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jeudi 26 octobre 2023

Diego Vecchio : L'extinction des espèces



 Dénicher à la bibliothèque un livre : L’extinction des espèces de Diego Vecchio, écrivain argentin, découvrir qu’il raconte l’histoire de sir James Lewis Smithson, un savant anglais qui a légué sa fortune aux Etats-Unis d’Amérique à charge de développer une institution destinée à  promouvoir le progrès et la connaissance de la Science auprès de tous les hommes.
Et là, Tilt ! Tilt ! dans ma mémoire ! Les musées smithsoniens ou la Smithsonian Institution, à Washington, mais oui ! Bien sûr ! Et les souvenirs inoubliables des jours que j’ai passés dans cet espace extraordinaire qui réunit, à notre époque, pas moins de dix-sept musées, galeries, jardins de sculptures !
Et hop! Le livre aussitôt emprunté et … lu !


La création du premier musée d’histoire naturelle : le château

Le château :  Smithsonian museum

 

Si cet essai, raconte effectivement la vie de Sir James Lewis Smithson, il s’étend surtout longuement sur la création du premier musée d’histoire naturelle des Etats-Unis qui allait bien vite faire des émules et sur son premier directeur, Zacharias Spears*, lui aussi un scientifique.
Le musée créé par l’architecte James Hamilton en 1846 ressemble à un château de style gothique anglo-normand avec des motifs romans « inventant une architecture propre et typiquement Washingtonienne que certains visiteurs anglais mal intentionnés allèrent jusqu’à qualifier de « gothique bâtard ».

Château vers lequel afflua les collections entassées jusqu’alors dans les couloirs du département de L’Intérieur à New York, minéraux, végétaux insectes, invertébrés, mammifères, oiseaux et qui arrivèrent aussi d’un peu partout, restes de cabinets de curiosités, de collections dépareillées des différents états. De plus, des donations permirent de créer une galerie des Beaux-Arts et des portraits nationaux confiée à Annabeth Murphy Atwood.

Zacharias Spears* :  Personnage fictionnel, je l'apprends en même temps que j'écris ce billet ! Du coup, je ne sais plus trop ce qui est vrai ou non dans ce livre, tant l'auteur est facétieux ! C'est un peu déstabilisant !  Et je me demande si c'est un essai ou un roman ! Mais je crois que si Diego Vecchio s'amuse au dépens de son lecteur, son livre n'en reste pas moins un intéressant aperçu de la naissance et de l'évolution de la muséographie, de l'art de mettre en valeur une collection, de la donner à voir à un public non averti. De plus, à travers l'humour de sa description fantaisiste et dramatisée - donc  irrésistiblement comique-  de l'évolution de la vie depuis la nuit des temps, il aboutit à une réflexion sur intéressant sur notre époque  actuelle.

"Des mafias de poissons aux mâchoires acérées montaient la garde partout, prêts à planter leurs dents dans le moindre visiteur. Les assassinats au grand jour se multiplièrent, même dans les endroits les plus fréquentés, bien souvent gratuits, pour le simple clair de tuer. Cet accroissement de l'insécurité eut pour conséquence un des faits les plus importants de l'histoire de la vie : la conquête de la terre ferme."

 

La mode des musées : la concurrence

L'actuel musée d'histoire naturelle de Washington le château est à présent le siège de l'Administration de la Smithonian Institution.

Le musée d’histoire naturelle de Washington connut un succès retentissant, on venait de loin, d’autres états, et on faisait la queue pour le visiter. La mode était lancée ! D’autres musées virent le jour, Chicago, New York, Boston, Philadelphie, Houston … chacun cherchant à récupérer les trouvailles ramenées des expéditions scientifiques plus moins lointaines à une époque où les découvreurs ethnologues ou paléontologues sont encore des béotiens ou des aventuriers sans scrupules!  On se volait les découvertes, la fraude n'était pas rare. Un faux squelette de dinosaure fut même vendu au Smithsonian muséum.

Une guerre éclata, entre Spears et le directeur de musée de Chicago qui se disputèrent les fragments de Jonathan-Charles, un ptérodactyle ainsi baptisé, guerre fratricide qui conduisit ces hommes de sciences haineux devant les tribunaux. 
Et il fallut des années pour aboutir à ce qui peut se comparer à la signature d’un traité de paix :

« Mr Russell, directeur du Muséum Field de Chicago prit l’initiative en proposant à Mr Spears le prêt  d’un Velociraptor en échange des momies », momies qui avaient conquis les foules et drainaient un public dense jusqu’à la Smithsonian institution. 

On assiste aussi dans ce livre à la transformation de la notion muséale : spécialisation des musées, modernisation de la scénographie et progrès de la conservation.

La manière de l’auteur

Diego Vecchio

Ce qui fait le sel de cet essai, c’est donc la manière dont l'écrivain traite de son sujet, l'évolution de la vie  et des musées, une manière peu orthodoxe et un tantinet fantaisiste d’aborder les sciences, de présenter la création de notre planète et des espèces, dans un récit complètement surréaliste et vertigineusement accéléré à l'échelle des salles du musée, ce qui crée un effet comique :

Dès sa naissance  cette sphère (la Terre) fut heurtée par une planète jumelle qui n’avait rien trouvé de mieux que de tourner autour du Soleil sur la même orbite, mais dans le sens inverse de la Terre, faisant preuve d’une totale irresponsabilité. La collision laissa notre planète sur un axe de rotation vacillant, incliné à vingt-trois degrés, handicapée à vie.

Ou visionnaire et poétique !

Pour résister à leurs attaques effrayantes, de nombreux dinosaures s’ingénièrent à modifier leur anatomie, alliant la beauté à La Défense. Certains se parèrent d’une crête dorsale. D’autres hérissés de pointes, ressemblaient à des chevaliers médiévaux en côte de mailles et en armure. D’autres encore nimbèrent leurs protubérances en forme de collerette, faisant songer aux pages de la cour de la reine Elizabeth à la représentation d’une comédie sanglante de Christopher Marlowe.

Les personnages qui constituent le personnel ce musée à la fois réel et imaginaire sont aussi traités avec humour et l’on s’amuse par exemple de la croisade entreprise par Annabeth Murphy Atwood pour sauver ses tableaux maltraités, la galerie d’art étant sacrifiée à l’histoire naturelle et au coeur sec de Mr Spears qui n’a pas la fibre artistique. Les deux femmes Miss Sullivan et Mrs Atwood sont d’ailleurs amusantes et sympathiques !

Ceci dit, un avertissement aux lecteurs est nécessaire : trop sérieux s'abstenir !

L’extinction des espèces

Quant à l’extinction des espèces, nous apprenons  qu’elle laisse toujours la place à autre chose, à une autre forme de vie. Et j’aime beaucoup cette  affirmation de Diego Vecchio : 

La nature ne fait jamais marche arrière. Quand un obstacle surgit devant elle, elle prend des chemins de traverse. Au lieu de détruire, elle préfère raturer. Chaque période d’extinction est suivie d’un temps de régénération, à croire que la vie obéit à une arithmétique contraire à la logique et stipule que pour additionner, il faut soustraire.

