Iakhina a aussi écrit Les enfants de la Volga, son second livre, que je n’ai pas lu.
Le petit Héros est une nouvelle écrite par Dostoievsky en avril 1849 quand il était enfermé à la forteresse Pierre et Paul, accusé d’un complot contre le tsar.
Fédor Dostoïevsky fait partie d’un groupe de jeunes gens aux idées progressistes, réunis autour de la figure de Petravesky, mais plus bavards que révolutionnaires. Il n’était coupable, en fait, que d’avoir conservé chez lui un écrit interdit et une presse à imprimer pour éditer des textes anti-gouvernementaux. Il est condamné à mort avec ses compagnons en décembre 1849. Avec une perversité machiavélique, le tsar imagine alors une mise en scène macabre : le 22 Décembre, les condamnés sont alignés, la tête encapuchonnée, face au peloton d’exécution. Au dernier moment le tsar commue la peine de mort en quatre ans de bagne.
Bien longtemps après, Dostoievsky écrira dans L’idiot : Peut-être y-a-t-il de par le monde un homme auquel on a lu sa condamnation à mort, qu’on a laissé souffrir cette torture et puis à qui on a dit : « Va, tu es gracié. ». Cet homme là pourrait dire ce qu’il a éprouvé. C’est de cette douleur et de cette horreur que le Christ a parlé. Non, on n’a pas le droit d’agir ainsi avec un être humain. »
Le jour de Noël 1849, Dostoievsky part pour la Sibérie. Il y passera neuf ans, quatre au bagne, cinq dans l’armée comme simple soldat. Ce sont ces années que racontent Les souvenirs de la maison des morts. voir mon billet ICI
Le petit héros
C’est donc dans sa cellule où il attend son jugement qu’il écrit, à la lueur de la bougie, Le Petit héros, un souvenir autobiographique échappé à son enfance.
Le garçon a onze ans il est envoyé pour les vacances d’été près de Moscou, chez un parent qui reçoit beaucoup. Dans la grande maison de campagne, les invités se pressent, toute la bonne société moscovite qui aime briller et qui se rassemble pour faire assaut de bel esprit, montrer ses toilettes et raconter des méchancetés : "les ragots allaient leur train, puisque, sans eux, le monde ne serait plus lui-même et des millions de personnes mourraient d’ennui comme des mouches." Les belles dames lui caressent distraitement les cheveux, c’est encore un enfant … et pourtant plus tout à fait ! Il est à cet âge charnière où l’enfant n’est pas encore homme mais où la sensualité s’éveille et où il ressent les premiers émois amoureux sans qu’il sache vraiment leur donner un nom : «Il y avait quelque chose au fond de mon coeur, quelque chose que le coeur ne connaissait pas, qu’il n’avait encore jamais senti, mais qui le faisait parfois brûler et battre, comme effrayé, et souvent une rougeur inattendue inondait mon visage. Parfois je me sentais comme honteux et blessé de tous les privilèges enfantins dont je jouissais. ». Parmi ces grandes dames, une jeune femme blonde, coquette, joyeuse, un peu « toquée » se moque de ses timidités, l’humilie en public à un âge où la susceptibilité est à fleur de peau, et elle devient vite son « ennemie ». La naïveté de l’enfant attise les moqueries suscitant son angoisse, sa honte et son désespoir. C’est pour faire cesser ses rires qu’il enfourche un cheval sauvage et dangereux, qu’aucun cavalier aguerri ne veut monter, ce qui lui vaut le respect et l’amitié de la blonde rieuse et son surnom de « Petit héros ».
Le chevalier servant
Grande dame de la noblesse russe
Mais le coeur du « Petit héros » va à l’amie de la belle Blonde, Mme M* dont la beauté et tristesse le touchent. L’enfant devient peu à peu son chevalier servant. Il lui sert d’alibi. Il lui vient en aide dans les rapports ombrageux qu’elle entretient avec Mr M*, son mari jaloux"non par amour mais par amour-propre", sans trop comprendre les enjeux mais avec une intuition due à la délicatesse de ses sentiments : "je me trouvais dans un étonnement étrange devant tout ce qui m’avait été donné de voir ce matin-là." C’est d’un oeil attentif qu’il observe la société, à la fois séduit par
ce qui brille mais déjà critique, sans percevoir, parfois, les non-dits et les
drames vécus par les adultes.
