Katherine Beauchamp qui prend pour nom de plume le pseudonyme de Mansfield emprunté à sa grand-mère est née à Wellington en Nouvelle-Zélande en 1888 et c’est en France, à Avon (Seine et Marne), qu’elle mourra, malade de la tuberculose en 1923. Elle quitte son pays pour l’Angleterre une première fois en 1906 au cours de laquelle elle a une liaison homosexuelle qui fait scandale à Wellington et est rappelée par ses parents puis elle repart en 1908, période où elle se retrouve enceinte, se marie (un mariage qui dure un jour), et perd son bébé. En froid avec sa famille bourgeoise et conservatrice, elle ne revient jamais dans son pays natal et fait de fréquents séjours en France, à Menton, en particulier. Pourtant à la mort de son frère, - Leslie Beauchamp- , avec qui elle était restée en contact alors qu’il servait sous le drapeau britannique en France en 1915, tous les souvenirs de son enfance remontent à la mémoire. Elle écrit dans son journal :
« A présent, ce sont des réminiscences de mon pays à moi que je veux écrire. Oui, je veux parler de lui, jusqu'à l'épuisement absolu de mes réserves. Non seulement parce que c'est une «dette sacrée » que je paierai à la patrie où nous sommes nés, mon frère et moi, mais aussi parce que j'erre avec lui en pensée dans tous les endroits remémorés. Jamais je ne m'en éloigne. J'aspire à les faire renaître en écrivant. »
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Katherine Mansfield |
Les nouvelles qu’elle écrit alors éclairent des moments heureux de l’enfance composés de petits riens, de bribes de vie, de sensations, de moments suspendus, une écriture que les critiques ont pu qualifier de pointilliste, et qui raconte l’histoire d’une famille, les Burnell, en tout point semblable à la famille Beauchamp. Dans Prélude, et Sur la Baie, elle-même y figure sous le nom de Kezia avec ses deux soeurs et son petit frère. Ces instants de bonheur lumineux, parfois fulgurants, souvent fugaces mais troués d’angoisse diffuse, sont vécus dans l’urgence, avec la conscience de leur fragilité et de leur brièveté. Prélude raconte le déménagement de la famille pour une maison plus grande. Sur la Baie relate une journée de la famille à la plage de Crescent Bay, les jeux des enfants, leur insouciance, les moments de bonheur et le vécu des adultes, leur insatisfaction, leurs désirs inavoués, qui contrastent avec l’innocence enfantine. La présence de la mer y est constante, ce sentiment de l’insularité que Mansfield met ainsi en valeur dans son journal :
"Oh ! je veux, l'espace d'un instant, faire surgir aux yeux du Vieux Monde notre pays inexploré. Il faut qu'il soit mystérieux et comme suspendu sur les eaux. Il faut qu'il vous ôte le souffle. Il faut qu'il soit « une de ces îles …"
ou dans ce poème :
" La chatoyante, aveuglante toile de la mer
Etait suspendue dans le ciel, et le soleil araignée,
Avec une cruauté besogneuse et effrayante,
Rampait dans le ciel et filait, filait.