Et là, c'est sérieux ! Elle nous permet d’imaginer que lorsque l’homme aura fini de détruire toutes les espèces, y compris la sienne, la planète Terre continuera à rouler dans l’espace sans nous et s’ingéniera à se réinventer !
 

lundi 28 septembre 2020

Jon Kalman Stefansson : Lumière d'été puis vient la nuit


Jon Kalman Stefansson est un des grands écrivains contemporains de la littérature islandaise. Son oeuvre a reçu nombreux prix et il est traduit dans une vingtaine de langues. Pour ma part, Lumière d’été puis vient la nuit, est le premier livre que je lis de lui et j’ai aimé ce style poétique, cette nostalgie douce-amère, parfois pleine de dérision mais aussi de tendresse, qui retrace la vie quotidienne des habitants d’un petit village des fjords de l’ouest,  village qui se meurt de mort lente, au déclin de ses quelques activités économiques. L’atelier de tricot ferme, la coopérative n’est plus ce qu’elle était.
Réalité augmentée de tout ce qui est possible, nous entrons dans un monde surprenant où la raison bascule parfois. Le directeur de l’atelier du  tricot se met à rêver en latin, une langue qu’il ne connaît pas et devient L’astronome, la tête près des étoiles, projetant le village au centre du cosmos, en équilibre au bord des trous noirs, dans cette nuit d’été shakespearienne où les fantômes des morts assassinés reviennent hanter l’entrepôt de la coopérative. On pénètre dans une forêt que traverse un fleuve majestueux, une petite robe de velours noir électrise l’assemblée… masculine. On est gagné par l’absurdité de la vie, la déraison qui s’empare des humains pas seulement en Islande mais dans l’ensemble de  notre planète. il y a dans le roman de Jon Kalman Stefansson la conscience de l’abîme, à la manière de Pascal, « un néant par rapport à l’infini. », sans en appeler obligatoirement au divin, et en moins pessimiste, peut-être, parce que l’intérêt porté aux êtres humains donne une teinte chaleureuse au récit.  
Vous n’êtes pas non plus sans savoir qu’ici et là, nos précisons en Islande, à la surface de ce petit grain de terre posé sur un ciel infini et béant, certains désirent plus que tout se hisser sur les épaules des hommes pour sentir la chaleur qui remonte du col de leurs vêtements. Nous aimerions bien qu’on nous explique pourquoi : parce que nous sommes désorientés, parce que le sol s’est dérobé sous nos pieds, il n’y a plus que le vide pour nous empêcher de sombrer, et ce n’est pas une pensée rassurante.»
Il y a aussi la conscience de la fin possible d’une civilisation car nous scions la branche sur laquelle nous sommes assis.

 Mais en attendant, ce qui intéresse l’écrivain, c’est donc et avant tout l’homme. Il raconte  au gré des saisons, neige, vent et soleil, entre clarté pâle et longue obscurité, l'histoire des villageois. Et tous ces récits forment une chronique attachante qui entre rires, surprises, émotions, entre amours et deuils, peint un pays, des mentalités, un mode vie mais aussi capte tout ce qu’il y a d’universel dans la nature humaine : jalousie terrifiante de Asdis, trahie par son mari Kjartan, premiers émois amoureux d’un jeune homme naïf, David,  bonheur d’un homme simple, Jakob, chauffeur routier, « peu de choses, en effet, sont plus plaisantes que de conduire un camion », curiosité d'Agusta la postière qui nourrit le vide de sa vie des lettres qui passent entre ces mains, désespoir d’un homme veuf, Hannes, solitude angoissée de Benedikt, caractère joyeux de Puridur et son rêve secret… Et tant d’autres. Jon Kalman Stefansson nous offre en microscome un tableau complet d'une société islandaise qui pourrait être aussi la nôtre !

Le temps passe, nous vivons, puis nous mourons. Mais qu’est-ce que la vie ? La vie, c’est quand Jonas pense à la courbe de l’aile d’un oiseau, c’est quand il s’endort, bercé par la respiration profonde de Porgrimur, oui, c’est tout à fait ça, mais pas uniquement et quelle est la largeur de l’espace qui sépare cette vie de la mort, d’ailleurs cet espace existe-t-il, et si oui, quel nom lui donner ?

Un beau livre au rythme lent comme la vie au bord du fjord mais qui nous projette au milieu des étoiles, nous maintenant toujours en équilibre au bord du vide.

Lumière d’été puis vient la nuit est le premier livre  de Jon Kalman Stefansson. Paru en 2005, il n'a été traduit que cette année par Eric Boury et paraît chez Grasset pour cette rentrée littéraire.


Voir Dominique A sauts et à gamabades ICI

mardi 6 novembre 2018

Dany Laferrière : Tout bouge autour de moi


Le 12 Janvier 2010, Dany Laferrière est attablé au restaurant d’un hôtel, avec des amis, invité à un festival littéraire à Port-au-Prince, quand un fracas épouvantable retentit semblable à "une mitrailleuse" ou "comme un train". C’est le début du terrible tremblement de terre qui a secoué Haïti et fait plus de trois cent mille morts, autant de blessés et un million et demi de sans abri. Il a pourtant duré moins d’une minute !

« On s’est tous les trois retrouvés à plat ventre au centre de la cour. Sous les arbres. La terre s’est mise à onduler comme une feuille de papier que le vent emporte. Bruits sourds des immeubles en train de s’agenouiller. Ils n’explosent pas. Ils implosent, emprisonnant les gens dans leur ventre. »

La première sensation dont a conscience l’écrivain après le séisme, c’est le silence, la sidération. Puis les cris, les premiers secours, les nuits angoissantes passées sous les étoiles dans la peur des des répliques, avec une seconde secousse presque aussi forte que la première qui est arrivée « comme un coup derrière la tête» . L’affolement des familles qui se cherchent, la découverte des morts, la perte d’un parent, d’un ami, et la prise de conscience de l’étendue du désastre. Laferrière part dans le quartier de sa famille dont la maison a été épargnée. Il y retrouve sa mère, sa soeur, ses tantes, des personnages récurrents de ses romans que nous connaissons un peu comme des amis.
Les voisins n’ont pas tous cette chance. Partout les ruines, l’horreur, la désolation et l’incertitude de l’avenir.
Dany Lafferière note : « Les gens, comme les maisons, se situent dans ces trois catégories : ceux qui sont morts, ceux qui sont gravement blessés, et ceux qui sont profondément fissurés à l’intérieur et qui ne le savent pas encore. Ces derniers sont les plus inquiétants. Le corps va continuer un moment avant de tomber en morceaux un beau jour. Brutalement. Sans un cri. »

Il analyse ce qu’il a ressenti pendant le tremblement de terre  : « le vernis de  civilisation que l’on m’a inculqué est parti en poussière - comme cette ville où j’étais.  Tout cela a duré dix secondes. Est-ce le poids réel de la civilisation ? Pendant ces dix secondes, j’étais un arbre, une pierre, un nuage ou le séisme lui-même. Ce qui est sûr, c’est que je n’étais plus le produit d’une culture ».

Après son retour à Montréal, il en découvre les séquelles : « Je panique à l’idée d’avoir absorbé une dose d’anxiété si forte qu’elle pourrait s’incruster dans ma chair. J’ai vu juste, car plus d’un mois après le séisme mon corps reste sensible à la moindre vibration du corps.»

Pourtant, malgré la peur, le deuil, la faim et la souffrance, Dany Lafferière remarque la dignité des haïtiens, ce qui le rend fier de ce peuple qui semble toujours se relever de ses cendres, pas de scènes de pillage, de désordre  :  «  Au lieu de cela, on a vu un peuple digne, dont les nerfs sont assez solides pour résister aux plus terribles privations. Quand on sait que les gens avaient faim bien avant le séisme, on se demande comment ils ont fait pour attendre si calmement l’arrivée des secours. De quoi se sont-ils nourris durant le mois qui a précédé la distribution de nourriture ? Et tous ces malades sans soin qui errent dans la ville? »

La vie reprend peu à peu le dessus dans ce pays "jamais à cours de malheurs" où " c’est mieux d’être divers et ondoyant " :

"... si en Haïti on a peur une minute, il arrive qu’on danse la minute d’après. Cette technique empêche de sombrer dans une névrose collective".