Comment comprendre, en effet, ces joute oratoires où la Blonde pour défendre son amie cherche à ridiculiser M.M*et "à faire revêtir au mari jaloux le costume le plus comique et le plus bouffon, et, je suppose, celui de Barbe bleue.". Pourquoi Mme M* fait-elle savoir à son mari qu'elle ne désire pas dire au revoir à Mr N* ? Mais pourquoi voit-elle celui-ci en secret avec la complicité du jeune garçon ?
Le point de vue de l'enfant, le jugement de l'adulte
Cette nouvelle initiatique assez cruelle est d’une grande finesse psychologique. L’enfant qui raconte son histoire à la première personne est un jouet dans les mains des adultes qui le manipulent et se moquent de lui. Le jeune garçon en est conscient mais ne peut rien faire si ce n'est souffrir et s'indigner. Mais c'est de sa propre initiative, pourtant, qu'il vient au secours de Madame M*.
En prenant le point de vue de l’enfant qui ne comprend pas tout mais devine et ressent, Dostoievsky laisse au monde des adultes un aura de mystère. C’est au lecteur de compléter ce qui n’est pas dit explicitement.
Mais l’écrivain adulte qui s’efface derrière le petit garçon, reprend la parole lorsqu’il présente une critique de cette société oisive, frivole et factice. Ainsi à propos du mari de Madame M*, sa plume se fait féroce :
On le disait un homme intelligent. C’est ainsi que, dans certains cercles, on appelle une race particulière, engraissée sur le compte d’autrui, qui ne fait absolument rien, qui ne veut absolument rien faire, a un morceau de gras à la place du coeur.
Puis passant de l’individu à toute une classe sociale : « Dans leur orgueil démesuré, ils n'admettent pas qu'ils auraient des défauts. Ils ressemblent à cette race de filous de l'existence, des Tartufes et Falstaffs congénitaux, qui se sont tellement pris dans leurs propres filouteries qu’à la fin ils arrivent à se persuader qu’il doit en être ainsi, ils vont répétant si souvent qu’ils sont honnêtes, qu’ils finissent par croire que leur friponnerie est de l’honnêteté. Incapables d’un jugement quelque peu consciencieux ou d’une appréciation noble, trop épais pour saisir certaines nuances, ils mettent toujours au premier plan et avant tout leur précieuse personne, leur Moloch et Baal, leur cher moi. La nature, l’univers n’est pour eux qu’un beau miroir qui leur permet d’admirer sans cesse leur propre idole et de n’y rien regarder d’autre ;"
Dans cette belle nouvelle, Dostoievsky peint avec précision et sensibilité la révélation de l’amour, ce moment si émouvant et exaltant mais aussi si troublant et délicat où l’enfant se dépouille de sa chrysalide et prend conscience de ce qu’il éprouve et il conclut : « Ma première enfance venait de s’achever. »
Illustration Ivan Bilibine : Conte du tsar Saltan : La princesse cygne et l'île Bouaïana
"Le Conte du tsar
Saltan, de son fils, glorieux et puissant preux le prince Gvidon
Saltanovitch et de la très-belle princesse-cygne " : voici le titre complet du conte merveilleux d'Alexandre Pouchkine qu'il a publié en 1832. Il s'agit d'un conte traditionnel issu du folklore russe mais de nombreux contes dans le monde reprennent le thème des deux soeurs jalouses qui cherchent à se venger de la troisième plus chanceuse, épouse du prince.
Le conte du tsar Saltan de Pouchkineest l'un des contes les plus célèbres en Russie. Nicolaï Rimski Korsakov et son librettiste Bielski ont adapté l'oeuvre de Pouchkine pour créer un opéra Сказка о царе Салтане portant le même titre.