Elle pouvait le voir encore, les yeux clos
Et les petits bateaux pris comme des mouches dans la toile. "
Les caractéristiques du style de Katherine Mansfield
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Courtesy of the Alexander Turnbull Library |
A travers les deux nouvelles Prélude et Sur la baie apparaissent les caractéristiques du style de Katherine Mansfield. L’écrivaine y expose le flot des pensées intimes de chacun, en variant les points de vue, celui des enfants Isabel, Kézia et Lottie, (le petit garçon est encore un bébé dans son berceau) et de leurs cousins Pip et Rags Trout; de la mère Linda épuisée par ses grossesses, qui redoute d’être à nouveau enceinte et qui n’aime pas ses enfants, à part peut-être ce bébé qui semble vouloir tisser un lien avec elle; de la tante Beryl, belle, préoccupée uniquement d’elle-même, fantasque, toujours dans l’attente du grand amour ; de la grand-mère adorée et du lien spécial qu’elle a avec Kezia; du père, Stanley, insupportable tyran domestique dont toutes les femmes sont bien heureuses d’être débarrassées quand il part travailler. Ces pensées que Katherine Mansfied nous livre sans intermédiaire, ce que l’on a appelé le « courant de conscience » (stream of consciousness ) nous permettent d’entrer en contact direct avec l’intériorité du personnage. Ainsi le père de famille partant au travail :
« Ah ! le manque de coeur des femmes ! Et cette façon qu'elles avaient de trouver naturel que ce soit votre rôle de vous tuer à la tâche pour elles, alors qu'elles ne prenaient même pas la peine de faire attention à ce que l'on n'égare pas votre canne. »
Ce stream of consciousness est l’une des caractéristiques du style de l’écrivaine, une technique d’écriture originale qu’elle partage, entre autres, avec Virginia Woolf, ce qui faisait dire à cette dernière : "Je ne voulais pas l’avouer, mais j’étais jalouse de son écriture, la seule écriture dont j’aie jamais été jalouse. Elle avait la vibration. "
Une autre caractéristique est cette manière de passer du réel à l’imaginaire sans que le lecteur puisse avoir un repère et sans établir une barrière entre les deux. Ainsi lorsque les enfants jouent dans Prélude ou dans Sur la baie, ils deviennent d’autres personnages et nous sont présentés sous leur nom d’emprunt sans que rien ne nous y prépare, comme s’il s’agissait de la réalité. Ces passages assez étonnants et déstabilisants peignent la force de l’imagination enfantine et montrent que pour l’enfant la frontière entre le réel et l’irréel est mouvante et floue, ce que nous perdons en entrant dans le monde des adultes. De là naît une étrangeté et une poésie nostalgique propre à Mansfield lorsqu’elle parle des enfants.
C’est aussi un monde où les animaux et les objets sont dotés d’une vie propre, indépendante, doués de sentiments :
"Nous sommes des arbres muets, tendant nos bras dans la nuit pour implorer nous ne savons quoi » disait le bois dans son chagrin."
De plus les nouvelles de Mansfield donne toujours une impression d’inachevé. C’est ce que j’ai pu observer non seulement dans les deux nouvelles citées ici mais aussi dans toutes les autres. Parfois, même, elles s’achèvent au moment où tout autre écrivain commencerait à écrire. Elles laissent le personnage en suspense, face à lui-même, à son devenir, d’où naît une sensation aiguë d’angoisse et de tristesse.
Les thèmes : la mer, l’insularité
Dans les deux nouvelles, le thème de la mer est omniprésent. La mer prend part aux différents moments de la vie quotidienne, encadre la vie des personnages.
Dans Prélude la famille déménage et les deux soeurs cadettes qui n’ont pas pu partir avec les autres, faute de place dans la voiture font le trajet de nuit. Tout le voyage en carriole se pare d’étrangeté aux yeux des fillettes qui ne sont jamais sorties la nuit. La petite Lottie qui a les yeux qui papillotent s’endort sur son vêtement et a l’ancre de son bouton imprimée sur la joue. Elle appartient à la mer jusque dans son sommeil. Katherine Mansfield a le talent de peindre les émerveillements de l’enfance, la façon dont les enfants sont réceptifs aux sensations, aux lumières, aux odeurs et comment la découverte de quelque chose de nouveau se pare pour eux d’une aura mystérieuse, comment ils peuvent transformer un instant fugace en éternité du souvenir.
Des étoiles étincelantes parsemaient le ciel et la lune suspendue au-dessus du port accrochait des fils d’or à la crête des vagues. On voyait le phare qui brillait sur l’île de la Quarantaine et les lumières vertes des vieux pontons à charbon.
La mer semble donner le LA, rythmer les moments de bonheur ou d’inquiétude comme une musique obstinée, toujours présente.
Sur la Baie se déroule en une journée et commence à l’aube sous le brouillard qui enveloppe la vie, encore pleine de sommeil et qui a du mal à émerger de la torpeur. Entre rêve et réalité, veille ou sommeil, une splendide description de ce paysage, onirique, enchanteur, ouvre donc sur une journée ordinaire à la mer où toute la famille se retrouve.
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Le Toi-Toi argenté... |
"Le soleil n’était pas encore levé et tout Crescent Bay était caché sous le voile blanc d’un brouillard marin."
"Il n’y avait rien pour indiquer ce qui était la plage où était la mer. L’herbe était bleue. D’énormes gouttes restaient suspendues au branches et elles tenaient bon; le toi-toi argenté et duveteux s’alanguissait sur sa longue tige et tous les soucis et tous les oeillets du jardins des bungalows s’inclinaient jusqu’à terre sous le poids de la rosée.