En fait, pour commenter ce livre, il faudrait que je le cite en entier ! Je ne m'arrêterais pas tant il est riche de réflexions et d'humanité. Un beau texte donc qui nous plonge au coeur d'un peuple touché par le malheur lors d'une catastrophe que nous vivons à hauteur d'homme, par l'intérieur. Quand tout bouge, ce n'est pas seulement la terre qui tremble, les immeubles qui s'écroulent, mais toutes nos certitudes intimes, tout ce qui fait la stabilité d'une civilisation. Tout bouge autour de moi nous permet de connaître plus avant la société haïtienne, ses croyances, sa force de résistance, ses pouvoirs de résilience et tout simplement son amour de la vie. Enfin, il nous amène à une réflexion générale sur l'être humain, sur sa fragilité et sur la tendresse du monde. C'est le titre de son dernier chapitre.

Et puis, pour le plaisir et parce que je partage entièrement cette idée, je termine par une phrase que j'aime beaucoup car elle montre la force de la  littérature quand elle permet de survivre : c'est l'enfant lisant Dumas sous une tente, et qui se laisse transporter bien loin de cette habitation si fragile dont le caractère provisoire s'éternise ; c'est l'écrivain lisant la poésie d'Amos Oz :

« Ma confiance dans la poésie est sans limite. Elle est seule capable de me consoler de l’horreur du monde. »

Montaigne formulait ainsi cette idée : les livres "c'est la meilleure des munitions que j'aie trouvées en cet humain voyage". J'en ai fait la devise de mon blog.

 Lectures communes avec :

 LC d’un roman  de Dany Laferrière au choix, avec Kathel, Valentyne, Anne, Enna  !




 Dany Laferrière lit un passage de Tout bouge autour de moi




mardi 5 décembre 2017

Olivier Guez : La disparition de Josef Mengele



La disparition de Josef Mengele de Olivier Guez

1949  : Josef Mengele arrive en Argentine.
Caché derrière divers pseudonymes, l’ancien médecin tortionnaire à Auschwitz  croit pouvoir s’inventer une nouvelle vie à Buenos Aires. L’Argentine de Peron est bienveillante, le monde entier veut oublier les crimes nazis. Mais la traque reprend et le médecin SS doit s’enfuir au Paraguay puis au Brésil. Son errance de planque en planque, déguisé et rongé par l’angoisse, ne connaîtra plus de répit… jusqu’à sa mort mystérieuse sur une plage en 1979.
Comment le médecin SS a-t-il pu passer entre les mailles du filet, trente ans durant  ?
La Disparition de Josef Mengele est une plongée inouïe au cœur des ténèbres. Anciens nazis, agents du Mossad, femmes cupides et dictateurs d’opérette évoluent dans un monde corrompu par le fanatisme, la realpolitik, l’argent et l’ambition. Voici l’odyssée dantesque de Josef Mengele en Amérique du Sud. Le roman-vrai de sa cavale après-guerre. (quatrième de couverture )

L’autre jour dans un débat à la télévision à propos de Oskar Gröning, ancien comptable d’Auschwitz, qui est jugé actuellement à l’âge de 96 ans ( !), la conversation a fini par porter sur Mengele et le livre d’Olivier Guez. Après tout, a dit l’un des participants, Mengele a été puni de ses crimes puisqu’il a été traqué, obligé de se dissimuler et a vécu dans l’angoisse et la solitude. 

Le roman d’Olivier Guez nous apprend que ce n’est pas entièrement vrai. Josef Mengele a vécu des années à Buesnos Aires, dans la communauté nazie qui s’était installée en Argentine sous la protection du dictateur Peron. Il a habité avec sa seconde femme dans une luxueuse maison, a fréquenté les cercles nazis,  a assouvi sa passion pour l’opéra, et continuer à faire fructifier en Amérique du Sud l’entreprise de son père et sa fortune. Il a pu aller en Suisse pour voir son fils, rendre visite en Allemagne à son père, ancien nazi lui aussi, qui a usé de son influence et de sa fortune pour qu’il ne soit pas inquiété. Après la fin de la dictature de Peron, il a été accueilli au Paraguay et a même obtenu la nationalité du pays. Et si l’angoisse d’être poursuivi et traqué a été sa punition, la fortune de son père pendant de longues années l’a protégé.

Il vous faut lire, comme je l’ai fait,  le très beau et terrible  roman de Affinity K., Mischling, sur les crimes du docteur Mengele, pour comprendre que ce n’est pas suffisant. Il aurait fallu un procès et un jugement pour rendre un véritable hommage à ses victimes, pour permettre aux survivants et aux familles de faire leur deuil. Au lieu de cela nombreux sont les gouvernements qui ont fermé les yeux ou pire collaboré pour sauver les criminels de guerre et ceci pour des raisons idéologiques, ou économiques, ou pour asseoir leur puissance dans le monde !
 C’est le mérite de ce livre, mi-roman, mi-biographie, de montrer la culpabilité de ces pays. Olivier Guez cite l’Allemagne, bien sûr, qui a conservé à la tête du pays tous les grands industriels qui ont aidé le nazisme à l’extermination des juifs et des opposants,  l’Amérique du Sud qui est devenu un repaire pour ces monstres, l’Egypte qui a demandé l’aide de savants nazis pour sa course à l’armement. Il aurait pu parler des Etats-Unis qui n’ont pas été les derniers à récupérer les scientifiques nazis pour la conquête de l’espace, et de l’Italie, en particulier du Vatican, qui a organisé une filière pour assurer leur fuite. Mais ne donnons pas de leçons, en France aussi, on s’est bien gardé de juger les criminels s’ils étaient haut placés, bien sûr !

J’ai lu ce livre avec beaucoup d’intérêt et, si ce n’est pas le premier que je lis sur ce sujet, cela ne m’a pas empêché d’éprouver comme toujours le même sentiment de révolte en pensant aux millions de morts dont ces hommes sont responsables et à la culpabilité des états qui ont entravé les recherches et se sont faits les complices de ces criminels. 

« A Auschwitz, les cartels allemands s’en sont mis plein les poches en exploitant la main-d’oeuvre servile à leur disposition jusqu’à épuisement. Auschwitz, une entreprise fructueuse : avant son arrivée au camp, les déportés produisaient déjà le caoutchouc synthétique pour IG Farben*et des armes pour Krupp. L’usine de feutre Alex Zink achetait des cheveux de femmes par sacs entiers à la Kommandatur et en faisait des chaussettes pour les équipages de sous-marins ou des tuyaux pour les chemins de fer. Les laboratoires Schering rémunéraient un de ses confrères pour qu’il procède à des expérimentations in vitro et Bayer testait de nouveaux médicaments contre le typhus sur des détenus du camp. Vingt ans plus tard les dirigeants de ces entreprises ont retourné leur veste. Ils fument le cigare en compagnie de leur famille en sirotant de bons vins dans leur villa de Munich ou de Francfort. »



* Farben producteur du gaz Zyklon B. utilisé dans le camps nazis, coupable de la mort de six millions de juifs . 


Prix Renaudot

vendredi 15 septembre 2017

Henri Gourdin : Les Hugo



Si vous voulez tout savoir sur la famille Hugo, du patriarche tutélaire Victor à son épouse Adèle, ses cinq enfants, ses deux petits-enfants, ses arrière-petits-enfants, les familles alliées à la sienne par le mariage, lisez Les Hugo de Henri Gourdin aux éditions Grasset.
Que dis-je à partir de Victor ? Non!  A partir de ses ancêtres, tous laboureurs lorrains, de son grand-père, Joseph Hugo, devenu menuisier après avoir quitté la campagne, un homme qui a dix-neuf enfants de deux femmes différentes ! Le quinzième fils du menuisier n’est autre que le père de Victor, Joseph-Léopold-Sigisberg Hugo qui s’est engagé dans l’armée à l’âge de 15 ans et est élevé au grade de général d’Empire.