Ivan Bilibine : le tsar choisit Militrissa pour épouse, les deux autres comme cuisinière et tisseuse
Trois
sœurs rêvent à leur avenir dans une modeste isba : que ferait chacune d'elle si elle était tsarine ? L'une dit qu'elle préparerait un grand festin, l'autre
qu'elle tisserait des vêtements somptueux, la troisième, la belle
Militrissa, qu'elle donnerait un bogatyr (preux-chevalier) à son
tsar bien-aimé. Le tsar Saltan qui passait près de chez elles
les entend. Il décide d'épouser la troisième et engage les deux autres comme
cuisinière et tisserande.
Mais
le tsar doit partir à la guerre. Il laisse son épouse enceinte.
Celle-ci accouche bientôt d'un beau petit garçon, le tsarévitch,
Guidon, qui grandit à une vitesse prodigieuse. Les deux sœurs,
jalouses, avec l'aide de leur mère Babarikha, envoient un message à
Saltan pour lui dire que sa femme a accouché d’un monstre.
La
Babarikha est la mère des trois soeurs, mais elle tient le rôle de la
marâtre des contes de fées quand elle devient complice de ses deux
filles pour faire obstacle à la troisième. Elle est aussi une femme- marieuse. Le
tsar répond en demandant qu'on attende son retour pour décider du sort de
l'enfant mais les méchantes femmes substituent le message du tsar à
un autre qui ordonne d'enfermer la tsarine avec son enfant dans un
tonneau et de les jeter à la mer. La mer a pitié de l'enfant et la mère et le tonneau échoue sur une île
lointaine nommée Bouïana ...
Ivan Bilibine : la ville merveilleuse sur l'île Bouïana
Le
tsarévitch Guidon devenu un beau jeune homme sauve un cygne poursuivi par un vautour. Le cygne lui explique qu'elle est une princesse et que le vautour qu'il vient de tuer est un sorcier. En
signe de reconnaissance, la princesse-cygne fait surgir une ville magnifique
sur l'île. Le bogatyr Gvidon en devient le roi puis comme il languit de
son père, elle le transforme en moustique ou en bourdon pour qu'il puisse voyager
caché dans un navire de marchands jusqu'à sa patrie natale.
Bilibine : Le prince Gvidon transformé en moustique
Par trois fois le tsar entendant vanter les
merveilles du royaume merveilleux et de son roi Gvidon par les marchands veut se rendre dans l'île
mais Babarikha et les deux sœurs le dissuadent.
La première fois en affirmant que la merveille n'est pas cette ville sur une île lointaine mais un écureuil enchanteur qui croque des noisettes d'or au coeur d'émeraude.
La seconde fois en affirmant que la merveille n'est pas cette ville lointaine mais trente trois bogatyrs- frères, des géants jeunes et braves, issus des vagues de l'océan.
La troisième fois en affirmant que la merveille n'est pas cette ville lointaine mais une princesse si belle que
Le jour, elle éclipse le soleil
La nuit elle éclaire toute la terre
Le croissant brille sous sa tresse
Et une étoile illumine sa jeunesse
traduction Tetyana Popova-Bonnal
Chaque fois le cygne réalisera le voeu du prince pour obtenir l'écureuil, les trente trois guerriers, mais pour la princesse, ce ne sera possible que par un véritable amour.
Bilibine : Arrivée du tsar et la méchante mère Babarikha
La quatrième fois, quand il entend vanter les merveilles de l'île et apprend le mariage du Gvidon avec une belle princesse, le tsar décide de partir. Lorsqu'il arrive sur l'île, il
reconnaît son épouse, la belle Militrissa,fait connaissance de
son fils Guidon marié à la princesse qui se cachait sous l’apparence du cygne. Le conte se termine dans la joie.
Une oeuvre en vers musicale
Le tsar Saltan et les trois soeurs : miniature de Palekh
Cette oeuvre est une petite merveille,un bijou brillamment ciselé, un récit vivant, animé, poétique, amusant. Le poète l'a rédigé en vers de sept ou huit syllabes dans une langue populaire, savoureuse, joyeuse, avec des personnages proches du folklore russe. On a l'impression que les vers sont chantés.
