Dans la nouvelle La matinée d’un seigneur de Léon Tosltoï, le jeune Nekhludov, dix-neuf ans, étudiant en troisième année à l’université, revient dans son domaine après la mort de son père et décide d’abandonner ses études pour se consacrer à remettre en ordre ses affaires. Il est jeune, idéaliste et voit son travail comme une vocation, c’est ce qu’il écrit à sa tante :
« J’ai découvert que le mal principal tient à la situation plus que miséreuse des paysans, et c’est un mal qu’on ne peut y remédier que par le travail et la persévérance (…) N’est-ce pas mon devoir le plus sacré de me vouer au bonheur de ces sept cents âmes dont j’aurai à rendre compte à Dieu ? »
Tolstoï labourant de Illia Repine |
Une fois sa décision prise, le jeune Barin se consacre entièrement à sa « vocation ». Un an après, Tolstoï décrit la journée du jeune homme qui visite ses serfs pour leur apporter des secours. Et la description qu’il nous donne de la vie des paysans et des difficultés du maître est d’une terrible ironie. D’une famille à l’autre c’est le constat d’une misère telle qu’il est impossible d’en venir à bout ni de la soulager.
Il se heurte tour à tour à la méfiance des paysans vis à vis du seigneur et de sa toute puissance, à leur mentalité qui leur fait refuser tout ce qui est nouveau. S’il veut que leurs enfants aillent à l’école qu’il a aménagée pour eux, ses serfs le supplient de ne pas les priver de leur main d’oeuvre, s’il veut envoyer une femme malade à l’hôpital pour se faire soigner elle n’a pas le temps, les enfants, les bêtes à nourrir, les travaux de ferme, elle ne peut s’absenter. Les serfs refusent aussi de s’installer dans les maisons en dur qu’il a fait construire pour eux et qui ressemblent disent-ils à des prisons. Certains sont travailleurs et intelligents mais leur terre est argileuse et ne produit pas et le maître constate qu’il existe une sorte de cercle vicieux : les paysans les plus pauvres ne peuvent fumer leur terre parce qu’ils n’ont pas de bétail mais s’ils en avaient ils ne pourraient pas nourrir leurs bêtes parce que la terre n’est pas assez riche ni assez étendue. De plus, comme le dit l’un d’entre eux au Barin, « ce n’est pas le fumier qui produit le blé mais Dieu » et si Dieu ne veut pas, on ne peut rien faire. D’autres mieux partagés ont de la bonne terre mais sont paresseux, boivent, n’entretiennent pas la propriété, s’abandonnent à leur sort. Le maître se heurte à l’immobilisme et la résignation. Ainsi lorsqu’il reproche son inertie à l’un de ses paysans, celui-ci se tait et toute son attitude semble dire :
« Je sais, je sais, ce n’est pas la première fois que j’entends cela. Eh bien ! Frappez-moi s’il le faut je le supporterai ». Il semblait désireux que le maître cessât de parler et le frappât au plus vite, et même qu’il frappât avec force ses joues bouffies, mais qu'il le laissât tranquille le plus tôt possible."
La mère de ce dernier supplie même le barin d’envoyer son fils qui refuse de travailler à l’armée : « Punis-le, envoie-le comme soldat, ce sera la fin, je n’ai plus de force avec celui-là ! »
Pourtant la misère est terrible, les serfs ne mangent pas à leur faim, le pain manque souvent, les habitations sont infestées, branlantes :
« Nekhludov entra dans l’isba. Les murs rugueux, enfumés d’un côté étaient couverts de guenilles et de loques, et de l’autre, absolument grouillants de cafards rougeâtres qui pullulaient près des icônes et du banc. Au milieu du plafond de cette petite isba de six archines, noire et puante, il y avait un grand trou, et bien qu’il y eût des étais en deux endroits, le plafond était tellement affaissé qu’il semblait menacer incessamment d’un effondrement. »
On y retrouve aussi Semione Doutlov qu’on a déjà vu dans la nouvelle Polikouchka. C’est l’exemple du paysan riche mais qui refuse par avarice d’étendre son exploitation, de louer des terres, d’acheter des bois, ce qui profiterait à toute la communauté. Il préfère l’argent gagné plus facilement en faisant du roulage, transport de marchandises qu’il confie à ses fils et neveu.
Sophie, Maria, Alexandre Tolstoï et les enfants de paysans |
Pauvre Nekhludov ! Tout le monde se moque de lui et il en éprouve de la honte. Non seulement il ne parvient pas à réaliser ses rêves mais, en plus, il est presque ruiné et il est considéré comme un imbécile par ses voisins et ses paysans. Et voilà ce que lui dit sa vieille nourrice : « Excuse-moi, mon petit père … Tu as déjà donné tant de libertés aux paysans que personne ne craint plus rien; est-ce ainsi que font les maîtres ? Il n’y a rien de bon ici, tu te perds toi-même et le peuple se gâte. »
Bien sûr, Tolstoï évoque ici sa propre expérience. Il avait créé une école et c’est sa femme Sophie et deux de ses filles qui faisaient la classe aux enfants. Quand il voulut affranchir ses serfs en 1856 et leur donner des terres, ceux-ci refusèrent, pensant qu’il voulait les escroquer.
toutes ces nouvelles de Tolstoï ! A lire!
RépondreSupprimerC'est très édifiant ! Merci pour cette nouvelle suggestion de lecture russe !
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