Léopold Hugo et Sophie Trébuchet parents d'Abel, Eugène et Victor

Le livre se compose donc de longs chapitres dont chacun est consacré à un membre du clan. Dans la famille Hugo, donnez-moi le père Léopold, violent envers sa femme, dur envers ses enfants, la mère Sophie Trébuchet qui ne se soumet pas et demande le divorce, le général Lahorie, amant de Sophie, parrain ou père naturel présumé de Victor, ses frères Abel et frère Eugène atteint de folie, son épouse Adèle Foucher, fille d'un ami de son père, Léopold, son premier fils, mort de maltraitance à l’âge de trois mois, vite remplacé par Léopoldine, sa fille aînée, son fils Charles puis François-Victor, Adèle et ainsi de suite.
Cette biographie a donc le mérite d’être précise, détaillée et complète mais présente pourtant un défaut si on lit les chapitres d’affilé, celui d’être souvent répétitif parce que les faits se recoupent, ce qui est parfois un peu fastidieux surtout quand il ne s'agit plus des proches d'Hugo mais des familles par alliance.

Adèle Foucher épouse Hugo et mère de ses cinq enfants,

L’héritage des générations Hugo

Victor Hugo, Jeanne et Georges
Henri Gourdin a une thèse affirmée en écrivant cette biographie : il veut passer la vie de Victor Hugo au crible de la psychogénéaologie, science qui explique au fil des générations l’incidence des ancêtres sur la formation de l’individu, son comportement, sa représentation, ses vices et ses vertus, ses points forts et ses peurs. Il relève ainsi tout au long de son analyse, les points communs qui existent entre les générations, les comportements récurrents et en fait le bilan : « une fidélité dans l’infidélité sur le plan conjugal, un amalgame amant-parrain, la renaissance de l’enfant-mort, un tendance à la domination du mâle. » mais ces traits prépondérants auraient tendance à s’estomper après la troisième génération.
Pour donner un exemple  :  Victor ne se sépare jamais d’Adèle ni de sa maîtresse Juliette Drouet, de même son père épouse sa maîtresse après la mort de Sophie.  Lahorie, l’amant de Sophie, devient le parrain de Victor (il est peut-être son père biologique). Quant à Victor, il reproduit la même situation en choisissant pour parrain de sa seconde fille, son ami Sainte-Beuve dont il connaît la liaison avec Adèle. Et l’on retrouve cette caractéristique sous des formes différentes aussi bien chez son fils Charles que son petit-fils Georges et à un degré moindre son arrière-petit fils Jean.

                  Victor Hugo, un falsificateur, un tyran domestique 

Adèle à Guernesey, le visage fermé, les yeux baissés, dépressive
Le biographe a aussi un but, celui de révéler au monde ce qu’occultent les autres biographes qui suivent docilement -dit-il- la légende fabriquée par le poète, celle d’un mari, d’un père, d’un grand-père parfait alors qu’il multiplie les infidélités, séquestre sa maîtresse en titre, exige la soumission de son épouse et de ses enfants et les sacrifie à ses ambitions et à l’éclat de son nom. Image parfaite d’un héros qui a tout abandonné pour l’exil alors que son départ lui permet grâce à la popularité qu’il en tire de vendre à des sommes fabuleuses son livre Les Misérables ; mythe d’un homme proche du peuple mais qui, pair de France, brigue les honneurs et aime l’argent. Gourdin veut démontrer que la vie de Hugo est fondée sur le mensonge, la vision idéalisée qu’il donne de lui-même, de son père, de sa vie de famille …
Il a décrypté, en effet, toutes les falsifications apportées par Victor Hugo pour valoriser son nom et sa lignée. Pour ne citer qu’un exemple, le poète dont les ancêtres sont laboureurs et menuisier, se fait appeler vicomte, titre accordé par Joseph Bonaparte à son père en même temps que le grade de général lors des guerres napoléonienne en Espagne : comte Hugo de Cogolludo y Sigüenza. Le nom sonne bien mais ces distinctions seront supprimées par Napoléon. Peu importe, Victor Hugo et ses fils porteront le titre invalidé.



 Au cours de cette biographie qui s'appuie sur des faits avérés, Victor Hugo apparaît comme une sorte de monstre névrosé, hanté par ses fantômes. Il faut dire que sa propre enfance a de quoi fabriquer des névroses, abandonné pendant un an par sa mère à l'âge de deux ans, puis par son père, enfermé dans une pension pendant trois ans sans pouvoir en sortir même pour les vacances avec l'interdiction de revoir sa mère, manquant du strict nécessaire, mendiant à son père quelques vêtements.  Une mère battue par son général de mari qui divorce et a pour amant un proscrit, le général Lahorie, son parrain, ou, peut-être son père naturel? Ajoutons que ce dernier sera condamné à mort par l'Empereur et exécuté.  On comprend alors son mythe de la famille parfaite, unie, que rien ne vient diviser.

Mais on le voit aussi dévoré d’ambitions, avide de reconnaissance, asservissant tous ceux ou celles qui dépendent de lui, véritable tyran insensible ou indifférent aux souffrances de ses enfants à qui il ne laisse aucune liberté de même qu’à ses petits-enfants, se servant d’eux pour sa gloire, allant jusqu’à traiter sa petite-fille Jeanne de « matériau littéraire ».  Même son amour est étouffant, il refuse son consentement au mariage de Léopoldine, accepte mais éprouve des difficulté à lui pardonner, développant en elle un lourd sentiment de culpabilité.

Comment lire après cela la poésie inspirée par ses enfants, ces vers dédiés A ma fille Adèle :

Tout enfant, tu dormais près de moi, rose et fraîche,
Comme un petit Jésus assoupi dans sa crèche ;
Ton pur sommeil était si calme et si charmant
Que tu n'entendais pas l'oiseau chanter dans l'ombre.

..  sans penser à ce qu’il a fait subir à Adèle, maintenue dans le culte morbide de son aînée disparue, déboussolée par les séances occultes de Jersey, tables tournantes pendant lesquelles le fantôme de Léopoldine échappait à la tombe. Une Adèle prisonnière de l’exil de son père et qui sombre dans la dépression à Guernesey, dont les talents de musicienne et de compositrice sont étouffés, une Adèle que Hugo déclare morte quand elle s’enfuit pour suivre un amoureux qui ne veut pas d’elle. Il interdit à sa mère et à ses frères d’aller la voir. Henri Gourdin accuse Hugo de l’avoir enfermée dans une institution psychiatrique à son retour alors qu’elle n’était pas folle. Difficile à croire ? Non !  C’est ce qu’a fait Paul Claudel pour sa soeur Camille. C’était le sort, au XIX et au début du XX siècle des femmes qui affirmaient leur volonté contre leur père, leur frère ou leur mari et se voulaient indépendantes. Et l’on sait que le cas d’enfermement de femmes pour aliénation dans des asiles n’était pas rare ! Le fait même qu’elles ne soient pas dociles et qu’elles veuillent sortir du rang qui leur était dévolu était déjà considéré comme une anormalité. La misogynie était violente à cette époque et la femme avait le statut de mineure placée sous la tutelle du père puis du mari.
Difficile quand on est hugolâtre de ne pas se sentir profondément déçu(e) par cette image négative du Grand Homme à travers ce portrait au vitriol ! 
La lecture de la biographie de Juliette Drouet m'avait déjà assez secouée !