Le rythme des heptasyllabes accentués sur les syllabes impairs (1/3/5/7 ) est, en effet, très musical, et le retour des mêmes vers dans les situations qui se répètent créent un rythme interne que l'on attend comme un refrain. Ce qui nous rappelle que le conte est destiné à être oral, un conte que l'on lit aux enfants et dont les répétitions sont attendues avec joie.
Un conte merveilleux
Peintres de Palekh : Dans son palais de cristal, L'écureuil croque une noix/ une noix d'or par ma foi
Le conte est une belle histoire d'amour, celle du prince Gvidon et de la princesse-cygne, un récit qui fait intervenir le rêve, la magie, le fantastique. Il obéit au schéma classique du conte traditionnel : à partir d'une situation initiale perturbée par des méchants, le héros ou l'héroïne devra rétablir l'équilibre, aidé en cela par des adjuvants magiques, humains, animaux, ou objets. Il s'agit de contes initiatiques qui permettent au personnage principal (auquel l'enfant s'identifie) de passer de l'enfance à l'âge adulte. La magie ne suffit pas et il faut faire preuve de courage, de débrouillardise, d'intelligence, de bonté.
Dans ce conte tout est en double. Il y a deux couples le Tsar et Mélitrissa et Gvidon et la princesse-cygne dont l'équilibre est pareillement détruit par l'intervention d'éléments déclencheurs qui viennent rompre l'équilibre :
Militrissa et le tsar Saltan séparés par la guerre vont être victimes de la jalousie des deux soeurs et de la mère. C'est le tsarevitch Gvidon qui les réunira.
Comme dans de nombreux contes, la princesse est transformée en animal, ici en cygne : Gvidon tue le magicien qui la poursuivait métamorphosé en vautour. Il aide la princesse-cygne qui l'aidera à son tour.
Le cygne va se poser
Sur les bords dans un fourré.
Il s'ébroue et se secoue,
en princesse se dénoue :
Une étoile entre les yeux,
Un croissant d'or aux cheveux (...)
Traduction Ivan Mignot
Le prince doit prouver sa bravoure mais a besoin pour réussir d'adjuvants magiques : Le cygne réalise ses voeux pour le récompenser. Ils sont au nombre de trois, l'écureuil qui assure la richesse de tous les habitants de l'île; les trente bogatyrs qui assurent la sécurité de l'île et la princesse-cygne qui permet à l'amour de triompher.
Peintres de Palekh : La princesse est majestueuse et bonne
Un conte plein d'humour
Peintres de Palekh: la fête de retrouvailles
Mais le Merveilleux est étroitement mêlé à l'humour qui tient à des personnages burlesques dont la fonction est double : semer des embûches sur le chemin des héros et héroïnes mais aussi faire rire telles les deux soeurs et la mère Babarikha et aussi, parfois, le tsar lui-même !
Enfin, autre source de comique, le moustique. Ainsi lorsque les méchantes soeurs se font piquer par le moustique ou bourdon et deviennent borgnes, l'une de l'oeil droit, l'autre de la gauche ou quand il s'agit de la Babarikha :
Il
bourdonne et fait des rondes,
Il
se pose sur son nez bien rond.
Notre
héros pique le nez
Et
une ampoule y apparaît.
Là
encore l'alerte commence
En
mettant la défiance
AU
secours ! Attrapez-le !
Ecrasez
la bête féroce !
Traduction De Tatyana Popovna -Bonnal Les contes de fée de Pouchkine Edition bilingue ou une autre traduction
Il va tourner autour d'elle
se met sur le nez d'icelle
Une cloque vient marquer
aussitôt le nez piqué.
De nouveau c'est la panique
Et puis la chasse héroïque :
Au secours, attrapez-le,
Dieu du ciel, écrasez-le,
Tu vas voir, attends, vil traître (...)