On aurait dit que la mer était montée doucement dans l’obscurité, qu’une immense vague était venue mourir, ici, oui, mourir, mais jusqu’où exactement ? Peut-être, si vous vous étiez réveillé au milieu de la nuit, auriez-vous vu un gros poisson donner un petit coup au carreau de la fenêtre, puis s’en aller comme il était venu."
Les premiers personnages à apparaître sont le berger, le chien et les moutons qui semblent chassés du paysage lorsque le soleil se lève, comme s’ils étaient un rêve appelé à disparaître devant la réalité.
Puis les premiers de la famille sur la plage pour le bain matinal sont l’oncle Jonathan Trout, un homme, joyeux, insouciant, mais seulement en apparence, et Stanley, le père, toujours pressé, imbu de son importance, « je n’ai pas le temps de batifoler », revêche, qui quitte vite la plage.
Et là encore la mer prend parti :
« Au même moment, une énorme vague souleva Jonathan, le dépassa, puis alla se briser sur la grève au milieu d’un joyeux fracas. Quelle beauté ! Et voici qu’il en arrivait une autre. C’est ainsi qu’il fallait vivre - avec insouciance et légèreté, sans retenue. Voilà ce qu’il fallait… Vivre – vivre ! Et le matin parfait, si beau, si frais, qui se prélassait dans la lumière et donnait l’impression de rire de sa propre beauté, sembla murmurer : "Pourquoi pas ?"
La mer rythme les différents moments de la journée et met son grain de sel partout !
Déjà, dans la matinée, la plage est « jonchée de petits tas de vêtements et de chaussures; les grands chapeaux de soleil sur lesquels on avait mis des galets pour empêcher le vent de les emporter, avaient l’air d’immenses coquillages » et jusque dans les jeux d’enfants :
Lottie « quand une vague plus grosse que d’habitude, une vieille vague toute barbue arrivait au galop vers elle, elle bondissait sur ses pieds, le visage horrifié et elle remontait à toutes jambes vers la plage; »
L’après-midi «La marée était basse; La plage était déserte: l’eau tiède de la mer clapotait paresseusement. Le soleil sans merci écrasait le sable fin de toute l’ardeur de ses rayons brûlants, cuisant sous son feu les galets, bleus, noirs et veinés de blanc. Il suçait les dernières gouttes d’eau au creux des coquillages. Il décolorait les liserons roses qui couraient partout sur les dunes. »
le soir
"Le soleil s’était couché. A l’ouest on voyait les grands amoncellements de nuages roses pressés les uns contre les autres »
Et même là nuit, quand la tante Beryl prête à tomber dans les bras d’un séducteur, le repousse tant elle le juge méprisable, la mer fait entendre d’abord son désaccord puis son approbation :
"En cet instant d’obscurité, le bruit de la mer devint profond et trouble. Puis le nuage s’éloigna et le bruit ne fut plus qu’un vague murmure comme si la mer s’éveillait d’un mauvais rêve. Tout était calme."
Les thèmes : La mort
Puis il y a la grand-mère adorée de Kezia-Kathrine et ce très beau passage où la fillette prend conscience de ce qu’est la mort et du lien spécial qui la rattache à son aïeule :
« Kezia demeura un instant immobile à songer à ces choses. Elle n'avait pas envie de mourir. Cela voulait dire qu'il faudrait s'en aller d'ici, de partout, pour toujours, quitter - quitter sa grand-mère. Elle se retourna vivement sur le côté.
"Grand-mère, s'écria-t-elle tout effarée.
- Quoi donc, mon poussin !
- Toi, il ne faut pas que tu meures." Kezia était catégorique.
"Ah, Kezia... " Sa grand-mère leva les yeux, sourit et hocha la tête. "Ne parlons pas de ça.
- Mais il ne faut pas. Tu ne pourrais pas me quitter. Tu ne pourrais pas ne plus être là."
Ça, c'était affreux.
"Promets-moi que jamais tu ne le feras, grand-mère", supplia Kezia.
La vieille femme continuait à tricoter.
"Promets-le-moi ! dis jamais !"
Mais sa grand-mère se taisait toujours. »
Dans la Garden party que j'ai beaucoup aimé et qui se passe aussi sur l'île, la mort est le thème central.
Une très belle écriture !
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Chez Fanja |