Mon avis sur cette biographie


L’on ne peut nier à l’auteur la parfaite connaissance de tout ce qui fait la vie de Victor Hugo dans ses moindres détails même les plus intimes. Il a épluché toutes les correspondances entretenues par Hugo, sa famille, ses proches, qui, tous, ont le don, la passion, la manie de l’écriture. Des milliers et des milliers de lettres. Il connaît tous les témoignages des amis ou ennemis du grand homme, des écrivains contemporains, des hommes politiques, des journalistes, d’Adèle, de Juliette Drouet. Jamais, la vie d’un écrivain n’a été aussi documentée, aussi commentée. Il a même, grâce au carnets de notes de l’intéressé, la liste de ses nombreuses maîtresses jusqu’aux petites servantes qu’il dévoyait et payait dans la maison de sa femme, des bordels qu’il fréquentait, toute une foule de détails sordides dont l’homme si parfaitement épris de sa famille, du moins selon l’image qu’il voulait en donner, ne sort pas grandi. Toute une vie bâtie sur le mensonge.

Cependant, je n’ai pas été convaincue par les analyses psychanalytiques auxquelles le biographe se livre : une explication franchement rocambolesque de la mort de Léopold, le premier fils de Hugo notamment ou, encore, une remise en question par le biais de la psychanalyse de l’amour de Victor Hugo pour sa fille Léopoldine. Si H. Gourdin reconnaît que Hugo n’a jamais été incestueux, il sonde l’inconscient du poète et en déduit que cet amour n’était pas normal. Il me semble que les faits sont assez explicites, que les torts de Hugo envers ses enfants, son égoïsme, sa tyrannie, sont assez évidents sans en rajouter encore en le psychanalysant ! 

Ovation au sénat en 1881
Pour finir, je dois ajouter aussi que j’ai été un peu surprise par la haine que  Henri Gourdin porte à son personnage. Certes le mari, le père, le grand-père Hugo est odieux, mais peut-être pas beaucoup plus, hélas, que la plupart des Pater familias de son époque et de sa classe sociale. Certes l’homme politique a changé souvent de camp et est plein de contradictions mais son courage est réel quoi qu’en dise le biographe, ses romans et ses poésies qui témoignent du sort des pauvres, qui stigmatisent le pouvoir des puissants, ses écrits, ses interventions à la Chambre, sa célébrité mondiale, son aura, ont changé les mentalités, ont fait avancer les idées progressistes. Les causes qu’il a défendues sont belles :  contre la peine de mort, contre le travail des enfants, la paupérisation des ouvriers, la tyrannie, la privation de liberté, la domination de l’église, pour la construction de l’Europe, l'instruction du peuple, …

Pourtant le biographe critique même ce qu’il a de meilleur en Hugo en l’accusant d’être « sans programme », le décrivant comme un rêveur bavard et verbeux  !

« Mais c’était un pair, un député, un sénateur-poète, défendant une société idéale sortie de son imagination, accaparant la tribune pour de longs exposés de projets utopiques » .

Car la répulsion que Henri Gourdin éprouve pour l’homme Hugo semble s’étendre à son oeuvre et à tout ce qu’il a fait !
Bien sûr, il reconnaît son talent et lui concède quelques mérites, mais l’on s’aperçoit que c’est pour les minimiser plus tard :

« Il fut certainement un père et un grand-père déplorable, un pervers narcissique avant la lettre, un vieillard sénile…. Il fut aussi, la légende sur ce point tangente la vérité, un opposant résolu à la peine de mort et à la dictature de Napoléon II, un romancier innovant, un poète de haut vol, un chroniqueur d’élite. »

Ouf! Tout de même ! Cependant, précise-t-il, si Victor Hugo s’est opposé au coup d’état de 1851, il n’a couru aucun véritable danger. Napoléon II n’aurait pas été assez stupide « pour aller s’encombrer d’un héraut du peuple mort sous ses balles. » et d’ailleurs : « l’exil est ce qui pouvait arriver de mieux à Victor Hugo à ce point de sa carrière politique et littéraire. »

Enfin, si Victor Hugo est si célèbre, ajoute-t-il, ce n’est pas pour « l’importance de son oeuvre » , « Balzac est beaucoup plus fort » mais parce qu’il a su « se forger et entretenir une légende par une stratégie de communication qui fut une des premières et une des plus avisées de l’histoire. » De même Les Misérables est une oeuvre « ingénieuse » mais si elle connaît un tel succès dans le monde entier c’est parce qu’elle a bénéficié de « l’habileté commerciale de son auteur. »

Libre à lui de préférer Balzac mais il devrait admettre que l'habileté commerciale de Hugo a une limite dans le temps et le roman est toujours là, inspirant autant d’adaptations au théâtre et au cinéma au XXI ième siècle qu'à l'époque de l'auteur ! !

H Gourdin pose même la question de la « dépanthéonisation »  du grand écrivain !

« Victor au Panthéon, est-ce irréversible?
Sachant ce qu’il saura à la fin de ce livre, le lecteur pourra se demander si le vécu de Victor Hugo justifie de le montrer en exemple aux générations montantes… »

Décidément, Henri Gourdin me semble dépasser la mesure !


Les participantes :

Caroline, Laure, Miriam , Nathalie, Claudialucia, Margotte


LC Miriam Biographie de Victor Hugo  de Sandrine Filipetti ICI 

Nathalie a préféré relire Les Misérables ICI

Lectures communes (inscrivez-vous ici )

Nous pourrions continuer notre lecture de Théâtre en liberté  avec  :

16 Octobre :  La forêt mouillée

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Et puis, je suis tellement en colère du mépris de H. Gourdin pour Les misérables  qualifié de "ingénieux", que je vous propose l'essai (à découvrir en même temps que moi, je ne l'ai jamais lu) de :

16 Novembre 2017  : Mario Vargas Llosa : La tentation de l'impossible, Victor Hugo et Les Misérables. 
 (16€25 neuf mais on peut aussi le trouver d'occasion ou, comme moi, en bibliothèque)

Après l'étude mémorable consacrée naguère à Madame Bovary dans L'orgie perpétuelle (1978), Mario Vargas Llosa renoue avec les grands essais littéraires, en se tournant vers le dernier éclat du romantisme, Les Misérables de Victor Hugo. S'appuyant sur une citation de Lamartine qui voyait dans ce roman " la tentation de l'impossible ", un danger contre la raison, l'écrivain péruvien découvre pour nous " une de ces œuvres qui ont incité le plus d'hommes à désirer un monde plus juste et plus beau ".

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 Un retour au roman  avec une oeuvre de jeunesse

16 Décembre 2017 :  Han d'Islande



Nathalie s'est inscrite pour La forêt mouillée et Han d'Islande

mardi 24 novembre 2015

Tania de Montaigne : Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin


Tania de Montaigne et son livre Noire (source)

 Tania de Montaigne nous convie à un voyage dans le temps mais aussi dans notre présent avec Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin paru chez Grasset.