Traduction de Ivan Mignot Les contes de Pouckine Le tsar Saltan peinture de Palekh
Comique
aussi dans l'agitation qui suit les piqûres de l'insecte car la scène est traitée avec un grossissement épique que les deux traductions préservent bien "La bête féroce !" "Vil traître !" "chasse héroïque", "Panique ", "alerte" ... qui contraste dérisoirement avec la taille de la bête féroce.
Le dénouement aussi est joyeux et enlevé : l'on y voit le tsar fêter dignement ses retrouvailles avec la Tsarine et son Tsarevitch (pas de punition pour les méchantes) mais on doit porter au
lit le tsar à moitié ivre.
денъ прошел - царя салтана
уложили спать вполньяна
я там был ; мед, пиво пил
усы лищь обмовил
La traduction mot à mot dit ceci :
Le jour passe - le tsar Saltan
Est mis au lit à moitié ivre
J'étais là; j'ai bu du miel, de la bière (hydromel ?)
Mes moustaches seules j'ai mouillées.
Quelles traductions choisir ?
Je vous propose deux traductions qui s'opposent et témoignent de deux positions très divergentes face au fait de traduire. Laquelle préférez-vous ?
Doit-on rester proche du texte et, dans la cas où il s'agit de vers, ne pas respecter la métrique ? celle de Tetyana Popovna-Bonnal
La journée passe et Saltan énivré
fut tout de suite couché.
J'y étais, j'ai bu l'hydromel
Seule ma moustache fut mouillée.
Traduction Popova-Bonnal dans Les contes de fée de Pouchkine Edition bilingue
Ou la traduction d'Ivan Mignot qui s'éloigne du texte (tout en
respectant l'esprit) mais garde la versification et utilise l'heptasyllabe comme le vers pouchkinien et la rime.
Le soir, il fut sur sa couche
Ivre comme une vraie souche
J'y étais et j'ai bien bu
Ne m'en demandez pas plus.
Traduction Ivan Mignot Les contes de Pouchkine Le tsar Saltan peinture de Palekh
Les éditions et les illustrations
1) Traduction en vers proche du texte et juxtalinéaire de Popova-Bonnal Les contes de fée de Pouchkine Edition bilingue
Illustration couverture Ivan Vanestiv : Ivan Tsarevitch chevauche le loup gris 1889
2) Traduction Ivan Mignot en vers heptasyllabes Les contes de Pouchkine Le tsar Saltan ma traduction préférée.
Peinture de Palekh Editions медный всадник : Le cavalier de bronze. J'ai acheté ce livre à Saint Pétersbourg. Je ne sais pas si on le trouve en France.
Palekh : Les illustrations, splendides, sont des peintures d'icônes sur bois laqué, provenant de la ville de Palekh devenue centre de la miniature sur laque. Collections privées ou musée russe de Saint Petersbourg, ou musée Pouchkine.
3) Vous pouvez aussi lire ces contes aux Editions Albin Michel jeunesse illustrés par Ivan Bilibine d'après une réédition de 1906. traduction en vers de Henri Abril. Je n'ai pas lu cette traduction mais les illustrations de Bilibine sont enchanteresses.
Ivan
Bilibine est né en 1876. Il est peintre et illustrateur. Formé sous la direction du grand maître Ilia Répine, il réalise en 1899 ses
premiers travaux graphiques et ses premières illustrations de contes
populaires russes : il trouve là son domaine de prédilection, dont il ne
se départira plus et qui caractérise son oeuvre. Ivan Bilibine s'est fait aussi connaître comme décorateur d'opéra.
La mort du poète : duel de Alexandre Pouchkine et de Georges d'Anthes
En 1837, Alexandre Pouchkine le grand poète russe se bat en duel contre un officier français de l’armée du tsar, alsacien, Georges-Charles Heeckeren d’Anthès qui courtise sa femme Natalia Gontcharova. Celle-ci, coquette, suscite la jalousie du poète mais rien ne semble indiquer qu’elle ait eu réellement une liaison avec l’officier. Cependant la rumeur circule, des lettres anonymes sont envoyées à
Pouchkine, les affronts, les provocations, les railleries contre le mari
trompé se succèdent. Pouchkine provoque d’Anthes en duel. Celui-ci est militaire, il sort de l'école de Saint Cyr. Il est le premier à
tirer et ne rate pas sa cible. Il l'atteint au ventre. Pouchkine ne mourra qu'au bout de deux jours dans d’atroces souffrances.
