EN MEMOIRE
Nathalie propose du 27 Janvier au 3 février d’écrire un billet sur les camps de concentration en mémoire des quatre-vingts ans de la libération du camp dAuschwitz : voir Ici
Jorge Semprun |
Dans Le grand voyage paru en 1963, Jorge Semprun, le grand écrivain espagnol exilé en France en 1940, résistant communiste, arrêté en septembre 1943, raconte son voyage dans les wagons plombés et son expérience des camps de concentration à Buckenwald. A son retour d’Allemagne, il a senti qu’essayer d’écrire sur cette terrible époque attentait à sa santé mentale. Ce n’est que longtemps après qu’il trouve la force d'écrire et de dire toute l’horreur des camps et, pour la première fois, seize ans après, il révèle le sort des enfants juifs polonais arrivés au camp « dans le froid de l’hiver qui a été le plus froid de cette guerre-là. »
« Un jour dans un de ces wagons, où il y avait des survivants, quand on a écarté l’entassement des cadavres gelés, collés souvent les uns aux autres par leurs vêtements raides, on a découvert un groupe d’enfants juifs… Les SS se sont déployés en arc de cercle et ils ont poussé devant eux, sur la grande avenue, cette quinzaine d’enfants juifs. Ils ont lâché les chiens et ils se sont mis à taper sur les enfants pour les faire courir, pour faire démarrer cette chasse à courre sur la grande avenue, cette chasse qu’ils avaient inventée, ou qu’on leur avait demandé d’organiser, et les enfants juifs se sont mis à courir, sous les coups de matraque, houspillés par les chiens sautant autour d’eux, les mordant aux jambes, sans aboyer, ni grogner, c’étaient des chiens dressés, les enfants se sont mis à courir sur la grande avenue, vers la porte du camp. Et les enfants couraient, avec leurs grandes casquettes à longue visière, enfoncées jusqu’aux oreilles, et leurs jambes bougeaient de façon maladroite comme au cinéma quand on projette des films muets, comme dans les cauchemars ou l’on court de toutes ses force sans avancer d’un pas, et cette chose qui vous suit et qui va vous rattraper, elle vous rattrape, et vous vous réveillez avec des sueurs froides, et cette chose, cette meute de chiens et de SS qui courait derrière les enfants juifs, eut bientôt englouti les plus faibles d’entre eux, ceux qui n’avaient que huit ans, peut-être, ceux qui n’avaient plus la force de bouger, qui restaient piétinés, matraqués par terre, et qui restaient étendus au long de l’avenue, jalonnant de leurs corps maigres, disloqués, la progression de cette chasse à courre, de cette meute qui déferlait sur eux. Et il n’en resta bientôt plus que deux, un grand et un petit, ayant perdu leurs casquettes dans leur course éperdue, leurs yeux brillaient comme des éclats de glace dans leurs visages gris, et le plus petit commençait à perdre du terrain, les SS hurlaient derrière eux et les chiens ont commencé à hurler, l’odeur du sang les affolait, et alors le plus grand des enfants a ralenti sa course pour prendre la main du plus petit qui trébuchait déjà, et ils ont fait encore quelques mètres, ensemble, la main droite de l’aîné serrant la main gauche du petit, droit devant eux, jusqu’au moment où les coups de matraques les ont abattus, ensemble, face contre terre, leurs mains serrées à tout jamais. »
Voir aussi :
Jorge Semprun : Le fer rouge de la mémoire
Jorge Semprun et Baudelaire dans Quel beau dimanche ! Ô mort , vieux capitaine...
Jorge Semprun : L'écriture et la vie
Voir Nathalie : En Mémoire et Prises de vue clandestine dans les camps nazis de Christophe Cognet
Voir Sandrine : Vivre avec une étoile de Jiri Weil
Patrice : Vivre avec une étoile de Jiri Weil