« Prenez une profonde inspiration, soufflez, et suivez ma voix, désormais, vous êtes noir, un noir de l'Alabama dans les années cinquante. Vous voici en Alabama, capitale : Montgomery. Regardez vous, votre corps change, vous êtes dans la peau et l'âme de Claudette Colvin, jeune fille de quinze ans sans histoire. Depuis toujours, vous savez qu’être noir ne donne aucun droit mais beaucoup de devoirs… »

Tania de Montaigne nous raconte comment, en ce jour du 2 mars 1955, une jeune fille noire de 15 ans a refusé de se lever pour céder la place à un blanc dans l’autobus au temps de la ségrégation qui régnait alors aux Etats-Unis. Elle dit comment cet acte héroïque influera sur la lutte des Noirs, le combat qui s’ensuit et l’irrésistible élan qui pousse toute la communauté noire à faire la grève des transports entraînant ainsi des perturbations économiques retentissantes. Les autorités sont alors bien obligées d’entendre les voix indignées qui s’élèvent contre la ségrégation. Jetée en prison, Claudette décide de plaider non coupable et d’attaquer la ville pour non respect de la constitution. Elle perdra, bien sûr, et en subira les conséquences toute sa vie, ses rêves d’étude et d’avenir (elle est une bonne élève, studieuse) définitivement étouffés. Elle a été la première, elle tombera pourtant dans l’oubli. Ce sont ceux qui suivront qui resteront célèbres : Rosa Parc qui a réitéré le geste de Claudette Colvin va devenir le symbole de la lutte vite relayée par le pasteur Martin Luther King.

C’est pour réparer cette injustice et pour éclairer ce personnage gommé par l’Histoire que Tania de Montaigne écrit ce livre. Celui-ci montre que même au sein de la société noire, il y a des injustices et une ségrégation qui, pour n’être pas raciale, est cependant sociale et religieuse. Claudette Colvin est écartée et ne deviendra pas l’égérie de la lutte antiségrégationniste parce qu’elle est d’un milieu populaire et parce qu’elle est mère célibataire d’un enfant qu’elle a eu avec un blanc, heurtant ainsi la bonne morale chrétienne! Rosa Park, elle, est une femme de la bourgeoisie, institutrice, instruite et moralement recommandable!

Vous croyez tout savoir sur la ségrégation aux Etats-Unis? Détrompez-vous! Il y a toujours des éléments que vous ignorez, à moins d’être un spécialiste! Comment, par exemple, empêcher les noirs d’arriver jusqu’à un bureau de vote, dans un pays prétendument démocratique, où ils en ont le droit?

Noire relate ce qu’était la société dans les années 50 aux Etats-Unis et rappelle que la violence raciale existe toujours là-bas mais aussi en France. Chez nous aussi le racisme est vécu au quotidien par ceux qui n’ont pas la peau blanche. L’auteure, elle-même, l’a expérimenté et est marquée dans sa chair par des blessures insidieuses mais durables. 
Il est bon de lire ce livre intéressant, énergique, qui transmet des émotions mais sans pathos, qui assène des vérités et qu’il faut découvrir à la lueur des événements actuels.

Si un noir fait quelque chose de mal, ce sont tous les noirs qui payent. Qu’un seul trébuche et tous seront montrés du doigt. Parce qu’un seul a dit ou fait quelque chose de contrevenant, on pourra dire : « Vous, les noirs, vous êtes comme ci ou comme ça ». » « Vous, les juifs, vous faites ceci ou cela ». »Vous, les musulmans vous aimez ceci, vous n’aimez pas cela ». Et nous finissons par le croire et nous finissons par le penser, et alors ce préjugé deviendra nôtre et nous nous surprendrons un jour à dire face à un évènement qui implique un noir si nous sommes noirs,un musulman si nous sommes musulmans, un juif si nous sommes juifs : « ce n’est pas bon pour nous »? Mais qui est ce nous? Nous n’en savons rien mais nous pensons désormais qu’il faut en tenir compte. (…) Nous avons intégré la pensée raciste, elle modifie notre regard comme une paire de lunettes aux verres déformants. Et c’est une lutte en soi que de ne pas suivre cette pente, que de ne pas se laisser gagner par ce « nous », par la principe de ce qui est « bon pour nous », par la crainte de se faire remarquer, par la peur de ce  gendarme devenu intérieur, de ce croquemitaine, par le processus d’une dilution de ce que nous sommes dans le plus petit dénominateur commun.


Pourtant ce livre se termine par une note d’espoir à laquelle il est bon de se raccrocher!.

Pendant que j'écrivais ces pages, des policiers blancs ont fait l'objet d'une enquête pour avoir publié des photos de soirées "négros" où ils se peignent le visage en noir, portent des boubous et des bananes autour du cou ou de la taille.
Pendant que j'écrivais ces pages, le propriétaire blanc d'une équipe de basket a enjoint à sa petite amie, pourtant pas franchement blanche, de ne pas fréquenter de noirs.
Pendant que j'écrivais ces lignes, une ministre s'est fait traiter de guenon, et le vice-résident d’une fédération de football a déclaré en parlant d’un joueur noir : « quand il est arrivé, il mangeait des bananes, aujourd’hui, il est titulaire en série A. »
Pendant que j'écrivais ces lignes, un grand jury, majoritairement blanc, a décidé de ne pas renvoyer devant la justice un policier blanc ayant abattu de six balles à bout portant un jeune noir non armé.
Pendant que j'écrivais ces mots, des milliers, des millions de gens, de couleurs, de cultures différentes, se sont rencontrés, aimés et ont fait des enfants qui brouilleront les pistes, pourtant bien balisées, de la pensée raciste.
Pendant que j'écrivais ces mots, un homme blanc marié à une femme noire et père de deux enfants métis est devenu le maire de New-York. Il faudrait être fou pour penser que depuis les années 1950 tout a changé, que le racisme n'existe plus, que chacun avance sans préjugés; mais il faudrait être aveugle pour ne pas voir que pour cent reculs il y a mille avancées. C'est sur elles que je mise.

 Voir le billet de Lewerenz ICI

 LIVRE VOYAGEUR

Merci à Lewerenz qui m'a envoyé ce livre et sachez qu'il continue à voyager. Inscrivez-vous s'il vous intéresse, vous pourrez prendre tout le temps que vous voulez pour le lire.



dimanche 9 juin 2013

Umberto Ecco : Le nom de la rose




Le nom de la rose  de l'écrivain italien Umberto Ecco est paru en 1980 et a reçu le prix Médicis étranger. L'adaptation de Jean Jacques Annaud date de 1982.

présentation de l'éditeur
En l’an de grâce et de disgrâce 1327, rien ne va plus dans la chrétienté. Des bandes d'hérétiques sillonnent les royaumes. Lorsque Guillaume de Baskerville, accompagné de son secrétaire, arrive dans le havre de sérénité et de neutralité qu'est l'abbaye située entre Provence et Ligurie – que tout l'Occident admire pour la science de ses moines et la richesse de sa bibliothèque –, il est aussitôt mis à contribution par l’abbé. La veille, un moine s’est jeté du haut des murailles. C’est le premier des assassinats qui seront scandés par les heures canoniales de la vie monastique. Crimes, stupre, vice, hérésie, tout va advenir en l’espace de sept jours.  Le Nom de la rose, c'est d'abord un grand roman policier pour amateurs de criminels hors pair qui ne se découvrent qu'à l'ultime rebondissement d'une enquête allant un train d'enfer entre humour et cruauté, malice et séductions érotiques. C'est aussi une épopée de nos crimes quotidiens qu'un triste savoir nourrit.