Natalia Gontcharova : belle et frivole
La lettre anonyme abjecte envoyée à Pouchkine
Quand Alexandre Pouckine meurt, Mikhail Lermontov a 23 ans. Il ne lui
reste plus que quatre ans à vivre et l’émotion qu’il éprouve à l’annonce
de la mort de Pouchkine est si violente qu’il prend sa plume et écrit
dans l’urgence et la fièvre les 56 premiers vers de ce beau poème
intitulé La mort d’un poète qu’il adresse au tsar Nicolas 1er en hommage au poète assassiné. Il réclame vengeance auprès du tsar.
Vengeance souverain, vengeance ! Que la supplique monte jusqu’à toi Soutiens le droit et punis l’assassin Fais que son châtiment de siècle en siècle Proclame la justice en l’avenir Et fasse la frayeur des criminels
Alexandre Pouchkine
Tout en rendant compte de la grandeur du poète, il déplore que les commérages malveillants sur son honneur l'ait poussé à la mort. Il accuse l'hypocrisie de ceux qui, responsables de la fin du poète, feignent de s'en émouvoir. Mais il affirme aussi que Pouchkine a été humilié, persécuté "dès ses débuts" et on verra pourquoi.
Le poète est tombé, prisonnier de l’honneur, Tombé calomnié par l’ignoble rumeur, Du plomb dans la poitrine, assoiffé de vengeance ; Sa tête est retombé en un mortel silence. Hélas ! sous le poids des offenses, L’aède élu s’est affaissé, Comme avant, contre l’arrogance Des préjugés, il s’est dressé. Le chœur des louanges confuses Est vain comme sont vains les pleurs Et les pitoyables excuses. Le sort a voulu ce malheur... Or, c’est vous qui, dès ses débuts, Persécutiez son pur génie, Pour en rire, attisant sans but La flamme où couvait l’incendie. Il n’endura pas le dernier Cruel outrage à sa personne. Son flambeau, hélas ! s’éteignait Flétrie son illustre couronne...
dans la traduction de Katia Granoff(Editions Gallimard (Poésie), 1993)
ou dans la traduction de la poétesse Marina Tsvetaïeva
Sous une vile calomnie Tombé, l’esclave de l’honneur! Plein de vengeance inassouvie, Du plomb au sein, la haine au cœur. Ne put souffrir ce cœur unique Les viles trames d’ici-bas, Il se dressa contre la clique. Seul il vécut – seul il tomba. Tué! Ni larmes, ni louanges Ne ressuscitent du tombeau. Tous vos regrets – plus rien n’y change, Pour lui le grand débat est clos. Un noble don vous pourchassâtes – Unique sous le firmament, Incendiaires qui soufflâtes Sans trêve sur le feu dormant. Tu as vaincu, humaine lie! Triomphe! Ton succès est beau. A terre le divin génie, A terre le divin flambeau!
Par la suite, j'utilise la traduction de Katia Granoff parce que je la préfère.
Georges d'Anthes, l'assassin de Pouckine
Dans le passage suivant, Lermontov réclame la punition du coupable. Il
accuse tous les étrangers venus en Russie pour briguer les honneurs et
faire une carrière militaire de mépriser
la Russie, et, dans le cas de d'Anthes, de ne pas même avoir conscience qu'il vient de tuer le Génie russe en la personne d’Alexandre Pouchkine.
Son meurtrier a froidement Braqué sur lui l’arme fatale. Un coeur vide bat calmement, N’a pas tremblé la main brutale. Quoi d’étonnant ? Venu d’ailleurs, Il trouvait chez nous un refuge Pour capter titres et bonheur, Comme d’autres nombreux transfuges. Il raillait, en les méprisant La voix, l’esprit de notre terre ; Sa gloire, il ne la prisait guère Et dans ce funeste moment, Ni lui, ni d’autres ne savaient Sur qui sa main s’était levée...