Inutile de vous dire que j'aime énormément le roman d'Umberto Ecco, roman  brillant, riche, touffu,  historique puisque le récit se déroule au Moyen-âge, dans une abbaye franciscaine, à une époque troublée où l'autorité du pape qui a quitté Rome pour s'installer à Avignon, est contestée, où sévit l'Inquisition, où règnent la peur,  les suspertitions, où le diable est partout présent... une époque passionnante, foisonnante, revisitée brillamment par Umberto Ecco qui fait revivre devant nos yeux la vie quotidienne d'une abbaye, un roman d'érudition qui sait ne jamais être ennuyeux et pesant..  Il s'agit aussi d'un roman policier, bien sûr, puisqu'il nous propose une intrigue complexe avec meurtres en série, rebondissements et surprises à la clef! Mais ce n'est que qu'un "premier degré" de lecture.  Dominique Fernandez dans un article de L'Express en 1982 en distinguait trois :

Mais "à un deuxième niveau" (...) Le Nom de la rose révèle un jeu littéraire des plus excitants. Pas une seule phrase du roman ne serait de lui, a affirmé l'auteur dans une boutade qui signifie d'abord que tout livre, au XXe siècle, est fait de la somme des livres précédents. Comme le labyrinthe de l'abbaye, le roman d'Eco est en lui-même une bibliothèque, où l'expert se régalera en reconnaissant, ici, un passage de Voltaire (l'histoire du cheval, au début, copiée sur celle du chien dans "Zadig"), là, pour les descriptions de gemmes et de plantes, le Huysmans de "La Cathédrale", plus loin, pour le défilé des hérétiques, le Victor Hugo de "Notre-Dame de Paris". Un exemple précis entre cent: vers la fin, la phrase que Guillaume cite à Adso comme étant d'un mystique allemand: "Il faut jeter l'échelle sur laquelle on est monté", n'est que la transcription en allemand ancien d'un aphorisme de... Wittgenstein, philosophe contemporain (et un clin d'oeil à "Jette mon livre, Nathanaël" de Gide). 

Et un troisième :

Mais alors, dira-t-on, toute cette grosse machine pour un simple divertissement de professeur? C'est ici que le "troisième niveau" rétablit la situation et transforme la gageure littéraire en un grave et profond livre aux répercussions troublantes. Dans les hérétiques, franciscains du XIVe siècle, puritains de l'Eglise et intolérants jusqu'au crime, Umberto Eco voit le modèle de ceux des terroristes qui ensanglantent aujourd'hui l'Italie, pour protester contre les compromissions du Parti communiste.

Les idées philosophiques sont elles aussi passionnantes.  Il s'agit d'une apologie de la raison défendue ici par le moine Guillaume de Baskerville, d'une lutte contre l'obscurantisme et pour la liberté. Les livres doivent servir à améliorer la condition humaine, à apporter le savoir et le bonheur et non, comme le veut Jorge de Burgos, le doyen des moines de l'abbaye, à maintenir les hommes prisonniers dans la crainte de dieu.
Sous sa forme amusante de roman policier et savante de devinette érudite, un vibrant plaidoyer pour la liberté, pour la mesure, pour la sagesse, menacées de tous côtés par les forces de la déraison et de la nuit.   Dominique Fernandez, L’Express.

Le film de Jean-Jacques Annaud, a été par la force des choses simplifié mais il n'en conserve  pas moins une grande force liée à la qualité de la reconstitution de la vie des moines dans l'abbaye, aux images et bien sûr à la magistrale interprétation. (chez Wens)

Je vous invite  à aller lire les billets d'une lecture commune de ce roman faite en 2011 :

Isil :
Karine
Efelle :
Choupynette 

 
 Résultat de l'énigme n°69



Les vainqueurs du jour  : Aifelle, Asphodèle, Bonheur du jour, Dasola, Eeguab, Keisha, Miriam, Pierrot Bâton, Somaja Merci à tous!




Le roman :Le nom de la rose de Umberto Ecco
Le film : Le nom de la rose de jean-Jacques Annaud





dimanche 18 novembre 2012

Un livre/ Un jeu : Sandro Veronesi, Chaos calme




Résultat de l'énigme n°48

Bravo à : Aifelle,  Dasola, Eeguab, Gwen, Keisha, Miriam,  Pierrot Bâton, Somaja.


Le roman de Sandro Veronesi : Chaos calme
Le film de Antonello Grimaldi : Caos calmo 




Dans Chaos calme de Sandro Veronesi,  le personnage principal qui est le narrateur raconte comment il a sauvé une femme de la noyade pendant que Lara, sa femme meurt non loin de là sans qu'il puisse lui porter secours. Resté seul avec sa fille, Claudia, Pietro  apprend que celle-ci  a eu connaissance de ce sauvetage et il s'angoisse. La fillette déjà éprouvée par la mort de sa mère va-t-elle être encore plus traumatisée ? Profitant de la panique qui règne dans sa boîte en train de fusionner, Pietro  décide alors de rester devant l'école de sa fille et de travailler dans sa voiture. Il s'étonne de ne pas ressentir de souffrance et d'être dans ce qu'il appelle "le chaos calme".
Le roman présente des moments très forts comme cette première scène magistrale qui décrit le sauvetage de la femme par Pietro, tellement captivante que l'on ne peut s'en détacher!  L'on sent ici la patte d'un grand écrivain mais tout ne me paraît pas au même niveau dans le roman et certaines scènes me laissent sur ma faim..

Pietro  n'est pas toujours sympathique, il peut même être odieux en particulier envers les femmes qu'il a l'air de mépriser si l'on en juge par les scènes de sexe et son attitude envers Lara qu'il paraît ne pas connaître vraiment. Mais il sait résister à la tentation de l'argent mal gagné, à  la tentation de trahir ses des amis. Cependant, je n'ai pas toujours compris le personnage, ses réactions.  Il est complexe et toujours plein de contradictions. On peut s'interroger sur les sentiments qu'il éprouve réellement envers Lara mais j'aurais préféré les comprendre par déduction, par les faits qui nous sont montrés et l'analyse psychologique plutôt que d'avoir une réponse de Pietro dans le dénouement. D'autre part, l'attitude de la fillette qui ne pleure pas et ne parle jamais de sa mère me laisse perplexe. L'explication de la psychologue : un enfant reflète les sentiments de son entourage et comme le père reste calme, l'enfant l'est aussi  ne me convainc pas vraiment surtout quand il s'agit de la disparition de la mère!
Pourtant malgré  ces faiblesses, Sandro Veronesi peut faire preuve d'une grande maîtrise d'analyse qui traduit très bien la complexité des êtres et des rapports humains et il sait parler avec finesse des rapports entre le père et l'enfant.

Ce  qui m'a le moins intéressée , c'est toute la partie économique sur la fusion et les ruses employés par tous les grands "pontes" de la boîte. 

Par contre, j'ai aimé les relations qui vont se tisser devant l'école, des scènes pleines d'humanité et de tendresse : le petit enfant trisomique qui passe chaque matin, le voisin qui l'invite pour un plat de spaghettis, la jeune fille au chien, les collègues de bureau qui viennent épancher leur chagrin, son frère qui se confie enfin à lui... 
Quant au film adapté par Antonello Grimaldi il est porté par l'acteur Nino Moretti mais la réalisation me paraît  plate. Elle ne rend pas compte du style de l'écrivain et de l'acuité de sa plume lorsqu'il sonde les consciences et nous laisse entrevoir ce qui se cache sous l'apparence si bien que certaines scènes perdent leur sens profond et paraissent dénuées d'intérêt et gratuites. Une mise en scène simplificatrice.



Livre dans ma PAL depuis sa parution en France!