Pour comprendre ceci, il faut savoir que Pouchkine est considéré comme "le père"
de la littérature russe. C’est le premier écrivain moderne à écrire en
langue russe en employant la langue
populaire, vivante, riche, savoureuse, (beaucoup écrivait en français, la langue à la mode à
l’époque ou en russe en imitant les écrivains étrangers), en remettant à l’honneur les
coutumes du peuple russe, en donnant la parole aux paysans, aux "nianias",
les nourrices des enfants nobles, qui perpétuent les contes, les
croyances et les chants traditionnels russes. Tous les grands écrivains
russes, en particulier Tolstoï et Dostoeivsky, lui sont redevables. Il
redonne sa dignité et sa grandeur non seulement à la langue mais aussi à
tout un peuple en révélant sa beauté et sa vitalité alors dédaignées.
Les vers de Lermontov sont aussitôt repris par les amis de Pouchkine, Ivan Tourgueniev, Vassilisi Joukovsky et tant d'autres … et font grand bruit dans la société où ils provoquent une vive émotion. Ils sont aussitôt recopiés par dizaines de milliers d’exemplaires, et circulent de main en main et sur toutes les lèvres. Les milliers de personnes qui se pressent devant la demeure du poète mourant, défilent devant son cercueil et assistent à son enterrement, les connaissent par coeur.
Mikhaïl Lermontov
C’est donc ce poème qui fait connaître Lermontov et le rend célèbre mais c’est la deuxième partie rédigée plus tardivement, dans un moment de rage véhémente, qui va lui attirer de graves ennuis. Dans la première partie, on l'a vu, Lermontov accusait déjà les hypocrites qui avaient poussé Pouchkine au duel, en faisant circuler le bruit que sa femme Natalia Gontcharova lui était infidèle mais il ne les nommait pas.
Arrachant sa couronne à ce génie altier, Ils mirent sur son front la couronne fantôme, Où l’épine acérée est unie au laurier, Et qui blessait sa tête à des pointes d’acier ; Et ses derniers instants, ils les empoisonnèrent De murmures moqueurs, ô railleurs ignorants ! Il mourut assoiffé de vengeance exemplaire Et cachant le dépit d’un espoir décevant.
Mais dans les vers qu’il ajoute, non seulement il accuse les ennemis de Pouckine mais il les nomme : ce sont les courtisans proches du tsar, sinon le tsar lui-même, la noblesse et ses rejetons dégénérés qui ne sachant pas reconnaître le Génie, le poursuivent de leur haine, de leurs mesquineries, bafouent son honneur, se moquent de lui et lui rendent la vie impossible. Et il appelle sur eux la vengeance divine puisqu’il semble que l’on ne peut pas l’attendre du pouvoir ! Il va plus loin encore puisqu’il les accuse d’attenter à la liberté. Or, il faut savoir que Pouchkine, dès les débuts, a été victime de la dictature tsariste. Alexandre 1er le condamne pour des écrits « séditieux » et il évite de justesse la Sibérie. Exilé, il voyage pendant six ans entre le Caucase et la Crimée avant d’obtenir sa grâce en 1826. N’étant pas dans la capitale, il évite ainsi d’être compromis dans l’insurrection de Décembre 1825 menée par ses amis Décembristes dont il se sent proche. Mais il tombe sous la censure directe du tsar Nicolas 1er qui surveille personnellement tous ses écrits et lui donne même des conseils d’écriture ! Il doit justifier tous ses déplacements auprès des autorités. Il n'a pas le choix, sa docilité ou l'exil en Sibérie ! La société liée au pouvoir tsariste est donc bien telle que la décrit Lermontov ! C’est ce qu'il décrit dans le Balmasqué et aussi dans son chef d’oeuvre Un héros de notre temps.