Challenge italien de Nathalie

lundi 3 octobre 2011

Stefan Zweig : Voyage dans le passé

 


Le Voyage dans le passé de Stefan Zweig est le récit d'un amour passionné, menacé par des circonstances extérieures tragiques.
Louis est un jeune homme pauvre et ambitieux. Il a dû subir l'humiliation de servir dans des maisons bourgeoises pour payer ses études. Il est maintenant chimiste et entre dans un grand laboratoire. Le directeur, monsieur le Conseiller, remarque  très vite sa compétence, son intelligence brillante et son ardeur au travail. C'est pourquoi lorsque le vieillard est malade, il demande au jeune homme de venir habiter chez lui et le prend comme assistant. C'est avec réticence que Louis accède à la demande de son patron mais dès qu'il est présentée à la maîtresse de maison il tombe éperduement amoureux d'elle et réciproquement. Cependant le Conseiller l'envoie en mission au Mexique. Un exil de deux ans, une éternité aux yeux des amoureux. Mais la guerre de 1914-1918 éclate et cette séparation va durer neuf ans. Lorsque tous deux parviendront à se revoir, que restera-il de leur amour?
L'histoire nous paraît bien connue et somme toute banale puisqu'elle est le sujet de la plupart des romans du XIXème siècle français : Balzac, Flaubert, Stendhal, Constant... avec toutes les variantes possibles et qui peut se résumer ainsi :  Un jeune homme pauvre est amoureux d'une femme mariée, un peu plus âgée que lui, amour impossible et contrarié.
Et Louis, effectivement, est dans la situation de Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir lorsqu'il arrive dans la maison de son maître, tendu, sur la défensive, s'attendant à être traité en domestique et qu'il rencontre Madame de Rénal. La comparaison s'arrête là car si Madame de Rénal tombe immédiatement amoureuse de Julien, lui par contre décide de la séduire par ambition. Louis n'a pas ce cynisme et son amour pour l'héroïne de Zweig est subit, ardent , "fanatique" et partagé.
Ceci dit je n'ai pas été intéressée par cette histoire. Si l'on veut se passionner pour ce genre de récit mieux vaut lire le magistral, riche et incontournable chef d'oeuvre de Sthendal : Le Rouge et le Noir auquel j'ai comparé l'intrigue.
Non, l'intérêt de ce voyage dans le passé réside ailleurs et surtout dans le style de Stefan Zweig.
Très rapide, ce roman, presque une nouvelle, s'attache surtout à l'observation du sentiment amoureux, de son évolution, de son dépérissement, analyse où Stefan Zweil excelle. Le récit est encadré par deux évènements majeurs, la guerre de 14-18 qui sépare les deux personnages et le défilé de Heidelberg qui peint la montée du nazisme. La description de cette marche militaire pleine de de haine et de bruit qui rythme la recherche de leur amour est un éblouissement stylistique. Le poème de Verlaine avec la métaphore des ombres solitaires et glacées du Colloque sentimental montre avec une nostalgie poignante que l'on ne peut faire revivre le passé.

mercredi 21 septembre 2011

Dany Laferrière : L’énigme du retour




Dany Laferrière est un auteur haïtien. Exilé pour des raison politiques, il a vécu pendant de nombreuses années à Montréal, tout comme son père parti à New York, chassé  lui aussi par le régime des Duvalier, pour ne plus jamais revenir dans son pays natal.
Le roman autobiographique L'énigme du retour commence avec le coup de téléphone que reçoit Dany Lafferière lui annonçant la mort de son père. Dès lors commence le processus du retour à Haïti alors libérée de la dictature. Après un arrêt à New York pour les obsèques de son père, le voilà à nouveau à Port-au-Prince où il retrouve sa famille et en particulier sa mère qu'il n'a plus vue depuis trente-trois ans. Un laps de temps si long qu'il est devenu un étranger dans son propre pays.
De retour dans le sud après toutes ces années
Je me retrouve dans la situation de quelqu'un
qui doit réapprendre ce qu'il sait déjà
mais dont il a dû se défaire en chemin.

J'avoue que c'est plus facile
d'apprendre que de réapprendre.
Mais le plus dur c'est encore
de désapprendre.


Le livre est divisé en deux grandes parties :
Lents préparatifs de départ où l'auteur largue les amarres qui l'attachent à son pays d'accueil, le Québec, moments faits de retour dans le passé vers son île natale, du souvenir d'un père qu'il n'a pas connu sinon par des photographies et d'adieu à ce pays de glace et de neige.
Le retour raconte le difficile processus de réapprentissage, les incessants allers-retours entre l'avant et l'après, le choc de la redécouverte d'un pays en proie à la misère et d'une jeunesse incarnée par le propre neveu de Dany Laferrière qui a perdu l'espoir.  Et enfin, le déclic qui lui permet de comprendre qu'il ne repartira plus :
J'ai senti
que j'étais
un homme perdu
pour le nord quand
dans cette mer chaude
sous ce crépuscule rose
le temps est subitement devenu liquide.




Au début, lorsque l'exilé arrive à Haïti, j'ai été surprise car il présente le pays comme n'importe quel observateur extérieur pourrait le faire. J'avais l'impression de lire un texte écrit par un occidental intellectuel et bourgeois ... ce que Dany Laferrière est,  après tout. j'admirais le style mais il me manquait l'approche par l'intérieur du pays, pas quelqu'un qui vivrait le quotidien terrible du peuple haïtien. Dany Lafferière est très conscient lui-même de ce paradoxe. Le grand sujet du roman haïtien, dit-il, devrait être la faim mais personne n'a jamais osé l'aborder.
c'est qu'il est difficile d'en parler quand on ne l'a pas connue et ceux qui l'ont vue de près ne sont pas forcément des écrivains."
De plus la faim n'intéresse personne :
Pourquoi? Parce que cela ne concerne que des gens sans pouvoir d'achat. L'affamé ne lit pas, ne va pas au musée, ne danse pas? Il attend de crever.

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Mais je me suis de plus en plus coulée dans le livre au fur et à mesure qu'il se réapproprie le pays et surtout quand il part de Port-au-Prince pour un voyage qui lui permet des rencontres avec les Haïtiens,  la découverte des milieux paysans riches d'une religion, le Vaudou, aussi étrange qu'ésotérique, jusqu'au village natal de son père. Là, enfin vient le temps où l'homme d'âge mûr retrouve sa terre d'enfance, où il ré-adopte son pays tout en se faisant ré-adopter par lui :
On me vit aussi sourire
dans mon sommeil
comme l'enfant que je fus
du temps heureux de ma grand mère.
Un temps enfin revenu.
C'est la fin du voyage.


Par sa forme graphique - strophes et vers libres qui alternent avec la prose- par la richesse des images qu'il éveille en nous, ce livre se lit comme un recueil de poésies, lentement, en s'arrêtant, en le reprenant, en s'imprégnant des émotions qu'il fait naître mais aussi en réfléchissant à la situation haïtienne, à la faim, à la misère, à tous ceux qui profitent cette situation pour s'enrichir, à tous ceux qui font qu'il n'y aura jamais de solution heureuse pour ce peuple exploité.
Les thèmes de ce livre sont variés et riches. Ils s'entrecroisent pour former une trame dense, épaisse et solide, un enchevêtrement qu'il nous échoit, à nous lecteurs, de démêler : celui de l'exil, bien sûr, et de l'identité, du déracinement et de l'appartenance, de la confrontation du passé et du présent, celui d'une culture mystérieuse que l'on connaît peu et mal. Celui d'un pays qui est classé comme le plus pauvre de la planète, un pays opprimé par des dictatures successives, un pays qui est tombé dans le chaos avec une démocratie corrrompue, un pays exploité par les différentes puissances qui prétendent lui venir en aide.

Franketienne, peintre haïtien
18.1271766215.jpgJ'ai beaucoup apprécié aussi la galerie de portraits qui défilent devant nous : la mère douloureuse qui n'a jamais revu son mari et a compté chaque jour qui la séparait de son fils, l'ancien révolutionnaire qui a trahi ses idées, devenu ministre et riche collectionneur de tableaux, ou l'ami de son père, plein de dignité et de fierté, reconverti en éleveur de poules, enfin le portait du peintre haïtien Franketienne qui refuse de vendre un tableau au ministre et préfère le donner au chauffeur de celui-ci!
24.1271768341.jpg

Voir aussi l'article de Dominique dans A sauts et à gambades sur L'énigme du retour. 
 Texte publié dans mon ancien blog le 20 avril 2010