Ô vous, ô descendants des ancêtres fameux,
Fameux par leur bassesse et par leur infamie, Vous foulez à vos pieds les restes des familles Que la chance offensa dans ses joies et ses jeux. Le trône est entouré de votre cercle avide, Bourreaux des libertés, du génie, ô perfides, Vous qui vous abritez à l’ombre de la loi, Devant vous tout se tait, la justice et le droit ; Il est un tribunal, ô favoris du vice, Vous n’échapperez pas à l’ultime justice ! La médisance et l’or, cette fois, seront vains, Dieu connaît la pensée et les pas des humains, Et tout votre sang vil ne pourrait effacer Le sang pur du poète, injustement versé.
Traduit du russe par Katia Granoff
J'ai souligné quelques vers ci-dessus pour mettre en relief l'audace (et l'imprudence) de ces déclarations ! On peut imaginer l’effet que firent ces derniers vers sur le Tsar et son entourage immédiat directement visés par le mépris de Lermontov dans un pays où la liberté est fortement réprimée depuis l’insurrection de Décembre 1825, où les privations des libertés sont étouffantes, la censure toujours présente, la répression sévère réduisant la noblesse à l’oisiveté et l’ennui.
Lermontov et son ami, Sviatloslav Raievski, qui a diffusé largement ces vers, furent jugés.
Raievski est exilé en Carélie. Officier dans l’armée russe, Lermontov est expédié au Caucase pour la seconde fois. Un duel l’y avait déjà envoyé une première fois. Là, il se battit contre les tchétchènes pendant les combats qui opposent la Russie expansionniste aux peuples caucasiens.
Peinture de Mikhail Lermontov * : Piatigorsk
Mais c’est en vain désormais qu’il demande l’autorisation de quitter l’armée, c’est en vain que sa grand-mère qui l’a élevé, riche aristocrate, implore son retour à Saint Petersbourg. Le tsar ne lui pardonna jamais et refusa même de reconnaître les décorations gagnés au combat, de plus le succès de Un héros de notre temps écrit pendant son séjour au Caucase l’irritait profondément. Lorsque Lermontov mourut à Piatigorsk, tué en duel par Nikolai Martynov,
en 1841, le tsar exprima sa satisfaction : « A un chien, une mort de
chien » déclara-t-il en privé.
Nikolai Martinez défia Lermontov en duel parce que celui-ci se moquait de lui en le caricaturant. Mais il semble qu'il ait été aussi encouragé par la noblesse proche du tsar qui voulait régler son compte au poète. Lermontov tirait toujours en l'air lors de ses duels. Nikolai Martinov, lui, a tiré pour tuer. C'est ce que j'ai lu mais je ne sais pas si c'est avéré.
*Lermontov était un dessinateur, caricaturiste et peintre amateur de talent. Il
est bon musicien et joue du piano et du violon. Il a une érudition qui le rend supérieur à tous ceux qu'il fréquente. On imagine sans peine par la valeur de ses premières oeuvres quelle place il aurait eu dans la littérature russe s'il avait vécu. Mais il a aussi un caractère épouvantable, il a la satire mordante, caricature ceux qu'il n'aime pas et ils sont nombreux ! Ombrageux, il est prompt à chercher querelle et ne transige pas sur ce qui a trait à l'honneur ! Il se sent profondément décalé par rapport à la société et non seulement il n'a pas peur de la mort mais il la recherche. C'est un homme en souffrance. En fait comme Arbenine et Petchorine, les personnages de sa pièce et de son roman, il méprise cette société vide, inactive, arrogante et cruelle, avide de ragots et qui se nourrit de scandales, mais il ne peut s'en passer !
Peinture de Mikhail Lermontov *: Caucase
*Georges d'Anthès fut jugé mais ne fut pas inquiété. Il rentra en France. Plus
tard, il soutint le coup d'état de Napoléon III et en bon valet de son
maître, il fit une carrière politique florissante et devint sénateur.
Encore un de ceux qui ont envoyé Hugo en exil ! Il a tout pour me plaire,
cet homme !